L’ORTIE

J’avais promis à mon ami Gérard un article sur le côté « piquant » de certains végétaux. J’hésitais entre les ronces, les ajoncs et les orties, mais honneur à ces dernières qui sont depuis très longtemps la référence en matière de sensations cuisantes …

LES ORTIES EN BOTANIQUE

Dans la classification botanique, les orties appartiennent à la famille des URTICACÉES et au genre Urtica, qui était leur nom dans la Rome Antique. Urtica dérive du verbe latin urere, que l’on peut traduire par « brûler », au sens propre comme au sens figuré : après des siècles d’évolution linguistique, ce nom est devenu ortie en français et ortiga en occitan (prononcer « ourtigo »). Urtica urens, nom scientifique de l’Ortie brûlante, utilise deux fois cette racine latine que l’on retrouve dans les mots faisant référence aux orties : urticaire (éruption cutanée, avec rougeurs accompagnées de petits gonflements superficiels de la peau et de vives démangeaisons, causée par l’ortie ou comparable à celle causée par des piqûres d’ortie), urticant (qui provoque la même sensation que des piqûres d’orties) ; urtication (flagellations avec des orties fraichement cueillies… on aime ou on n’aime pas !).

Les orties sont des plantes herbacées à tiges dressées, aux feuilles opposées-décussées (chaque paire de feuilles est décalée, dans l’axe de la tige, d’un quart de tour par rapport à ses voisines) à limbe plus ou moins profondément denté en scie. Leurs très petites fleurs ont quatre minuscules sépales verts mais pas de pétales.

Dans le Tarn, on observe le plus souvent l’Ortie dioïque, Urtica dioica [Fig. 1], plus rarement l’Ortie brûlante, Urtica urens [Fig. 2 à gauche], très exceptionnellement l’Ortie à pilules, Urtica pilulifera [Fig. 2 à droite]. Ces trois espèces sont nitrophiles (adaptées aux sols riches en azote) et rudérales (adaptées aux milieux modifiés par les activités humaines) :

Fig. 1 – Ortie dioïque : plante entière avec fleurs mâles (à gauche) ; fleurs femelles (à droite) – Photo PhD

  • L’Ortie dioïque, ou Grande ortie, peut atteindre 120 cm de hauteur. C’est une espèce vivace qui forme, souvent issues d’un même rhizome, des colonies denses dans les milieux frais : alluvions limoneuses des cours d’eau, reposoirs à bestiaux, fonds de jardins, voisinage des habitations, haies et lisières forestières fraîches. Ses inflorescences sont des grappes irrégulières et ramifiées de 2 à 10 cm de longueur. La plante étant dioïque (fleurs femelles et fleurs mâles sur des pieds séparés), ses inflorescences portent soit des fleurs toutes femelles (reconnaissables à leurs stigmates blancs, Fig. 1 à droite), soit des fleurs toutes mâles, avec parfois quelques fleurs hermaphrodites (portant à la fois les organes femelles et mâles). Ses feuilles ont un limbe lancéolé, en cœur à la base, à marge découpée en nombreuses dents triangulaires, les terminales progressivement plus longues et plus effilées.

Fig. 2 – Ortie brûlante (à gauche). Ortie à pilules avec ses inflorescences globuleuses (à droite) – Photos PhD

  • L’Ortie brûlante, ou Petite Ortie, ne dépasse pas 50 cm de hauteur. Annuelle et hermaphrodite, on la rencontre dans les mêmes milieux que l’Ortie dioïque, assez souvent sur sol plus sec, où elle forme des populations de pieds isolés. Ses inflorescences (visibles sur la photo) sont des grappes courtes de moins de 2 cm de longueur, portant de minuscules fleurs verdâtres. Ses feuilles ont un limbe au contour général plus ovale que lancéolé, à base non ou très peu en cœur, à marges régulièrement dentées en dents peu nombreuses, les terminales de forme et de taille comparables à celles des dents latérales.
  • L’Ortie à pilules, ou Ortie romaine, peut atteindre 100 cm de hauteur. C’est une espèce annuelle hermaphrodite, aux affinités plus méditerranéennes que les deux précédentes : on peut l’observer au pied ombragé des falaises calcaires de Minerve. Ses inflorescences globuleuses, de la taille d’un pois chiche, facilitent son identification.

Dans le langage courant, on qualifie parfois d’orties des espèces non urticantes, ressemblant aux vraies orties mais appartenant à la famille des LAMIACÉES et qui ont toutes, au froissement, une odeur forte et peu agréable : Ortie blanche (Lamium album), Ortie jaune (Lamium galeobdolon), Ortie rouge (Lamium purpureum), Ortie puante (Stachys sylvatica), Ortie royale (Galeopsis tetrahit).

Jusque-là rien de très particulier, mais d’où vient le pouvoir urticant des orties ?

Parmi des poils simples, courts et à demi dressés, la plante porte de longs poils dressés [Fig. 3], à base renflée et à extrémité fine et effilée :

  • La base renflée contient un cocktail de molécules qui, injectée dans la peau à une dose de l’ordre du dix-millionième de gramme par poil urticant, déclenchera une réaction de type inflammatoire, provoquant localement une urticaire de contact : peau rougie et enflée avec formation de petites cloques, sensation de brûlure, démangeaisons. Ce cocktail est un mélange d’histamine (qui provoque la vasodilatation des capillaires et induit l’irritation), d’acétylcholine (qui stimule le système nerveux et augmente la sensation de douleur), de sérotonine (un neurotransmetteur), d’acide formique (irritant), de formiate de sodium (un sel irritant de l’acide formique) et de leucotriènes (qui augmentent la perméabilité des capillaires lors d’une inflammation).
  • La pointe effilée est une très fine aiguille de silice amorphe, très rigide, creuse et translucide, qui pénètre très facilement dans la peau. Au moindre contact avec celle-ci, la pointe de l’aiguille se brise (comme l’extrémité fine d’une ampoule de médicament), l’aiguille rentre dans l’épiderme et le liquide irritant est injecté : la réaction est instantanée.

Fig. 3 – Poils urticants de l’Ortie dioïque – Photo PhD.

L’irritation est exacerbée lorsque l’ortie est couverte de rosée ou la peau humide, mais elle est calmée au contact de sève de plantain ou de mauve (froisser une feuille pour exprimer un peu de sève), ou encore de vinaigre, qui agissent chimiquement sur le cocktail irritant. L’ortie perd son piquant quelques heures après la cueillette, sinon lors de la cuisson ou après broyage.

LES MULTIPLES USAGES ET PROPRIÉTÉS DE L’ORTIE

Lorsqu’on évoque les orties, on pense en premier au désagrément que provoquent leurs piqûres, mais ceux-ci sont largement compensés par de multiples qualités.

Anthropocentrisme habituel oblige, parlons d’abord des usages que l’on peut faire de l’Ortie dioïque, que par la suite mous appellerons plus simplement « ortie ».

En alimentation

L’ortie, riches en vitamines, en acides gras essentiels, en sels minéraux, en silice, et plus riches en protéines que la plupart des végétaux, est comestible comme légume. Les jeunes pousses entrent dans la composition de soupes et peuvent être consommées cuites, en tourtes ou cuisinées comme des épinards, mais avec modération car elles sont riches en nitrates. Si vous souhaitez consommer de l’ortie crue, neutralisez ses fragiles poils urticants en les blanchissant à l’eau bouillante, sinon en la passant au pilon ou au mixer, car les muqueuses de la bouche sont sensibles !

En phytothérapie

À en croire la longue liste des propriétés médicinales qui lui ont été prêtées, l’ortie est une véritable panacée. Prenez un dictionnaire et citons Paul Fournier dans son ouvrage « Le livre des Plantes Médicinales et Vénéneuses de France » en trois volumes, première édition en 1948, 1587 pages, référence sur les propriétés médicinales traditionnellement attribuées aux plantes :

« L’Ortie est une plante des plus précieuses à des titres très divers. Elle active les fonctions digestives, est nutritive, diurétique, antidiarrhéique, hémostatique, antidiabétique, probablement lactagogue et emménagogue, dépurative et reconstituante ; elle agit efficacement sur la peau et ses affections ; à l’extérieur elle se montre astringente, résolutive et détersive, et, en urtications puissamment révulsive. Les semences sont dites diurétiques, purgatives, emménagogues, vermifuges et même plus ou moins fébrifuges, mais deviendraient, dit-on, drastiques et dangereuses au-dessus d’une quinzaine de grammes par jour […] Il semble même que l’Ortie offre sur l’épinard l’avantage de ne pas prêter flanc aux mêmes contre-indications et de ne comporter aucun inconvénient pour les rhumatisants, les goutteux, les arthritiques, les uratiques, les oxaluriques ».

Les connaissances actuelles sur les propriétés médicinales de l’ortie sont données dans le document [1] de la bibliographie.

Comme source de fibre textile

Une fois passé leur « âge tendre », les tiges de l’ortie deviennent rapidement fibreuses. En Europe, ces fibres étaient autrefois utilisées – après rouissage et au même titre que celles du chanvre et du lin – pour fabriquer tissus et cordages.

En alimentation animale

Dans les campagnes, toutes les fermes possédaient un hachoir à ortie : une fois finement hachées, ses jeunes pousses font les délices des canetons.

Au jardin

Au jardin aussi l’ortie est utile, et pas seulement en tant que légume. Par les exsudats de ses racines et la décomposition de ses parties mortes (tiges, feuilles, racines et radicelles), elle rééquilibre les sols qu’elle affectionne, en particulier en extrayant l’azote organique et le fer non directement assimilables qui y sont souvent en excès et elle les restitue sous une forme (nitrates pour l’azote) assimilable par les autres plantes. Ses racines très ramifiées ameublissent le sol et le tout facilite la vie des organismes – champignons, bactérie, microfaune – indispensables à sa fertilité naturelle. Elle stimule la croissance et la floraison de nombreuses espèces, ainsi que la teneur des plantes aromatiques en huiles essentielles.

Mais ce n’est pas tout : l’expérience transmise par de nombreuses générations de jardiniers montre que le « purin d’ortie » peut servir de fongicide (traitement contre l’oïdium, le mildiou, la tavelure du pommier, la cloque du pêcher), d’insecticide (traitement contre les pucerons et les acariens) mais aussi de stimulateur de croissance. Ce dernier effet est habituellement expliqué par la richesse de l’ortie en azote et autres sels minéraux mais – conjecture personnelle – il n’est pas impossible que, en plus de son effet insecticide, le purin d’ortie ait un effet régulateur sur le microbiote racinaire des plantes, en particulier sur les populations de nématodes parasites des racines ; à moins que le sujet n’ait déjà été traité, ce que j’ignore, voilà un sujet de thèse pour nos futurs agronomes.

Où qu’elle pousse, l’ortie rend de nombreux services écosystémiques. Par sa richesse naturelle en sels minéraux, en chlorophylle, en protéines et son caractère de plante pionnière, elle est une « clé de voûte écologique ». En plus des services rendus au sol, et pas seulement dans les jardins, elle maintient la biodiversité en servant d’abri et de nourriture à de nombreux insectes, en particulier à des chenilles de papillons que l’on sait être en forte régression depuis plusieurs dizaines d’années : elle est la plante-hôte quasi-exclusive du Paon de jour (Inachis io), aux grosses chenilles noires hérissées de longs poils et finement tachetées de blanc, elle nourrit aussi les chenilles du Vulcain (Vanessa atalanta), de la Belle-Dame (Cynthia cardui), de la Carte géographique (Araschnia levana), de la Petite tortue (Aglais urticae, qui porte bien son nom), du Gamma (Polygonia c-album), de plusieurs espèces d’écailles, de plusieurs dizaines de papillons de nuit, etc.

Peut-on vraiment qualifier l’ortie de « mauvaise herbe », et d’ailleurs qu’est-ce qu’une « mauvaise herbe » ?

2006, LA « GUERRE DE L’ORTIE »

Mais oui, vous avez bien lu : 2006 est le début de la « guerre de l’ortie », déclenchée par l’interdiction totale – fabrication, commercialisation, utilisation, diffusion de la recette – du purin d’ortie et de tout autre purin ou décoction à base de plantes : prêle, consoude, rhubarbe, ail, etc.

Cette interdiction était tellement ubuesque qu’elle a immédiatement été suivie de vives polémiques, sur fond de réglementation administrative aveuglément opposée à des connaissances ancestrales, la raison invoquée étant le danger que pourraient représenter, pour la santé publique, le purin d’ortie et autres préparations à base de plantes … pourtant traditionnellement utilisées par les jardiniers depuis des lustres sans qu’on puisse leur attribuer, dans les conditions usuelles d’utilisation, une quelconque toxicité pour les utilisateurs et l’équilibre biologique du jardin. Au jardin, le purin d’ortie n’est-il pas une alternative naturelle et économique aux insecticides et fongicides de synthèse, au moment où la France et l’Europe souhaitent limiter l’emploi de ces derniers au vu de leur toxicité systémique que n’ont pas le purin d’ortie et autres préparations comparables ? Le purin d’ortie n’aurait-il pas comme principale toxicité de faire concurrence aux pesticides de synthèse ?

Venons-en aux faits :

1 – La loi du 2 novembre 1943

            Version applicable jusqu’au 1er juillet 2006.

La loi du 2 novembre 1943, relative à l’organisation du contrôle des produits antiparasitaires à usage agricole, dit dans son article 1 : « Est interdite la vente, la mise en vente ou la distribution à titre gratuit, des produits énumérés ci-après, lorsqu’ils n’ont pas fait l’objet d’une homologation : … ». La loi donne ensuite la liste, régulièrement mise à jour au cours des années suivantes, des « pesticides » ou « produits phytosanitaires » – actuellement désignés sous le nom de « produits phytopharmaceutiques » – dont l’homologation est tout aussi justifiée que celle qui est exigée avant la mise en vente de tout médicament à usage humain ou vétérinaire. Après homologation, le fabricant d’un tel produit peut obtenir une Autorisation de Mise sur le Marché (AMM), obligatoire avant toute fabrication ou commercialisation d’un produit phytopharmaceutique, biocide ou fertilisant, qu’il soit utilisé par des particuliers ou par des professionnels. 

Obtenir une AMM pour un produit phytopharmaceutique est à la fois long et couteux, car elle repose sur une évaluation scientifique qui doit simultanément justifier que le principe actif est une molécule (ou plusieurs molécules) dont on connaît parfaitement la formule et le processus de fabrication, que le produit répond à un besoin, qu’il est efficace dans le traitement pour lequel il est vendu et que, en l’état des connaissances au moment de l’homologation, il ne présente pas trop de risques pour les humains et pour la biodiversité en général, du moins lorsque ses conditions d’utilisation et les doses conseillées sont respectées.

Avant d’obtenir une AMM pour un nouveau produit phytopharmaceutique, il faut justifier par des recherches scientifiques la pertinence de cette mise sur le marché, par exemple en faisant appel à un laboratoire agréé, public ou privé. Après évaluation et validation préalable par des pairs, experts dans le domaine étudié, les résultats de ces recherches sont publiés dans une revue scientifique à comité de lecture, de préférence prestigieuse et internationale. Ensuite, la valeur scientifique de ces résultats et la notoriété de leurs auteurs – autant que le financement de leurs futures recherches – seront déterminées par le nombre de citations faites, dans leurs articles, par d’autres chercheurs de même spécialité.

Le système peut paraître vertueux et gage d’objectivité, mais il peut aussi être biaisé : pour une multinationale de l’agrochimie, il suffit d’obtenir, auprès de quelques dizaines de chercheurs ou de laboratoires dont elles financent les travaux, des articles qui minimisent (ou « oublient » de mentionner) certains risques du produit à défendre tout en valorisant son efficacité, et surtout dont les auteurs se citent les uns les autres dans leurs articles, tout en évitant qu’apparaisse le moindre conflit d’intérêt. Les lobbys auprès des assemblées nationales ou européennes feront le reste… De cette manière, les lanceurs d’alertes qui dénoncent la toxicité d’un produit, quand ils ne sont pas attaqués en justice ou découragés par d’autres procédés moins avouables, sont neutralisés du fait que leurs travaux sont marginalisés par manque de citations, et simultanément minimisés ou contredits par de nombreux articles. Ceci jusqu’à ce que leurs alertes – lorsqu’elles étaient justifiées – soient reprises et amplifiées par de nouvelles publications de chercheurs indépendants de l’industrie agrochimique et prises en compte par les organismes en charge de la santé publique des états, comme l’ANSES en France ou la FDA aux États Unis d’Amérique.

Depuis les années 1960, les affaires et les scandales mettant en cause des produits phytopharmaceutiques de synthèse – qui pourtant avaient auparavant obtenu une AMM pendant de nombreuses années – se suivent et se ressemblent. D’abord concernant les organochlorés, dont le DDT (publication du « Printemps silencieux » en 1962, interdiction du DDT en 1971 en France), le Chlordécone (interdit aux USA dès 1976, seulement en 1990 en France) et le Lindane (usage agricole interdit en France depuis 1998), etc. Plus récemment concernant les néonicotinoïdes, censés cibler les insectes parasites tout en restant inoffensifs pour les abeilles et autres pollinisateurs (si, si, faites-nous confiance, on vous l’assure…), interdits en France depuis 2018 mais avec des dérogations, et concernant le glyphosate, lui aussi interdit en France pour les particuliers et les collectivités publiques depuis 2022 mais avec des dérogations pour l’agriculture.

Dans une demande d’AMM, les multinationales de l’agrochimie ont intérêt à minimiser la toxicité de leurs produits pour les humains et le reste de la nature (rappelez-vous les publicités sur le glyphosate dans les années 2000, avec le chien qui enterrait son os avant de le déterrer pour le ronger), à affirmer qu’il n’y a pas d’alternative à leurs produits en mettant en avant que la balance bénéfice/risque penche très nettement du côté du bénéfice, et enfin (nous y sommes…) à empêcher toute alternative qui mettrait en péril leurs bénéfices financiers.

2- Directive Européenne du 15 juillet 1991

Extension à toute l’Union Européenne de l’obligation d’obtenir une AMM pour tout produit phytopharmaceutique, quelle que soit sa nature, avec évaluation des risques et de son efficacité.

3 – Modifications, en 2006, de l’article 70 de l’article L253-1 de la loi d’orientation agricole.

Cet article, qui définit succinctement ce qu’est un « produit phytopharmaceutique », est modifié le 6 janvier 2006. Il est applicable du 1er juillet 2006 au 31 décembre 2006 puis, après modification du 30 décembre 2006, entre le 31 décembre 2006 et le 14 juillet 2010, avec prolongation jusqu’au 17 juillet 2011.

Pendant que, dans un camp, les batailles pour faire reconnaître la toxicité de certains produits phytopharmaceutiques de synthèse faisaient rage, la version 2006 de l’article L253-1 du Code rural et de la pêche maritime déclarait illégales, en France, toutes les préparations naturelles à base de plantes, considérant que ce sont des produits phytopharmaceutique n’ayant pas obtenu d’AMM : interdiction de préparer du purin d’ortie (même pour soi), de l’utiliser, de le vendre et d’en donner la recette sous peine de poursuites judiciaires, assorties de peines pouvant aller jusqu’à 2 mois d’emprisonnement et 75 000 € d’amende. Interdiction confirmée lors de la modification de cet article le 14 juillet 2010.

Les préparations à base de plantes, dont le purin d’ortie, peuvent-elles obtenir une AMM ? Non, car leur activité résulte de substances naturelles multiples qui ne sont pas toutes chimiquement identifiées, dont les effets peuvent résulter d’un « effet cocktail » aussi bien que des molécules issues de leur dégradation, dont la composition peut varier d’une population végétale à une autre, et donc qu’on ne sait pas isoler et encore moins synthétiser. De plus, qui engagerait des dépenses pour obtenir une AMM, alors que ces préparations peuvent être faites gratuitement par n’importe quel jardinier au fond de son jardin ?

Est-ce au nom du seul principe de précaution, appliqué ici avec un zèle très excessif, que cet article L253-1 interdisait de fait ces alternatives naturelles aux produits phytopharmaceutiques de synthèse, alors qu’elles sont connues et utilisées depuis des dizaines et des dizaines d’années ? On peut en douter : dans le même temps, arguant qu’il n’y avait aucune solution alternative à leurs produits tout en faisant pression pour qu’il n’y en ait pas, les industriels de l’agrochimie avaient obtenu des dérogations pour que certains de leurs produits, bien que partiellement interdits pour toxicité avérée, soient toujours utilisables en agriculture ; dans le même temps, les mêmes multinationales obtenaient des autorisations pour expérimentation de nouvelles molécules, a priori tout aussi toxiques pour l’environnement que celles qui étaient en cours d’interdiction.

Une étude complète de toxicité pour obtenir une AMM est parfaitement justifiée pour des molécules synthétiques nouvelles, étrangères à la nature puisqu’elles n’ont jamais été soumises à l’évolution, et sur lesquelles les seules données toxicologiques sont celles fournies par les fabricants, avec de fortes incertitudes sur de potentiels effets délétères à long terme. Comment, lors de la demande d’AMM du DDT, du Chlordécone, du Lindane, des néonicotinoïdes et du glyphosate, pouvait-on être certain de l’absence d’effets toxiques à long terme – aussi bien sur la santé humaine que sur la biodiversité en général – sans avoir le recul que donnent de nombreuses années d’utilisation ? Le glyphosate, actuellement considéré comme « cancérogène probable » par l’OMS, a été interdit en 2022 (vente et utilisation) pour les particuliers et les collectivités locales, mais il est toujours autorisé – par dérogation – en agriculture dite « conventionnelle ». Rappelons que les effets délétères des produits cancérogènes – pensez à l’amiante – ne se manifestent souvent que bien des années après contamination et que ceux des produits tératogènes n’apparaissent que sur les générations suivantes. On peut faire le parallèle avec les scandales relatifs à des médicaments comme la Thalidomide, la Dépakine ou le Médiator qui ont dû être retirés du marché : ils avaient obtenu une AMM plusieurs années avant que leurs effets délétères ne soient mis en évidence.

A contrario, depuis leur apparition sur Terre il y a des centaines de millions d’années, les plantes terrestres ont coévolué avec les êtres vivants qui partagent leur environnement et les actifs végétaux qu’elles synthétisent sont passés par le filtre de l’évolution. Ces actifs et leurs produits naturels d’altérations sont biodégradables et, même lorsqu’ils sont toxiques, bien moins stables dans le temps que la plupart des produits de synthèse, tels les organochlorés, les néonicotinoïdes et les dérivés issus de leur dégradation et autres « polluants éternels » qui polluent les sols  et les eaux des nappes phréatique pour des années. L’ortie étant consommée comme légume depuis des siècles, on peut affirmer qu’elle ne présente pas, en tant qu’aliment, de toxicité particulière. Quant au purin d’ortie, utilisé au jardin depuis des lustres, quel jardinier aurait un jour l’idée folle d’en boire ou de se doucher avec ? Interrogé par cette question sur la toxicité du purin d’ortie, un médecin du Centre antipoison de Toulouse [5] m’a confirmé que de telles pratiques seraient dangereuses mais que les dossiers des Centres Anti Poison ne mentionnent ni intoxication ni recours pour du purin d’ortie ; cependant, a-t-il ajouté, il convient de rester vigilant lorsqu’on le fabrique ou l’utilise, car « la fermentation permet le développement d’une multitude de microorganismes potentiellement pathogènes » : protection des yeux et du visage, port de gants et d’habits couvrants, lavage immédiat à l’eau en cas de contact avec la peau ou les muqueuses.

Au vu de ces arguments, en quoi une AMM est-elle indispensable pour qu’un jardinier puisse préparer et utiliser du purin d’ortie ? Connu et utilisé depuis très longtemps, son éventuelle dangerosité aurait-elle pu échapper aux services sanitaires, alors que les organochlorés (DDT, Chlordécone, Lindane), les néonicotinoïdes et le glyphosate se voient, l’un après l’autre, retirer leur AMM après seulement quelques années ou dizaines d’années d’utilisation ?

4 – Modifications de l’article L253-1 le 17 juillet 2011 

Version en vigueur du 17 juillet 2011 au 15 octobre 2014 ; modification du 13 octobre 2014 en vigueur du 15 octobre 2014 jusqu’au 2 novembre 2018.

La nouvelle version de l’article définit ce qu’est une Préparation Naturelle Peu Préoccupante (PNPP) et précise que les PNPP relèvent d’une réglementation européenne.

5 – Décret n° 2016-532 du 27 avril 2016

Ce décret précise que les Substances Naturelles à Usage Biostimulant (SNUB) sont seules à pouvoir entrer dans la composition des PNPP (toujours légalement interdites à cette date) et qu’une liste de ces substances sera ultérieurement publiée par arrêté du Ministre de l’Agriculture.

6 – Article L253-1, version du 2 novembre 2018

Article modifié le 30 octobre 2018, en vigueur du 2 novembre 2018 à nos jours.

Il a fallu attendre une douzaine d’années pour que le bon sens l’emporte enfin face aux lobbys et que les arguments précédemment développés soient pris en compte par le législateur. Le purin d’ortie n’est plus considéré comme un produit phytopharmaceutique, mais comme une PNPP : à ce titre, comme par magie, il n’a plus besoin d’obtenir une AMM.

Depuis cette date, et jusqu’à nouvel ordre, chacun peut dorénavant légalement préparer, utiliser et donner la recette d’une PNPP, à condition que celle-ci n’utilise que des plantes ou autres produits naturels figurant – comme l’ortie – sur la liste des SNUB.

Je peux donc maintenant vous dévoiler, sans crainte de poursuites judiciaires, une recette simplifiée du purin d’ortie, sans manquer de souligner son caractère hautement subversif : « laisser pourrir des orties dans de l’eau et filtrer ».

On trouve actuellement dans le commerce des PNPP à base d’ortie, de prêle, de fougère, de consoude, d’ail, de sureau, de choux, de graines de moutarde, etc. Si on veut en préparer soi-même, on trouvera recettes et consignes d’utilisation sur Internet, entre autres sur le site [6] de la bibliographie.

Si on utilise des PNPP, il convient de prendre les mêmes précautions que lorsqu’on utilise des produits phytopharmaceutiques de synthèse car toute substance insecticide ou fongicide, même d’origine naturelle, n’est pas toxique seulement pour les insectes ou les champignons parasites, même si ces organismes y sont plus sensibles et à doses plus faibles que ne le sont les humains et autres animaux. Lors la préparation ou de l’utilisation d’une PNPP, et comme nous l’avons dit précédemment : se protéger les yeux et le visage, porter des gants et des habits couvrants, se laver immédiatement à l’eau en cas de contact avec la peau ou les muqueuses.

Les PNPP sont certes d’origine naturelle, mais souvenez-vous que – en plus de défenses physiques comme des épines ou des feuilles et tiges coriaces – la principale défense des plantes contre leurs compétiteurs, prédateurs ou parasites est la production d’actifs végétaux dissuasifs ou toxiques à des degrés divers, ou dont les produits de dégradation peuvent aussi être toxiques. Au cours des siècles, nos ancêtres ont sélectionné les plantes dont ils se nourrissaient habituellement, jusqu’à obtenir les fruits et légumes actuels, plus productifs tout en étant moins toxiques et plus agréables à consommer que les espèces sauvages d’origine. Vous voulez en avoir une idée ? Si vous savez la reconnaître avec certitude – son odeur au froissement est caractéristique – machez, et vous cracherez vite, un bout de racine de carotte sauvage …

Certaines plantes, cultivées comme la rhubarbe ou sauvages comme le tamier, sont comestibles, malgré leur toxicité avérée, à condition de bien connaître et respecter la manière de les récolter et de les consommer :

  • Chez la rhubarbe, seuls les pétioles, appelés « bâtons de rhubarbe », peuvent être consommés, mais avec modération et seulement lorsqu’ils sont issus de jeunes feuilles et après avoir été soigneusement épluchés, ceci afin d’éliminer le plus possible les molécules toxiques synthétisées par la plante pour se défendre, essentiellement de l’acide oxalique et des glucosides d’anthraquinones. Pourquoi consommer seulement les pétioles de jeunes feuilles ? La réponse est donnée par la physiologie des végétaux : les plantes n’excrètent pas leurs déchets et leurs métabolites secondaires – parmi lesquels de nombreux tannins et autres molécules de défense – mais les stockent dans les vacuoles de leurs cellules tout au long de leur croissance. Ainsi, la concentration de ces molécules est plus faible dans les parties jeunes de la plante que dans ses parties âgées, ce qui ne veut pas dire qu’on peut consommer toutes les plantes lorsqu’elles sont jeunes ! N’essayez pas de consommer de jeunes aconits, muguet, colchique, vérâtre, laurier rose, etc. qui sont des toxiques mortels à faible dose et dès le début de leur croissance. Pour la rhubarbe, les défenses chimiques se concentrent dans les parties exposées à la lumière et aux prédateurs : cuticule des tiges et des pétioles, limbes des feuilles. La consommation de feuilles de rhubarbe, cuisinées comme des épinards, a causé des intoxications mortelles en Grande-Bretagne pendant la guerre de 1914-1918. Il n’est pas utile de refaire l’expérience … et ne consommez pas des épinards à tous les repas pendant une semaine : ils sont riches en nitrates, dont les produits dérivés lors de la digestion (nitrites puis nitrosamines) sont toxiques à doses trop souvent répétées.
  • C’est pour ces mêmes raisons que seules les très jeunes pousses du Tamier (Dioscorea communis), le reponchonoccitan, peuvent être consommées. Dès que les premières feuilles se développent, toute la plante devient progressivement toxique par accumulation d’alcaloïdes, de saponosides (dont la diosgénine) et de fines aiguilles d’oxalate de calcium, dangereuses pour les reins. En automne, les baies rouges du Tamier – tout aussi toxiques que les baies rouges des Arums – attirent les jeunes enfants et font régulièrement l’objet d’appels aux Centres Anti Poison.

De manière plus générale, moins de 3% des espèces végétales ou fongiques peuvent être considérées comme comestibles sans trop de risques (l’ortie, la rhubarbe, le tamier et l’épinard en font partie), à condition de varier notre alimentation pour éviter les carences autant que les effets d’une consommation trop souvent répétée et, pour certains, à condition de respecter leur mode de préparation. Apprenez à les connaître, et pour conclure, portons un toast à la plante du jour : merci, l’ortie !

Philippe Durand – stsn@wandoo.fr

Bibliographie sur Internet :

[1] – La requête « Utilisations de l’ortie – Urtica dioica L. – DUMAS » conduit à la thèse de Doctorat d’État en Pharmacie de Julien Delahaye (2015, 228 pages), qui présente de manière très complète l’Ortie dioïque et ses multiples propriétés et usages, avec les détails de la « guerre de l’ortie » jusqu’en 2015.

[2] – La requête « Réglementation applicable au purin d’ortie » conduit au site du Sénat, qui donne un extrait du JO du Sénat publié le 05/10/2006.

[3] – La requête « Article L253-1 – Code rural et de la pêche maritime » conduit au site LEGIFRANCE, sur lequel on peut consulter les différentes versions de cet article entre 2006 et nos jours.

[4] – La requête « PNPP DRAAF Occitanie » conduit au site de la DRAAF Occitanie, qui donne les définitions des produits phytopharmaceutiques, des PNPP et des SNUB.

[5] – Centre Anti poison et de toxicovigilance (CAP-TV) de Toulouse – 05 61 77 74 47.[6] – La requête « Comment faire son purin d’ortie » conduit au site des magasins Gamm vert qui donne une recette très détaillée pour la préparation et l’utilisation des PNPP, dont l

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