- Nous savons tous, ou du moins je l’espère, que Churchill aura joué un rôle tout à fait clef dans la seconde guerre mondiale. Les historiens de cette guerre ont même maintenant clairement démontré qu’Hitler aurait très vraisemblablement gagné cette guerre, si Churchill n’avait pas existé et si les Japonais ne s’étaient pas livrés à leur attaque surprise de la flotte américaine à la fin de 1941. Inutile donc de douter de l’importance de ce rôle qui lui fut du reste reconnu partout après l’armistice signé en 1945.
- En dépit de la reconnaissance de ce rôle indubitable, la personnalité, les coups de génie de l’analyste mais aussi une imagination débordante, pas toujours à bon escient, ont longtemps perturbé commentateurs et exégètes. D’où les quelques 400 ou 450 livres publiés depuis 45 sur Churchill, sans que l’on ait eu des années durant le sentiment d’avoir réellement tout compris.
Les observateurs , exégètes ou commentateurs ont ainsi démêlé un écheveau qui était loin d’être simple. Découvrant un écolier qui se distinguait par son indiscipline, son manque de ponctualité, son allergie aux mathématiques et aux langues, mais qui était doté d’une prodigieuse mémoire et d’une imagination sans limites ; un adolescent méprisé et constamment rabroué par son père, mais qui vouerait toute sa vie à ce père un véritable culte ; un jeune homme aux bronches fragiles, mais qui aura tout de même été champion de natation, d’escrime, de steeple-chase, de polo et de tir au pistolet ; un homme de nature plutôt optimiste et pugnace, mais sujet à de longs et fréquents accès de doutes, voire même de dépression ; un homme qui embrasserait les carrières de soldat, d’historien, de journaliste et de politicien, sans jamais vouloir se cantonner à l’une quelconque d’entre elles ; un lutteur implacable qui aurait un temps adoré la guerre, puis l’aurait détesté, puis tout fait pour l’éviter avant de s’y résoudre ; un partisan inconditionnel de l’offensive, mais qui ne donnerait sa pleine mesure que dans la défensive.
Des progrès majeurs sont toutefois intervenus dans les quinze dernières années, les historiens ayant désormais traité toutes les sources d’information disponibles avec toute la rigueur nécessaire. En particulier tout ce qui avait concerné la vie de Churchill avant qu’il ne devienne ministre. Tant aux Etats-Unis qu’en Angleterre, on reconnaît aujourd’hui à Andrew Roberts d’avoir admirablement synthétisé toute cette recherche, de même qu’on y voit aujourd’hui très clair sur toutes les sympathies ou toutes les indulgences anglaises envers les Nazis avant 1939.
3 Les synthèses admirables, surtout celle de l’Anglais Roberts mais aussi celle du Français Kersaudy, s’étalant chacune sur quelques 1500 pages, vous imaginerez bien qu’en faire le résumé en quelques 40 ou 50 pages est surtout une acrobatie intellectuelle. A la condition bien entendu de ne pas vouloir parler de toute sa vie, mais de tenter de s’en tenir à des choses frappantes qui aident à comprendre bien autant le personnage que ses actions les plus marquantes, tentons toutefois l’exercice.
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4 Churchill naît en 1874 dans un vaste château, d’une superficie de 14000 mètres carrés (!), où on lit sur tous les murs l’histoire même de sa famille. Se passionnant vite pour la vie d’un de ses glorieux ancêtres, John Churchill, 1er Duc de Marlborough, héros des guerres menées jadis contre Louis XIV, et qui avait alors préservé la liberté de l’Angleterre. La somptuosité de l’architecture, des tapisseries, des tableaux ou des bustes ne pouvait que frapper quiconque se rendait à Blenheim. Comme le dira plus tard Winston Churchill lui-même, « nous façonnons nos édifices et ensuite ce sont nos édifices qui nous façonnent ».
Les mondanités semblent remplir l’essentiel de l’existence de son père Randolph et de sa jeune épouse. Il est vrai qu’ils avaient de qui tenir : de tous temps, les Churchill avaient été réputés pour leurs réceptions et la démesure du cercle de leurs fréquentations. Depuis le collège et l’université jusqu’à l’exercice des fonctions généralement honorifiques qui leur sont confiées par le Roi ou le Premier Ministre, les Marlborough de Blenheim se sont toujours trouvés au centre d’un véritable tourbillon mondain où se mêlaient vieux lords, notabilités locales, enfants de fort bonnes familles, députés, ministres, officiers, diplomates. Depuis le règne de la Reine Anne jusqu’à ceux de George III et de Victoria, ils ont été persona gratissima à la Cour. Et bien des Souverains ont même jugé bon de se rendre eux-mêmes en visite au Château de Blenheim.
5 Dès sa première adolescence, le jeune Winston s’avère être fortement dissipé ; ses professeurs s’en indignent, n’allant pas jusqu’à le traiter de cancre, mais regrettant fortement de ne pas parvenir à lui dicter leur loi. Notre ado s’occupe à toutes sortes de passe-temps, il appartient à l’équipe de natation du collège, remporte la coupe de fleuret d’escrime des « Public schools », joue aux échecs, élève des vers à soie, excelle au violoncelle et dessine des paysages.
De surcroît le jeune Winston ne se passionne bientôt que pour l’histoire et le théâtre. Dévorant même à l’adolescence tout ce qui lui paraît évoquer l’histoire de l’Angleterre et jouant au théâtre aussi bien Molière que Shakespeare ou Aristophane. Dès sa jeunesse, Winston Churchill se montre donc passionné d’histoire. Et pas seulement celle de l’Angleterre : il dévore le grand ouvrage de l’époque traitant de la décadence de l’Empire Romain et connaît mieux que quiconque l’histoire de Napoléon. Tant dans ses succès que dans ses échecs.
- 6 Peu considéré par son propre père, qui le trouve trop brouillon, trop éclectique, il est en même temps très admiratif que son père ait été Ministre. Et observe quasi malicieusement qu’en dépit de ses réussites, son père n’aura jamais réussi à être Premier Ministre.
Quand on est un Churchill, du moins dans l’Angleterre de cette époque, tous les gens tant de l’aristocratie que du monde politique connaissent votre nom. Il est un des grands noms de l’histoire même du pays. Et comme Churchill lui-même aura connu plus de célébrités que quiconque avant même d’avoir atteint les 20 ans, il n’a en fait aucune timidité, aucun complexe vis-à-vis de quelconques grands de son temps. Il sait juste qu’il lui faudra travailler et aller de l’avant pour espérer être aux premières loges de ce petit monde.
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*Soit très exactement le système de valeurs déjà défini par John Locke 2 siècles auparavant !
- 7 Après être passé à l’Ecole Militaire de Sandhurst, on le retrouve sur tous les champs de bataille de l’époque : à Cuba, aux Indes et en face des talibans afghans, en Afrique du Sud face aux Boers ou encore au Soudan dans une alliance militaire alors nouée entre l’Egypte et l’Angleterre pour faire face à un calife local. Quand la guerre de 14-18 éclatera, nul n’aura plus vu que lui les horreurs et les hésitations des militaires en telle ou telle situation.
De surcroît, comme le résumera Andrew Roberts dans la monographie que j’ai déjà évoquée, « s’il existait déjà des conditions idéales pour la naissance d’un futur héros de l’Empire, dès la fin de Janvier 1895, Churchill les avait toutes remplies : un nom célèbre, des parents égoïstes sur lesquels il n’avait pas fait impression, une scolarité lacunaire mais patriotique qui lui avait appris comment les grands hommes pouvaient changer le cours de l’Histoire par des faits, une formation militaire de premier plan, une ambition de gamin de sauver l’Empire, pas assez d’argent pour vivre dans l’oisiveté, un goût pour la prose anglaise et un culte de l’histoire de la Grande-Bretagne qui, pensait-il, coulait dans ses veines aristocratiques ».
- 8 Revenons ici sur ces quatre expériences « militaires »: à Cuba, en Afrique du Sud, au Soudan et au contact des talibans afghans. Ces expériences le nourrissent en effet, et lui apporteront bien autant que ne l’avait fait l’enseignement académique.
Parti à Cuba en tant que correspondant de presse, mais bénéficiant d’une accréditation auprès des armées espagnoles, il se considère comme devant avant tout apprendre de ce qu’il peut observer ou voir. Et dont il ne tarde pas à rendre compte sous la forme d’articles qui paraîtront dans le « Daily Graphic ». Que François Kersaudy nous cite ou synthétise dans la monographie qu’il consacrera à Churchill : « si les Espagnols sont passés maîtres dans l’art de dissimuler la vérité, les rebelles cubains ne sont pas moins doués pour inventer des mensonges ; les insurgés ont certes le soutien de la population, connaissent bien le terrain, se montrent fort mobiles et admirablement informés des mouvements de l’ennemi, mais ce sont aussi des combattants indisciplinés, vantards, pusillanimes et mauvais tireurs, qui ne pourront jamais prendre une quelconque ville d’importance. Les soldats espagnols, eux, sont courageux, disciplinés et endurants, mais ils trouvent rarement l’ennemi et gaspillent des quantités de munitions en pure perte, mais l’administration espagnole de l’île est extraordinairement corrompue à tous les niveaux, et les expéditions menées dans la jungle sont inefficaces contre un ennemi qui sait parfaitement utiliser le terrain, se soustraire à ses poursuivants et frapper à l’improviste ».
Et Kersaudy d’enchaîner : « dans ces conditions, la guerre risque de s’éterniser et d’épuiser les maigres ressources de l’Espagne. Faut-il pour autant souhaiter pour autant souhaiter la victoire des rebelles cubains ? Certes non, infère Churchill : doués pour détruire mais incapables d’administrer, ils se battraient rapidement entre eux et ruineraient le pays. Pour finir, Churchill suggère une solution de compromis aux contours assez flous, mais qui ressemble beaucoup à un plan d’autonomie limitée. Tout cela est écrit d’une plume alerte, avec beaucoup d’humour et quelques visions fulgurantes d’avenir : ce sous-lieutenant de 21 ans a saisi d’emblée ce que Français, Anglais et Américains mettront un siècle à comprendre : une guerre de guérilla menée outre-mer par des combattants résolus est pratiquement impossible à vaincre par des moyens militaires, fussent-ils ceux d’une grande puissance … ».
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1 0 Au Soudan, Winston participe en tant que soldat à une guerre anglo-égyptienne contre des potentats locaux. La charge du 21ème Lanciers lors de la bataille d’Omdurman, le Vendredi 2 Septembre 1898, fut la plus importante depuis la Guerre de Crimée survenue 44 ans auparavant. Ce fut alors la dernière charge de cavalerie de grande ampleur de l’Histoire de la Grande-Bretagne.
Churchill qui montait « un poney de polo arabe à la robe blanche, sûr sur ses jambes et très maniable » commandait un peloton de vingt-cinq lanciers. Un grand nombre des derviches* qu’ils attaquaient étaient dissimulés dans un cours d’eau à sec quand le régiment se mit en branle, et c’est seulement après le début de la charge que ses hommes s’aperçurent qu’ils étaient en infériorité numérique, à un contre dix. Attaqués dans d’horribles corps-à-corps. Heureusement pour Churchill et ses hommes, une trouée sur la droite se présentait. En un éclair, Churchill décida de l’emprunter. Lui et la moitié de ses hommes survécurent grâce à ce mouvement subit.
Les combats se poursuivirent avec toute la sauvagerie qu’on peut aisément s’imaginer. En à peine quelques heures Churchill avait vu et vécu toutes les horreurs de la guerre. Toute sa compagnie avait été décimée. La bataille devait toutefois être gagnée, car l’armée anglo-égyptienne disposait de 52 mitrailleuses infiniment plus « efficaces » que les sabres et lances des troupes ennemies. Churchill n’oublierait jamais ni les horreurs vécues dans cet assaut ni le rôle des technologies pour gagner ou perdre dans de tels combats. Sans du reste ces mitrailleuses, il n’aurait probablement pas survécu.
*On appelait derviches les soldats qui faisaient face à cette armée anglo-égyptienne.
11 Je serai un peu plus long pour évoquer, non point toutes ses aventures de guerre en Afrique du Sud , mais pour simplement relater l’embuscade dans lequel il sera tombé, ainsi que par la suite sa spectaculaire évasion après qu’il ait été fait prisonnier. Récit tiré de la monographie d’Andrew Roberts, récit sans doute un peu long, mais si fondamental pour comprendre en quoi Churchill allait finalement être bien autant un personnage de roman qu’un personnage historique. Ecoutons donc Roberts nous conter tout cela :
« Le Mercredi 15 Novembre 1899, la vie de Churchill devait être bouleversée par une de ces stupides décisions des militaires de l’époque. Peu après l’aube, le colonel Charles Long envoie son capitaine Aylmer Haldane en patrouille dans un train blindé, à la tête d’un petit groupe d’hommes répartis en trois wagons, et disposant d’un seul petit canon de marine. Aucune troupe montée ne les accompagne, ce qui, au moins a posteriori, apparaît avoir été une incroyable stupidité. Churchill, qui aurait très bien pu ne pas se joindre à la patrouille s’y joint, non parce qu’il en reçoit l’ordre – il est bel et bien correspondant de presse d’un journal londonien , disposant d’un contrat en bonne et due forme. Non, il veut y aller, parce qu’il a envie de se frotter à l’ennemi, pour le cas où on lui ferait face.
En fait, le train constituait une cible d’une facilité déconcertante pour Louis Botha, chef du commando boer, qui le laissa poursuivre sa route avant de le cueillir à son retour, en faisant tomber des rochers sur la voie, à l’endroit précis où l’assaut serait le plus aisé. Qui plus est, les British avaient bien vu que les Boers étaient dans les parages, mais s’étaient imaginés qu’ils ne disposaient pas de canons. Lorsque le tra in heurta les rochers tombés sur la voie, la locomotive resta sur les rails, alors que les trois wagons qui lui étaient accrochés déraillèrent. L’artillerie des Boers et leurs tireurs embusqués eurent vite fait de réduire le canon de marine au silence.
Sans perdre son sang-froid, Churchill fit preuve d’initiative et d’une grande bravoure en prenant la tête des quelques survivants pour soulever les wagons renversés, les réarrimer à la locomotive et aider le convoi à reprendre sa route. Mais hélas pour lui et quelques-uns de ses collègues, il était trop à portée de tir des Boers et dut accepter de se rendre.
En fait les afrikaners étaient bien perplexes après l’avoir fait prisonnier.. Churchill qui prétendait n’être que journaliste correspondant de guerre, s’était tellement comporté en militaire au cours de cet assaut, qu’il ne leur était pas possible d’accréditer cette histoire de journaliste. Il fut donc mis en prison.
Quelques semaines plus tard, plus exactement la nuit du 12 Décembre 1899, Churchill parvint à s’échapper de sa prison. Avec deux de ses compagnons. Lesquels prirent peur de se voir repris, et ne le suivirent finalement pas dans ce qui allait se révéler être « une grande évasion », au scénario digne des plus beaux de nos films en la matière. Il fallait en effet que Churchill traverse tout d’abord la ville capitale des Boers, puis traverse 500 kilomètres en territoire ennemi, sans cartes ni boussoles ni vivres ni argent ni armes à feu, et sans parler le moindre mot s’afrikaner.
Au terme de cette saga, affamé, après dix jours de cavale, il tomba enfin sur une habitation dont il ne savait pas, avant d’y pénétrer, si elle abritait un Anglais ou un Afrikaner. Par chance, c’était un Anglais qui s’avisa de le cacher dans un sac de charbon et de lui faire ainsi rejoindre le Mozambique, où il retrouverait enfin la liberté.
Entre-temps les Boers avaient déclenché un avis de recherches, mais celui-ci échoua, comme on peut s’en douter. Churchill n’en avait pas moins vécu une odyssée incroyable qu’il ne se priverait pas de raconter par la suite, à qui le lui demanderait.
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12 Quatrième épisode de sa vie ô combien significatif : sa découverte des talibans afghans, très vraisemblablement les mêmes que ceux qui existent aujourd’hui.
Ne nous attardons pas sur les n+1 étapes de cette découverte pour nous en tenir à sa conclusion. Dit en effet en termes ô combien synthétiques, il découvre là une forme de totalitarisme, dont il n’aurait jamais pu imaginer qu’il puisse exister.
Le fait que la loi mahométane, à tout le moins le sens que les hommes lui donnent alors, le fait donc que cette loi mahométane veuille que toute femme soit la propriété pleine et entière d’un homme, qu’elle soit femme, fille ou concubine, cela tout à la fois le sidère et le révulse. Au terme de raisonnements on ne peut plus logiques et structurés, il en infère : « pris individuellement, les musulmans peuvent faire preuve de magnifiques qualités … mais l’influence de la religion paralyse le développement de ceux qui la suivent ».
Pour le dire autrement, en langage plus moderne, il pressent que si la loi de la charia est considérée comme supérieure aux lois d’un pays, il en résultera fatalement tensions ou impuissance.
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13 Oublions à présent toutes ces choses et retrouvons-le à présent quelques années plus tard. En 1905, alors que son père vient de décéder de la syphilis, il se présente pour être élu à la Chambre des Communes, elle-même sise dans le Palais de Westminster. Se passionnant pour les affaires du moment, mais aussi mesurant que l’art oratoire s’apprend et se cultive.
Il y excelle d’autant plus que, vivant largement au-dessus de ses moyens, il a d’infinis besoins d’argent qu’il ne peut combler qu’en multipliant écrits en tous genres et conférences. Se taillant bientôt une réputation de « star » dans l’art de s’exprimer. Il est alors un acteur autant qu’un politique ou un ex-militaire.
Tout au long de sa vie, Winston cultivera ses talents d’acteur. S’en réjouissant ou les étendant autant qu’il le pourrait. Ainsi verrait-on certains souligner : « au nombre de ses armes, on trouvait la persuasion, la colère réelle ou simulée, la moquerie, la vitupération, les caprices, le ridicule, les injures et même les larmes, dont il savait se servir au gré des circonstances ou des situations ». Tandis que d’autres observeraient pour leur part : « les applaudissements de la Chambre sont pour lui comme l’air de ses poumons. Il est absolument pareil à un acteur. Il aime être sous le feu des projecteurs et se faire acclamer par la galerie ».
Ainsi que ses archives le révèleront, il travaillait toutes ces choses comme le font, dans leurs domaines respectifs, acteurs, musiciens ou danseurs de talent. Un texte jamais publié et intitulé « La charpente de la rhétorique » nous révèle du reste ô combien il tenait à cinq techniques pour exceller : le choix judicieux des mots, le soin apporté à l’agencement des phrases, la progression de l’argumentaire, le recours à l’analogie, la profusion d’excès de langage. Churchill pouvait donner le sentiment que tout cela n’était qu’affaire de dons. Sans aucun doute les dons comptaient-ils dans tout cela, mais ils ne furent pas les seuls à avoir de l’effet.
14 Winston est alors déjà célèbre pour ses traits d’esprit et son humour, et pas seulement pour son art de la polémique ou pour sa capacité à suggérer ce qu’il peut y avoir de tragique en ceci ou cela. Toute sa vie durant il se réjouira et se flattera de savoir inventer des propos que nul autre n’aurait su tenir. En ce sens, parce qu’il manie l’humour anglais, il est très anglais. Mais il se flatte d’être différent de quiconque, ce qui finira par devenir un signe distinctif qu’on lui reconnaîtra ou qu’on lui imputera.
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15 En 1910, il est nommé Ministre de l’intérieur. Il a alors 36 ans. Le Home Secretary dont il a la charge est responsable du maintien de l’ordre, de l’administration des prisons et maisons de redressement, de l’organisation des cours de justice, de l’introduction des projets de loi en matière de justice criminelle, de la supervision du corps des pompiers, de la réglementation de l’emploi des enfants, du contrôle des immigrés, de la naturalisation des étrangers, de la sécurité dans les mines, de la sauvegarde des stocks d’explosifs, du contrôle des débits de boisson et des jeux de hasard, de la supervision des enterrements et des crémations … sans compter qu’il lui revient d’exercer le droit de grâce pour les condamnés à mort, et de rédiger chaque soir, à la demande du Premier Ministre un compte rendu détaillé des débats parlementaires à l’intention du Roi.
Winston inaugurera ses fonctions par une tournée des prisons . Abordant l’univers carcéral avec un œil neuf et repérant vite qu’un tiers des prisonniers est détenu pour ivresse et une moitié pour défaut de paiement de leurs dettes. En remplaçant l’incarcération des ivrognes par des amendes et en accordant aux débiteurs des délais de paiement, il fera passer en deux ans le nombre de détenus de 184000 à 32500 ! Ceux qui restent bénéficieront de conditions plus humaines : suppression du fouet, des brimades et autres mesures vexatoires, mise en place d’un réseau de bibliothèques … Qui pourra bien penser après cela qu’un tel « politique » ne fasse que dans la parlote ?
Une fois par semaine, et parfois davantage, racontera plus tard Sir Edward Troup, le secrétaire permanent du Home Office, Churchill arrivait au bureau avec quelque projet aussi audacieux qu’irréalisable : « mais, après une demi-heure de discussion, confiera l’honorable Secrétaire, nous avions élaboré quelque chose qui restait audacieux tout en n’étant pas irréalisable »…
16 La guerre de 14-18 engagée, il est nommé en 1915 Lord de l’Amirauté, soit Chef des Forces Navales anglaises. Une carrière prometteuse semble s’annoncer pour lui. Les missions alors définies pour la marine ne font pas débat et sont largement connues et collectivement assumées : moderniser la flotte et la porter au maximum de sa puissance, créer un état-major de guerre, collaborer avec le War Office pour préparer un éventuel transport de l’armée britannique en France, et bien sûr défendre au Parlement les très fortes augmentations budgétaires rendues nécessaires par toutes ces mesures.
Deux faiblesses vont pourtant le contrarier. D’abord un échec militaire patent dans une opération montée pour s’emparer du détroit des Dardanelles, où les Turcs se jouent de la marine anglaise en bombardant les bateaux grâce à des canons qu’ils ne cessent de bouger tout le long des détroits. Sans doute n’est-il pas le principal responsable de cette déroute, mais il paie avec d’autres les causes de cet échec.
Plus insidieuse est la deuxième cause de ses difficultés, celles-là mêmes qui ont déjà marqué son passage au Ministère de l’Intérieur : il fourmille d’idées, certaines sont visiblement excellentes, mais toutes sont loin d’être bonnes. Bref il fatigue tous ses adjoints, qui doivent sans cesse valider ou invalider ses idées.
Parmi ces idées, il s’en trouve toutefois certaines qui auront de notoires conséquences. C’est ainsi qu’il fait alors dessiner des bateaux à fond plat qui pourraient servir à un débarquement … ceux-là mêmes qui seront utilisés dans le débarquement de Juin 44 en Normandie.
17 Après l’échec de l’opération des Dardanelles, il est déchargé de ses fonctions. Et décide de retourner au Front. Nul ne pourra venir lui reprocher de s’y être dérobé.
Là, il fait l’expérience douloureuse de se retrouver pris dans de furieux assauts sans jamais savoir si de l’artillerie va venir appuyer les troupes au sol, et même parfois sans savoir même si les officiers supérieurs laissent faire, parce qu’in fine ils sont en fait incapables de savoir s’il y aurait ou non pour eux matière à donner des ordres ou des directives.
Constat qui devait ne pas être seulement le sien, De Gaulle en France en fit lui aussi l’expérience dans ces mêmes années. Tout cela lui restera en mémoire : rien de pire qu’un management qui ne connait pas ses priorités et dont on ne saurait dire à quoi il sert.
18 Une anecdote rapportée par Andrew Roberts dans sa longue monographie sur Churchill en dit du reste long, plus encore que tout long discours. De quoi s’était-il donc agi ?
« Le mercredi 24 Novembre 1915, Churchill fut l’acteur d’un incident qui le marqua profondément, même s’il le qualifia de « chose curieuse » vraisemblablement pour ne pas l’alarmer, dans le récit qu’il en fit à sa femme Clémentine. Il était dans son abri, quand il reçut un message qui lui disait que le Général Sir Richard Haking, qui commandait le 11ème Corps d’armée, lui envoyait une auto pour le prendre à 16h30 à un endroit qui l’obligeait à faire cinq kilomètres à pied « à travers des champs gorgés d’eau infestés de balles perdues, en suivant des pistes périodiquement visées par les obus ».
« Au bout d’une heure de marche avec son ordonnance, poursuit Roberts, Churchill vit un officier de l’état-major qui lui annonça que la convocation était annulée, en ajoutant avec nonchalance : « Oh, le Général n’avait rien de spécial à vous dire. Il pensait que, puisqu’il était dans les environs, il pourrait en profiter pour avoir une conversation avec vous ». Churchill fit donc demi-tour, en traversant de nouveau pendant une heure « les champs noyés désormais plongés dans l’obscurité » et en maudissant « l’absence de considération pour les autres de ce général, lequel l’avait fait venir pour rien sous la pluie et dans la boue ».
Alors qu’il était enfin revenu, un sergent l’avertit : mieux vaut ne pas entrer mon commandant, ce n’est pas beau à voir … Cinq minutes après votre départ, un obus est passé à travers le plafond et a fait sauter la tête de l’ordonnance attachée au mess. Sans marquer davantage de surprise, Churchill devait par la suite écrire à Clémentine : « déduisez donc de cela qu’il est inutile de se faire du souci. Tout est dû au hasard ou à la destinée … ».
19 Au cours de ces mêmes mois, il peste contre l’apathie qui lui semble s’être abattue après son départ sur l’Amirauté. « Ce qui règne désormais à l’Amirauté, c’est la léthargie et l’inertie … Pas de plans entreprenants, pas d’efforts particuliers. On reste simplement à sommeiller sur le confortable trône ».
20 18 mois après son départ de l’Amirauté, les enquêtes sur les responsabilités des échecs connus lors de l’opération des Dardanelles concluent à relativiser sa part dans toute cette affaire. Il est en quelque sorte « officiellement blanchi ». Mais, comme on peut s’en douter sur ce genre de sujet, tous ne partagent pas les conclusions de la Commission d’Enquête et bien des inimitiés ou des procès en responsabilité perdureront des années durant. A tort ou à raison, personne ne saurait évidemment le dire.
21 Fin 1916, le gouvernement de sa Royale Majesté bat de l’aile, et un nouveau premier Ministre est nommé, Lloyd George. Les troupes britanniques piétinent sur le front et Winston met régulièrement de l’huile sur le feu. Tandis que notre cher Winston tempête, Lloyd George décide, un peu à la surprise générale, de le nommer Ministre de l’Armement. Nous voilà en Juillet 1917, et Winston redevient donc Ministre. Surtout parce que Lloyd George préfère l’avoir dans son gouvernement que dans l’opposition.
Notre homme n’a pas changé : il veut tout voir, tout comprendre, tout mesurer, tout vérifier. Le Ministère dont il vient de recevoir la charge, créé deux ans plus tôt à l’initiative de justement Lloyd George est devenu à peu près impossible à gérer : 12000 fonctionnaires, 50 départements évidemment mal coordonnés et jaloux de leur autonomie. Avec le sens de l’organisation qui le caractérise, il n’y a bientôt plus que 10 départements, et tous bien définis. Dès cette époque, il prend l’habitude de classer les sujets sous forme de trois piles : actions à mettre en œuvre dans la journée, actions à mettre en œuvre dans les 3 jours, actions à boucler ultérieurement. Méthode qu’il retiendra … durant la Seconde Guerre Mondiale !
Les tâches ne manquent pas, et l’approvisionnement en armes et munitions des forces britanniques est des plus précaires. Tout en y veillant au mieux, Winston s’interroge : on ne cesse de mener des guerres d’usure, qui, en fait, se soldent quasiment toujours par des victoires éclatantes des défenseurs face aux attaquants, en fait ceux qui s’usent sont précisément ceux qui, par leurs offensives, prétendent user les troupes adverses. Et c’est bien parce qu’il est capable à un même instant de remplir sa tâche et de réfléchir à tout ce qui se passe, c’est bien à cause de cela qu’il acquiert une indiscutable habileté à savoir prendre du recul.
Recollons toutefois à ce quotidien, tel qu’il advient en cette fin d’année 1916. Winston est en fait assez perplexe. Puisque les deux adversaires en présence ont des raisonnements similaires, puisque toutes ces soi-disantes stratégies sont forcément condamnées à échouer, l’issue même de la guerre est bien incertaine. Chacun peut aussi bien gagner que perdre, et il y a, il peut y avoir des conflits qui ressemblent aux combats décrits autrefois entre les Horaces et les Curiaces, tous meurent et personne ne gagne !
22 Jusqu’alors les Etats-Unis du Président Wilson avaient tenu à rester en dehors du conflit en dépit d’opinions publiques de plus en plus hésitantes à s’en tenir à des positions dites « neutres ». Deux évènements, ou deux séries d’évènements allaient entraîner une entrée en guerre des Américains.
Dès le début de l’année 1917 , l’ Allemagne décida de se lancer dans une guerre assez inédite dans l’Atlantique en usant de ses sous-marins pour vouloir couler tout navire commercial se dirigeant vers l’Angleterre . c’était là, bien évidemment, prendre un risque majeur d’entrée en guerre des Etats-Unis, principaux fournisseurs de l’Angleterre en biens de toutes natures. Quelques mois plus tard, la Room 14 anglaise intercepta un télégramme envoyé par Arthur Zimmermann, Ministre Allemand des Affaires étrangères, télégramme encourageant les Mexicains à reconquérir le Texas, l’Arizona et le Nouveau-Mexique, et leur proposant une assistance allemande pour espérer y parvenir. Ces deux évènements allaient provoquer l’entrée en guerre des Etats-Unis, puis l’arrivée d’un million de soldats qui allaient en fait faire pencher la balance.
Toujours plein de malice, Churchill s’étonna auprès de ses proches : sans ces deux décisions allemandes, le conflit eût été permanent et les belligérants auraient été obligés de trouver un compromis pour en « sortir ». Bref, on pouvait aussi perdre une guerre, faute de savoir réfléchir.
Revenant plus tard sur toutes ces questions, toujours avec malice, Churchill soulignerait en 1931 que si les Allemands avaient moins été obsédés par les combats dans les tranchées et s’ils avaient davantage pensé que la guerre pourrait se jouer sur la question d’un blocus maritime de l’Angleterre, bref s’ils avaient joué à plein la carte des sous-marins, les Allemands auraient pu gagner cette première guerre mondiale …
23 De fait, la guerre allait bientôt prendre fin avec une victoire du trio Angleterre-France- Etats-Unis. En Angleterre, l’heure du triomphe et du soulagement est aussi celle du chagrin et de l’amertume. 900000 morts et 2 Millions de blessés, pour la Grande-Bretagne et son Empire, c’est une effroyable saignée. Winston a perdu dans cette guerre insensée plusieurs parents et de nombreux amis. Même pour un Churchill, il y a de quoi être dégoûté du métier des armes et il s’en confie sans fioritures aucunes : « la guerre qui était cruelle et magnifique, est devenue cruelle et sordide ».
Mais notre homme, tout en assumant ce jugement, ne pense pas moins que la guerre va disparaître à jamais de l’Histoire. Du reste n’y a-t-il pas eu de guerres déjà horribles autrefois, sans pour autant que l’humanité ne parvienne à les éradiquer pour toujours…
Depuis Cuba jusqu’aux abîmes des tranchées en passant par tel ou tel Ministère, Churchill n’a cessé de faire la guerre, de côtoyer la mort, d’oeuvrer pour la victoire des siens, ou encore d’apprendre autant ce qui peut vous faire perdre que ce qui peut vous faire gagner. Accumulant une masse inouïe d’expériences et de connaissances. Un premier Winston s’est construit dans tout cela, celui-là même que nous venons d’évoquer. Il a alors 45 ans. Il ne se doute pas alors que deux autres Winston le suivront, l’un pour être une sorte de lanceur d’alerte face au nazisme et à Hitler, l’autre pour mener les troupes alliées à la victoire dans ce qu’on appellera la 2ème guerre mondiale.
Tous lui reconnaîtront que ces 2ème et 3ème Winston n’auraient jamais existé si le 1er n’avait lui-même pas existé.
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24 Bien qu’il n’y soit pas impliqué, Churchill observe avec une attitude mitigée les accords dits de Versailles qui signent la fin de la première guerre mondiale. Se réjouissant du démantèlement de l’armée allemande, mais trouvant ineptes les sanctions financières qui sont infligées au pays. Son jugement sur tout cela est moins sévère que celui de De Gaulle*, mais s’en rapproche.
25 Les treize années qui suivent le voient être tantôt député tantôt ministre sans qu’il ressorte quelque chose de bien clair de son action politique. Il se fera surtout remarquer par son histoire de la première guerre mondiale puis son histoire de la vie et des guerres du 1er Duc de Marlborough. Il est clairement aux yeux des autres un historien bien autant qu’un homme politique.
Et n’en sera pas moins remarquable par la manière dont il essaiera d’enrichir ou donner une pleine mesure à sa vie privée. Il se fait ainsi remarquer durant toutes ces années par la passion qu’il voue à la peinture et au fait qu’il multiplie ses propres œuvres. Rien ne le passionne plus que de se promener sur la Côte d’Azur, notamment aux alentours de Villefranche et de Saint-Jean Cap-Ferrat et de dénicher des endroits où la vue sur la mer serait inédite ou sublime. Tel Cézanne autrefois dans la campagne aixoise.
*Cf « De Gaulle, indiscutable géant du 20ème siècle ».
Il se fait aussi remarquer par le soin qu’il accorde à la propriété qu’il acquiert à Chartwell dans le Kent, et où se reconnaît tout l’art de vivre à l’anglaise. Les quelques 1500 invités qui se rendront dans cette propriété quinze ans durant l’auront sûrement mieux ressenti que je ne saurais le dire : la moitié d’entre eux en témoigneront dans un fameux « Livre d’or » placé à l’entrée de la demeure, ainsi qu’il en allait autrefois chez bien des aristocrates anglais. De même qu’ils se souviendront de la passion que vouait Churchill à tous les animaux qu’il pouvait réussir à faire cohabiter sur cette propriété : chats, chiens , oies, canards, porcs, serins, chevaux et même papillons !
Tentons d’éclairer quelque peu toute cette période de son histoire sans nous y noyer.
26 Nommé Chancelier de l’Echiquier cinq années entre 1920 et 1933, c’est-à-dire en langue française Ministre de l’Economie et des Finances, je n’ai pas l’impression qu’il ait laissé en la matière des souvenirs aussi inoubliables que ceux qu’il aura laissés tant dans la première que dans la seconde guerre mondiales. L’économie n’est en fait pas son fort et l’on sait, du moins aujourd’hui que les économistes de cette époque n’étaient guère brillants. A la remorque des évènements et n’y imprimant en fait que des idées ou des propositions bien secondaires. Winston ne fit pas exception, n’étant ni meilleur ni pire que la plupart.
27 Nous l’avons oublié ou méconnu, il était dans l’identité même de Winston de chercher alors à être tout autant historien qu’homme politique, Très logiquement il donne corps à cette volonté en écrivant d’abord une histoire de la guerre de 14-18, histoire à laquelle il a participé et où il s’est maintes fois interrogé à la fois sur ce qui s’était passé, ce qui s’était effectivement produit, et sur ce qui aurait pu se passer, si tel ou tel camp s’était avisé de ceci ou de cela. Avec donc chez lui, toujours cette volonté permanente de prendre du recul par rapport au cours des choses. Voir plus loin si tant est qu’on pense à l’avenir, et garder une certaine liberté de pensée, si on se soucie de commenter le passé.
Toute aussi logique va se révéler sa volonté de réaborder l’histoire de son ancêtre, John Churchill, le 1erDuc de Marlborough, qui a tant hanté son enfance et son adolescence. Dans les ouvrages disponibles à son époque, et notamment dans la fresque immense de Macaulay, on ne semble en effet pas avoir compris en quoi ou pourquoi ce Duc avait joué un tel rôle dans les conflits opposant Louis XIV aux nations alliées de l’époque parmi lesquelles figurait l’Angleterre. C’est donc presque un impératif d’honneur que de revenir sur toute l’histoire même de son aïeul.
Il ne suffit pas de vouloir, il faut aussi s’en donner les moyens si on veut aboutir dans un tel projet. Winston se lance donc dans cette vaste entreprise avec sa fougue et sa minutie habituelle : cette fois plusieurs assistants de recherches sont mobilisés à plein temps, et il les charge d’examiner l’ensemble des archives du château de Blenheim, ainsi que des montagnes de documents préservés aux Pays-Bas depuis le 18èmesiècle. Il en résultera après quelques années d’investigations et d’efforts une saga contée et racontée en quatre tomes, qui fascinera bien entendu tout Anglais attaché à la connaissance même de l’histoire de son pays.
N’ayons évidemment pas ici une quelconque prétention de comprendre tout cela dans le détail. Qu’en dégageront exégètes et commentateurs ?
Que dans un premier temps, Marlborough avait reconstitué les forces armées anglaises, en leur faisant faire de grands progrès dans leur entraînement et leur discipline avant de les conduire à la victoire. Qu’il avait brillé par ses aptitudes à provoquer des consensus entre toutes les troupes alliées, y compris jusqu’à la prise de décisions collectives. Qu’il y était parvenu à force de patience, mais non sans écarter des protagonistes soit insignifiants soit nombrilistes à souhait. Mais qu’après donc les victoires, ceux-ci s’étaient en quelque sorte vengés en le discréditant auprès du Roi, jusqu’à parvenir à le faire emprisonner une bonne dizaine d’années … bref un scénario « quasi shakespearien ».
Faute d’avoir la moindre idée sur ce que pensait Winston de l’œuvre et de la pensée même de Shakespeare, nous ne saurions en dire davantage. Pourtant, qu’on retrouve à ce point Shakespeare dans cette réflexion sur le Duc de Marlborough est sûrement significatif. Mais de quoi ? Personne ne s’est risqué depuis à y réfléchir ; sans doute parce que les chances de répondre à cette question sont non seulement infimes, mais plus probablement encore nulles.
Plus tard encore, soit après la deuxième guerre mondiale, Winston entreprendra d’écrire une « Histoire des Peuples de langue anglaise ». Ce qui témoignera de son souci d’être toujours resté fidèle à lui-même.
28 Mais recollons à ces années qui vont s’étaler de 1930 à 1940. Alors qu’il n’avait pas encore fini son « Marlborough », Churchill va voir surgir, dans sa propre vie comme dans celle du monde, un homme parfaitement inconnu, déséquilibré notoire, autour duquel sa propre vie va finir par graviter.
Tout cela avait commencé par « Mein Kampf », ouvrage publié en langue allemande, mais vite traduite en anglais. Lu par Churchill dès 1930, soit bien avant l’accession d’Hitler au Pouvoir. Churchill n’avait évidemment point manqué de voir qu’Hitler y proposait un dessein on ne peut plus clair : celui d’un Reich allemand qui voudrait un jour dominer l’Europe. Dans ce livre même, Hitler avait écrit : « si aujourd’hui la nation allemande, parquée dans un territoire inacceptable, est confrontée à un avenir lamentable, ce n’est pas un commandement du destin. Pas plus que se révolter contre cet état de choses ne serait un affront à ce soi-disant destin … L’Allemagne sera une puissance mondiale ou ne sera pas. Et pour être une puissance mondiale, il lui faut le vaste territoire qui lui donnera sa place indispensable dans le monde d’aujourd’hui et permettra à ses citoyens de vivre ».
Une chose avait particulièrement heurté Churchill dans toute cette prose : une haine viscérale portée au peuple juif. Ce procès fait aux juifs lui paraissait d’abord fort injuste , les Juifs ayant visiblement à ses yeux contribué au développement de l’humanité. Par ailleurs, Churchill s’étonnait qu’on puisse en vouloir ad vitam aeternam à quelqu’un pour être né dans une famille juive, personne n’étant responsable dès sa naissance de ses propres parents.
29 Quelques années allaient s’écouler. Hitler qui n’était quasiment rien avant le krach de Wall Street survenu en 1929, Hitler allait devenir en quelques années un personnage clef en Allemagne. Peu après ces fameux évènements d’Octobre 1929, la Grande Dépression atteignait l’Europe, mettant des millions de gens au chômage, avec dans son sillage une agitation sociale de grande ampleur. En Mai 1928, les nazis avaient recueilli 2,6% des voix et seulement 12 sièges au Reichstag. En Septembre 1930, alors que l’Allemagne comptait 5 Millions de chômeurs, ils remportèrent 18,3% des voix et plus de cent sièges. En Juillet 32 , la progression n’avait pas été enrayée et ils en étaient déjà à 37, 4%. Au cours de cette élection législative, les partis qu’on pouvait légitimement considérer comme anti-démocratiques avaient récolté la majorité des voix : pour la première fois dans l’Histoire, un grand Etat moderne avait délibérément voté contre la démocratie.
Six mois plus tard, Hitler était devenu Chancelier. Tout au long des joutes politiques qui accompagnèrent cette ascension, lui et ses partisans faisaient grand cas de ce qu’ils appelaient le coup de poignard donné dans le dos de la nation allemande avec la Guerre de 14-18. Une sorte de réécriture de l’Histoire conduisant à attribuer la capitulation de 1918 aux Juifs , et plus exactement à une conspiration qui aurait été conçue et mise en œuvre par les Socialistes et les Juifs.
Une telle réécriture de l’Histoire aurait dû infiniment choquer tous ceux qui connaissaient l’histoire même de cette Guerre. Il n’en fut rien, et , à tout le moins, on n’en débattit nullement à la Chambre des Communes.
30 A peine s’était-il passé quelques mois que les Nazis, en une fameuse soirée du 10 Mai 1933, entreprirent de brûler une quantité spectaculaire de livres à Berlin même, sur l’une des places de l’avenue Unter den Linden. Lors d’une scène digne du Moyen Age, des procès de sorcières ou de l’Inquisition, des autodafés déclenchés par Savonarole dans la Florence du 15ème siècle, des étudiants animés par Goebbels mirent donc le feu à plus de vingt mille volumes. Ayant pour cibles principales tous les auteurs allemands connus qui ne professaient pas avant tout les dogmes nazis. Les Allemands n’étaient point les seuls à être dans le collimateur des incendiaires : les Français Proust, Gide et Zola, les Anglais comme Jack London ou H.G. Wells faisaient aussi partie de la liste des condamnables.
Il se trouvait qu’alors Stefan Zweig, vivant en Autriche mais écrivant en langue allemande, était l’écrivain le plus connu en Europe. Il se trouvait alors que Zweig faisait partie de la liste de ceux qui seraient déjà interdits de lectures et de publications. Zweig qui allait bientôt publier, avec son « Erasme » un véritable brûlot* contre les totalitarismes de toutes natures.
Une fois encore, les Parlements anglais brillèrent par leur silence sur tout cela. Et il n’y eut, me semble-t-il du moins, aucun intellectuel anglais de grand renom pour s’étonner alors en Angleterre, que de tels actes menaçaient un des piliers mêmes de la démocratie, à savoir la liberté de penser.
Un an plus tard, plus exactement le 30 juin 1934, allait survenir l’arrestation et l’exécution sans procès de plusieurs centaines de gens en qui Hitler voyait des opposants réels ou potentiels. Churchill en fut évidemment scandalisé.
*Le « Erasme » de Stefan Zweig fut publié en 34 et largement traduit en Europe. Sous couvert d’évoquer les longues luttes entre Erasme et Luther, il se voulait un ouvrage on ne peut plus polémique contre les totalitarismes. Zweig ne cachant pas qu’il visait le nazisme au-delà même de son patient récit.
31 On allait vite voir d’autres soucis qui allaient pointer le nez. A peine arrivé au Pouvoir, mettant du reste à bas quelques dispositions clefs du Traité de Versailles, Hitler engagea vite un programme de réarmement à une échelle jamais connue avant lui. Doublant en à peine deux ans la taille de sa Wehrmacht, de son aviation et de sa flotte de sous-marins. Les spécialistes anglais de toutes ces questions militaires étant bien informés de toutes ces choses , tantôt par leurs réseaux d’espions tantôt par les discours mêmes du Führer.
Également tenu au courant de tout cela par des amis occupant toujours des postes clefs dans les Ministères, Winston fut ainsi dès 1934 convaincu que tout cela menaçait la survie même de L’Angleterre, tout comme celle de son Empire. . C’est ainsi que le 14 Mars 1934 , nous conte et raconte Kersaudy, Winston qui avait maintenant trente années d’expériences de joutes parlementaires, apostrophait le Gouvernement : « il y a peu de temps, j’ai entendu des ministres dire que le réarmement était impensable . A présent d’aucuns espèrent réglementer l’impensable… Et très bientôt, il faudra nous résigner à accepter un impensable non réglementé ». Quelques mois plus tard, nouvelle salve : « j’ai cru comprendre que nous n’avons rien fait de nouveau en matière de défense aérienne du pays, de peur d’effrayer la population … Eh bien ! il vaut mieux être effrayé maintenant que tué plus tard ».
C’est alors une évidence que Winston souffre d’être éloigné du Pouvoir et de ne pas voir prises les mesures qui lui paraissent s’imposer. Il ne lui reste qu’à dire ce qu’il ferait, et il le fait le plus clairement qui soit. « Ses discours, poursuit Kersaudy, sont alors avant tout des injonctions permanentes aux ministres d’adopter les mesures urgentes qu’il est empêché de prendre lui-même : accélérer le rythme du réarmement, en commençant par faire voter des crédits pour doubler notre force aérienne, puis des crédits plus importants encore pour à nouveau la doubler ; procéder sans retard aux achats de terrains pour les futurs aérodromes, développer les écoles de pilotage, réorganiser bien des usines civiles pour leur permettre de produire rapidement des équipements militaires, créer un Ministère de la Défense, qui assurerait les arbitrages, la coordination et l’harmonisation nécessaires entre l’Amirauté, le ministère de l’Air et celui de la Guerre, revoir les programmes de constructions navales, en se libérant des engagements pris antérieurement quant au nombre de destroyers, de croiseurs et de sous-marins » …
Très conscient que tout cela exige du secret afin que les Allemands soient eux-mêmes incertains des répliques britanniques, Winston réclame des débats en séances non publiques, dont la presse ne pourrait rendre compte. Tout cela en vain, enfin pas tout à fait en vain, car si personne ne prête vraiment attention au détail de ce qu’il avance, tous retiennent qu’il a parlé avec force de tous ces sujets.
La vérité, c’est que tel De Gaulle à la même époque, il prêche dans le désert et que nul ne veut entendre ce qu’il peut dire. Tout juste se souviendra-t-on plus tard qu’il avait en vain tenté d’être un véritable lanceur d’alertes.
Comme il s’était largement penché sur la décadence de l’Empire Romain, il avait le sentiment que l’Histoire ne faisait que se répéter : manque de vision à long terme, répugnance à agir quand l’action serait simple et efficace, absence de clairvoyance, confusion des esprits avant l’urgence absolue, avant que l’instinct de conservation ne fasse résonner son lugubre gong.
32 Laissons à présent passer 15 mois. Le Samedi 7 Mars 1936, le jour où ses troupes pénétraient en Rhénanie, Adolf Hitler déclara : « la lutte pour l’égalité des droits des Allemands peut être considérée comme terminée… Nous n’avons aucune revendication territoriale à formuler en Europe ». C’était là un engagement jeté en pâture à l’opinion publique française et britannique dans l’espoir d’éviter les représailles militaires contre cette atteinte flagrante aux clauses du traité de Versailles. Après son discours, il prononça la dissolution du Reichstag.
Et Roberts de préciser : « il avait pourtant donné à ses généraux l’ordre de battre en retraite face à toute opposition active de l’armée française, mais en dépit des plaidoyers de Churchill auprès de Pierre-Etienne Flandin, le Ministre français des Affaires étrangères, il n’y en eut aucune. Même si Baldwin et Eden avaient été disposés à risquer la guerre – et ils informèrent en même temps Flandin que ce n’était pas le cas –, ils ne pouvaient rien faire sans les Français ». Episode ô combien significatif de toute cette période de l’histoire.
Trois jours après la remilitarisation de la Rhénanie, Churchill renouvela ses mises en garde : « les guerres n’attendent pas toujours que tous les combattants soient prêts. Parfois elles surviennent avant qu’aucun d’eux ne le soit, parfois quand une nation pense qu’elle est moins mal préparée qu’une autre, ou bien quand une nation pense qu’elle est susceptible de devenir, non pas plus forte, mais plus faible, à mesure que le temps passe ».
Dès cette époque, Churchill ne croyait plus aux dénégations d’Hitler : « cette affaire de la Rhénanie n’est qu’un petit pas, une étape, une péripétie dans le processus en train de se produire ». Il précisa bientôt : « si on laissait Hitler faire ce qu’il voulait, l’Allemagne dominerait tout d’Hambourg à la Mer Noire, et nous serions confrontés à une confédération telle qu’on n’en a jamais vue depuis Napoléon ». Le Parlement persistait à ne pas l’écouter.
Parmi tous ces parlementaires, une seule députée, Eleanor Rathbone, députée indépendante représentant les Universités anglaises, déclara : nous devrions écouter cet homme avec plus d’attention. Churchill attire l’attention depuis bientôt trois ans sur l’ampleur du réarmement allemand. Les chiffres actuellement disponibles prouvent qu’il avait vu juste.
33 Suivant le rythme qu’il imposait lui-même au cours des choses, Hitler attendit jusqu’au début de 1938 pour déclencher une nouvelle offensive. Le 12 Mars 1938, les troupes allemandes franchissaient la frontière autrichienne. Le lendemain, Hitler proclamait l’Anschluss, l’intégration de l’Autriche dans le Reich allemand.
Churchill qui avait bien compris comment Hitler raisonnait et procédait n’en était pas surpris, et fit état comme toujours de ses analyses : « l’Europe est confrontée à un calendrier d’agression calculé et programmé avec soin pour se dérouler étape par étape, et un unique choix s’offre à nous, mais aussi aux autres pays qui sont malheureusement concernés : soit se soumettre, comme l’Autriche, ou bien prendre des mesures efficaces, pendant qu’il est encore temps pour écarter le danger et, s’il ne peut l’être, pour y faire face ».
Hélas, constatait-il aussi, « le peuple allemand a le culte de la puissance et se laisse conduire par le bout du nez ».
34 Le scénario allait se répéter cette même année 1938 avec une nouvelle revendication d’Hitler, celle de se voir rattachée la part de la population tchèque parlant la langue allemande. ceux qu’on appelait alors les Sudètes.
Alors que le débat en fait se durcissait entre ceux qui croyaient encore en une paix possible et ceux qui voyaient la guerre arriver sans que rien ne puisse l’empêcher, Hitler promit à nouveau qu’une fois rattachés l’Autriche et les Sudètes, il n’exercerait plus aucune demande et s’en tiendrait à ce qu’il avait déjà obtenu. Le Français Daladier et l’Anglais Chamberlain le crurent, tandis que De Gaulle et Churchill n’en croyaient rien. Les accords de Munich furent donc signés parce que les « pacifistes » croyaient encore la paix accessible et possible.
Eût-on interrogé alors à froid Churchill sur ce qu’il pensait de tout cela, je ne suis pas sûr qu’il aurait dit si c’était plus folie que stupidité, ou plus stupidité que folie. A vrai dire, tout cela signifiait aussi que la stupidité, c’est en quelque sorte la preuve des limites de l’intelligence lorsqu’elle se fixe pour but ou pour objectif d’appréhender les raisons mêmes de la stupidité. Winston n’était pas loin de le formuler !
La surprise des mois suivants ne vint pas de nouvelles tentatives d’annexion, mais d’un pacte de non-agression signé entre la Russie et l’Allemagne. Tous, quels qu’ils soient, n’avaient jamais envisagé un tel cas de figure, puisqu’Hitler avait toujours affiché le nazisme comme rempart face au socialisme et au communisme.
Les plus avisés ne pouvaient, en raisonnant de manière froide, que penser qu’Hitler s’était ménagé une armistice à l’Est pour pouvoir attaquer à l’Ouest, comme il le souhaiterait et quand il le souhaiterait. Ce qu’il fit, toujours en procédant étape par étape : d’abord la Tchécoslovaquie, ou ce qu’il en restait, puis la Pologne, le Danemark et même la Norvège avant que ne surgissent dans toujours le même paysage Pays-Bas, Belgique et France …
On imagine ô combien Churchill devait ressentir tout cela avec amertume. Année après année, de 1935 à 1939, il n’avait cessé de vouloir, de savoir être un lanceur d’alertes, un annonciateur des temps de tempêtes sans être réellement écouté, en étant presque considéré comme une sorte de « Cassandre des Temps modernes ». En étant même raillé pour ses talents oratoires, comme si, chez lui, la forme était brillante, tandis que le fond aurait justement été sans fond réel.
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35 La guerre est donc sur le point d’être déclarée en 1939 entre d’un côté l’Allemagne, et de l’autre côté la France et l’Angleterre. Chamberlain, l’artisan des accords de Munich du côté des Anglais, n’est plus légitime à diriger son propre pays. Les travaillistes et les libéraux , une fois n’est pas coutume, se liguent pour pourfendre l’impuissance des conservateurs encore dirigés par Chamberlain, et le négociateur des accords de Munich, est challengé dans son propre camp.
La colère gronde ou la tempête rage à la Chambre des Communes. Un vrai débat ou de véritables affrontements, comme probablement seule la démocratie anglaise peut alors en connaître. Mais les conservateurs gardent alors la majorité, et on voit mal comment un leader venu des libéraux ou des travaillistes pourrait les supplanter.
Parmi les conservateurs « classiques », Halifax est le seul qui puisse encore exercer le pouvoir … Mais il n’a pas le charisme de Churchill. Celui-ci n’a guère besoin d’intriguer pour obtenir le poste de Premier Ministre. Incroyable revanche pour celui qui a toujours rêvé de ce poste et qui se voit là décerner le « job » pour ses seules qualités !
Le remarquable film intitulé « Les heures sombres », où Churchill est incarné par l’acteur américain Gary Oldman, est en tous points fidèle à ce qui advint quelques semaines durant. On en était arrivé à ce que seul Churchill puisse encore diriger le pays. Lui-même pouvait même se permettre d’en finir avec les traditionnels jeux des partis politiques et nommer ce qu’on aurait appelé en langage d’aujourd’hui un gouvernement d’union nationale, où tous les partis politiques se sentiraient représentés et parties prenantes. S’en tenant à une sorte de règle d’or : gérer l’avenir et non ressasser le passé !
Churchill ne se priva pas de commenter sa propre nomination au poste de Premier Ministre : « je pouvais enfin mettre de l’ordre dans ce foutoir. Je ne me disais pas que je n’étais pas à la hauteur de la tâche, ni rien de la sorte. Je suis allé me coucher à 3 heures et, au réveil, j’ai dit à Clémentine : « il n’y en a qu’un qui puisse me chasser, et c’est Hitler ».
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36 Churchill a alors trois certitudes :
- Si cette guerre devait être perdue, c’en serait fini de l’identité même de l’Angleterre ;
- La dite guerre sera mondiale, et quand les Etats-Unis seront contraints de s’y impliquer, leur puissance économique fera la différence ;
- Les Allemands casseront un jour le pacte germano-soviétique , et se briseront les reins en Russie, comme autrefois Napoléon.
Il n’a donc aucune incertitude sur « le long terme ».
A court terme ses priorités sont claires, ou vont le devenir quelques semaines après sa nomination comme Premier Ministre :
- Renforcer les défenses aériennes de l’Angleterre ;
- Armer les citoyens britanniques de manière à ce qu’en cas d’invasion par les troupes allemandes, ils soient comme « un nid de frelons ».
- Appuyer les Français face à la guerre qui se profile avec les Allemands.
Plan ultra-précis.
37 Mais là-même où il est authentiquement génial, c’est qu’alors qu’il n’a pas encore défini ce plan à court terme, soit plus précisément encore trois jours après sa nomination comme Premier Ministre, soit le 13 Mai 1939, il prend la parole et s’adresse à son peuple. Et fait le choix de ne parler qu’au cœur des gens. A y réfléchir ex post, il ne peut faire autrement. Qui pourrait bien croire à des arguments rationnels venant de sa part, alors que des années durant la déraison a bien plus gouverné le pays que la raison ? Qui pourrait être assez naïf pour croire qu’il possède une sorte de potion magique, qui va suffire pour repousser Hitler ?
Et pourtant il le sait, il ne peut espérer faire face qu’en mobilisant, en remobilisant chacun autour de lui. Alors il choisit de ne parler que des risques que chacun, y compris lui-même , est en train de courir : « je n’ai rien à proposer si ce n’est du sang, des efforts, des larmes et de la sueur », « nous avons devant nous beaucoup, beaucoup de longs mois de lutte et de souffrance. Vous demandez : quelle est votre politique ? Je répondrai : c’est de faire la guerre, sur mer, sur terre, dans les airs, avec toute la force que Dieu peut nous donner ».
Et tout çà, pour une et une seule raison : sauver, sauvegarder ce qui a fait tant l’identité que la prospérité de l’Angleterre. Chacun de ceux qui l’écoutent est ainsi convoqué devant l’histoire même du pays. Il en est, ou il n’en est pas.
Mais là où Winston est crédible, c’est que personne ne peut lui opposer : ce n’est pas ce que vous-mêmes croyez. C’est au contraire pour ces raisons bien précises que vous avez été le seul à pouvoir encore être nommé Premier Ministre. Ses qualités sont aussi celles-la mêmes que l’opinion lui reconnaît.
38 La guerre est désormais enclenchée. Ainsi que la logique le voulait, de nombreuses troupes anglaises ont été envoyées en Europe continentale pour renforcer les troupes françaises, troupes plutôt basées dans le Nord de la France, du côté de la Belgique. Winston est donc ultra désappointé lorsqu’il voit l’effondrement français face aux percées allemandes de mai-juin 40, survenues dans les Ardennes. Effondrement militaire, débâcle devrait-on même dire, mais aussi effondrement politique. Quand il se rend en France pour échanger avec un gouvernement qui s’est enfui de Paris, il voit bien que nul, ou presque, ne tient encore les rênes et que tous, ou presque, ne songent à une quelconque résistance. Dont acte, il ne lui faut jamais fuir les réalités, dès lors qu’elles sont manifestes.
Une fois encore, sa réactivité est extrême : d’un côté évacuer un maximum de soldats piégés à Dunkerque, de l’autre concéder à l’armistice que veulent signer les Français … à la condition que cette flotte regagne l’Afrique du Nord. Ce qu’elle fait dans la foulée, en regagnant Mers-El-Kébir.
Le détail concernant la situation et les opérations au moment de l’évacuation des troupes à Dunkerque est édifiant : avant que l’opération d’évacuation ne soit déclenchée et mise en œuvre, l’Angleterre n’est plus protégée que par 500 canons, 450 tanks, 29 Escadrilles de chasse et 3 divisions d’infanterie. Sans doute y a-t-il d’autres troupes inscrites aux effectifs, mais elles sont en cours d’instruction et n’ont pratiquement pas d’armes.
L’évacuation déclenchée le 31 Mai s’achèvera le 4 Juin. Déclenchée en utilisant tous les bateaux disponibles, militaires ou non, ainsi qu’il apparaît dans le film « Dunkerque » réalisé depuis. Alors que le 30 Mai on n’espérait être en mesure de rapatrier que 50000 hommes, on réussira, malgré des conditions atmosphériques exécrables ou peut-être grâce à celles-ci, à évacuer jusqu’à 350000 hommes, anglais ou français, que Churchill voudra voir embarqués « bras dessus, bras dessous ».
Dans la foulée de cette évacuation réussie, Churchill retrouvera la fougue et les intonations de Clémenceau pour s’adresser à la Chambre des Communes : « nous devons bien nous garder de considérer cette délivrance comme une victoire ; les guerres ne se gagnent pas par des évacuations … Nous nous battrons en France, nous nous battrons sur les mers et sur les océans, avec une confiance et des moyens sans cesse croissants. Nous défendrons notre île à n’importe quel prix. Nous nous battrons sur les terrains d’atterrissage, nous nous battrons dans les champs et dans les rues, nous nous battrons dans les collines. Jamais nous ne nous rendrons ! Et, même si notre île, ou une grande partie de celle-ci devait se trouver conquise et affamée – ce que je ne crois pas un seul instant –, alors notre Empire d’Outre-mer, armé et protégé par la flotte, poursuivrait la lutte, jusqu’à ce que le Nouveau Monde, avec toutes les ressources de sa puissance, s’avance pour secourir et libérer l’Ancien ».
39 Venant juste de faire la connaissance du Général de Gaulle qu’il ne connaissait même pas une semaine auparavant (!), Winston convient vite que ce Général de brigade est cohérent et déterminé à résister. Mieux encore, leurs analyses sur le long terme, sur ce qui pourra ou non faire gagner la guerre, ces analyses sont similaires. Enfin un Français qui ait les idées claires ! Même s’il craint que cette décision fasse de Vichy un ennemi de l’Angleterre, il décide d’autoriser De Gaulle à lancer le 18 Juin son « Appel aux Français » . Qui sait si, à l’avenir, celui-ci ne représentera pas un atout-clef pour gagner cette guerre ?
Bien sûr, avec le recul du temps, et vu que nous connaissons toute la suite de l’histoire, la décision de Churchill semble aller de soi. Mais au moment même où il doit convaincre son Cabinet de Guerre de le suivre, ce n’est pas si simple ou si évident. Certes la France a baissé pavillon, mais elle n’a pas basculé du côté des Allemands. L’Angleterre ne prend-elle point un risque en affichant un soutien même discret à ce général parti en rébellion contre le Gouvernement de son propre pays ?
40 Il lui faut éviter que l’Allemagne s’empare de la flotte française, ce qui lui donnerait une supériorité définitive sur la question des forces marines et qui, à coup sûr, lui permettrait de contrôler toute la Manche. En accord avec De Gaulle, Winston donne trois choix à l’Amiral commandant la Flotte basée à Mers-El-Kébir; rejoindre les Caraïbes, se rendre aux autorités anglaises, ou se faire saborder. Cet ultimatum ne recevant pas de réponse, Churchill décide le sabordage de la dite flotte. Toujours en accord avec De Gaulle !
41 Conscient que la Bataille d’Angleterre, bataille aérienne, va s’engager, il se donne pourtant trois priorités, cette fois-ci de très court terme :
- D’abord transformer le plus possible le pays en forteresse ;
- Mise au maximum sur le talent des pilotes de la Royal Air Force, qui sont très bien formés mais ne sont pas assez nombreux ;
- Jouer au maximum sur le renseignement et le décodage des communications de l’aviation allemande.
Cette stratégie, même purement défensive, tient la route, comme nous allons vite le voir.
42 Ainsi que le détaille François Kersaudy dans sa monographie sur Churchill, la première stratégie impose que chacun s’attelle à la tâche. Tout le sud de l’Angleterre est bientôt hérissé de fossés antichars, de tranchées, d’obstacles de fortune et de kilomètres de barbelés ; les poteaux indicateurs des routes, les pancartes des villes, des villages et même des gares sont retirés pour mieux dérouter l’ennemi, s’il venait à se présenter ; la « Home Guard », ce corps d’un million de volontaires britanniques levé par le Ministère de la Guerre Eden, sera équipée de mousquets en attendant mieux. Churchill ne mégote en rien sur la com. : l’ennemi viendrait-il à se présenter, les côtes anglaises ne suffiraient-elles pas à protéger d’une invasion, l’ennemi « tomberait comme sur un nid de frelons ».
« Connaissant Churchill, poursuit Kersaudy, on n’imagine guère qu’il se contente de gérer tout cela depuis son salon de Downing Street ; de fait, il veut tout voir par lui-même : les points les plus vulnérables de la côte et leurs défenses, les installations portuaires, les usines d’aviation et de munitions, les casernes, les postes de commandement enterrés, les stations radars et les aéroports. Ce bourreau de travail s’est donc fait aménager un train spécial, avec salle de conférence, bureau, chambre à coucher, salle de bains et tous les moyens de communication nécessaires ; il peut ainsi se déplacer constamment, tout en gardant le contact avec les ministres comme avec les chefs d’état-major, sans être privé de son bain et de sa sieste …Il est accompagné en permanence de deux secrétaires, à qui il dicte sans interruption ses directives et son courrier – en apportant un soin tout particulier aux messages adressés à la Maison-Blanche ; car tout en estimant que l’Angleterre est en mesure d’affronter seule le premier choc de l’attaque ennemie, il sait parfaitement qu’elle ne pourra tenir dans la durée qu’avec l’aide massive des Etats-Unis ».
En fait Churchill a , outre les avions et les aviateurs disponibles, deux atouts : un système de contrôle récemment achevé, et surtout une ceinture radar qui couvre la Grande-Bretagne jusqu’aux extrémités est, sud et sud-ouest du pays, doublée de radars de haute altitude dont la portée s’étend jusqu’aux côtes françaises, belges et néerlandaises ; enfin, « Ultra », une technique qui permet, depuis le 11 Mai 40 de décrypter une partie des codes secrets de l’aviation allemande issus de la machine « Enigma ».
L’impact de tout cela est vite majeur : dans les trois premiers mois de cette bataille d’ Angleterre, les pertes aériennes des Allemands sont tous les jours, en toutes attaques, le double des pertes anglaises. Les premiers s’en exaspèrent, les deuxièmes y trouvent un indiscutable motif de fierté, mais cela suffira-t-il à gagner la partie ?
43 Hitler qui constate qu’il ne peut abattre les usines anglaises situées au Nord du pays – ses bombardiers ne peuvent aller si loin –, Hitler qui méconnaît que la défense anglaise est plus mal en point qu’il ne le pense, Hitler perd patience au bout de quelques mois de combat et décide de changer de stratégie, en optant désormais pour le bombardement des villes anglaises, dont Londres.
Double erreur : il donne du temps aux Anglais pour qu’ils se requinquent, et va échouer à faire beaucoup de victimes dans les populations anglaises. Bien au contraire, cette nouvelle stratégie renforce leur volonté de résistance.
44 Tout au long de cette longue bataille, Churchill est sans cesse sur le front, ne prenant pas un seul jour de congé, animant groupes de travail, commissions et résistance. Il force l’admiration de tous. Au point de susciter chez chacun une volonté inédite dans l’histoire.
Harry Hopkins, conseiller majeur du Président américain Franklin Roosevelt, en fut impressionné dès le début de cette bataille d’Angleterre : « le courage et la volonté de résistance de ces gens sont au-dessus de tout éloge, et, quelle que soit la violence de l’attaque, on peut être certain qu’elle se heurtera à une résistance efficace ». Ce qui fut le cas.
45 Sa communication est toute aussi exemplaire que ne le sont ses stratégies, tant de long terme que de court terme. Bloquons ainsi le curseur au milieu même de la Bataille d’Angleterre. Churchill s’adresse à son peuple, alors qu’il sait imminents les bombardements des grandes villes anglaise, y compris ou avant tout Londres.
Que ne va-t-il alors déclarer ? : « il faut que nous sachions que la semaine à venir, à quelques jours près, va constituer une période très importante de notre histoire. Elle s’apparente aux jours où l’Armada espagnole approchait de la Manche tandis que Drake finissait sa partie de boules, et à ceux où Nelson s’interposait entre nous et la Grande Armée de Napoléon à Boulogne. Nous avons appris tout cela dans les livres d’histoire –, mais ce qui se déroule actuellement est à une échelle nettement plus grande, avec des conséquences nettement plus importantes sur l’existence et l’avenir du monde et de sa civilisation, que dans ces bons vieux jours du passé ».
Roberts, dans son livre intitulé « Hitler et Churchill », résume et commente : « Churchill faisait sentir aux gens qu’ils n’étaient pas seuls dans cette lutte : ils avaient l’histoire à leurs côtés. Lui-même historien il était parfaitement à même de replacer la position alors peu enviable de la Grande-Bretagne en 1940 dans son contexte historique. Auprès d’une population qui avait appris à l’école les exploits de Drake et de Nelson, il jouait sur du velours ».
Ce qui ne l’empêchera pas de constater bien longtemps après que cette bataille ait été gagnée : « jamais un si grand nombre d’hommes n’aura été redevable à un si petit nombre ».
46 En 1941, la bataille clef se déplace vers l’Atlantique. L’enjeu pour les Anglais est de maintenir l’approvisionnement de l’île. L’enjeu des Allemands est de l’empêcher. Longtemps, Churchill craint de perdre cette bataille. Que n’a-t-on tardé avant même cette année 1941, à renforcer la marine, à intégrer les leçons de 14-18, à savoir que l’Angleterre a une fragilité, elle n’est pas une île autonome …
En réalité, les forces en présence s’équilibrent. Une fois encore, Hitler s’exaspère et décide de faire couler tout navire qui, de près ou de loin, semble participer de la sécurisation des transports vers l’Angleterre. Voulant couper toutes les communications de l’Angleterre avec le Moyen-Orient, les Etats-Unis, le Commonwealth et l’Amérique du Sud. Au début de 1941, les résultats de cette offensive sont terrifiants. Churchill sait alors qu’il peut perdre cette guerre en quelques mois … Ses services inventent de nouvelles armes anti sous-marins, projetant simultanément 24 grenades sous-marines. Une fois encore les décryptages de la machine « Enigma » utilisée par la Kriegsmarine allemande viennent apporter leur écot dans cette bataille si difficile, si incertaine.
In fine, l’histoire va se répéter, les Allemands réitérant leur erreur de 1917. Car ces décisions d’attaques tous azimuts des navires acheminant du matériel vers l’Angleterre ne vont pas précipiter l’entrée en guerre des Etats-Unis dans la guerre, mais les convaincre que tôt ou tard il leur faudra bien s’y résoudre.
Cette fois-ci, l’autre catalyseur sera japonais, ainsi que nous allons vite le voir.
47 Une fois encore, Hitler commet une nouvelle erreur d’appréciation à l’automne 41, pensant que le Front Ouest est stabilisé et qu’il est temps pour lui d’engager le fer avec la Russie, à l’Est donc. Avec du reste des percées considérables au tout début des offensives allemandes qui semblent lui confirmer que la conquête de la Russie va être chose facile.
Petit à petit, soit quand même au bout de quelques mois, la résistance russe gagne en consistance. Les Généraux allemands en prennent la mesure et, plutôt que de s’emparer vite de Moscou, préfèrent engager le fer à Stalingrad. Ce qu’on appellera la bataille de Stalingrad s’engagera donc en Mars 42 et s’achèvera un an plus tard par une incroyable défaite allemande . Incroyable et au demeurant terriblement meurtrière : on calculera après coup, que 80% des pertes en hommes de l’armée allemande durant cette guerre de 39-45 se seront produites sur le front russe, dont plus de la moitié autour justement de Stalingrad.
48 Les Japonais eux aussi se crient ou se voient grands vainqueurs des combats en Asie. Ils déclenchent une attaque sur Pearl Harbour, qui va s’avérer être une victoire tout à fait trompeuse. D’un côté peu de bateaux américains sont détruits, et en particulier aucun porte-avions (ils étaient alors ailleurs). De l’autre, les Américains ont tiré les leçons de l’attaque. C’est de la combinaison de forces aériennes et de porte-avions que va dépendre l’issue des futurs combats en mer.
49 Du côté européen, les combats s’engagent en Mars 42 à Stalingrad. Combats qui dureront un an durant et qui épuiseront l’armée allemande.
Churchill peut jubiler : toutes ses analyses de 1940 se sont révélées justes ! L’Amérique est bien entrée en guerre, les Allemands se sont lancés en guerre contre la Russie et vont y laisser énormément de forces et de vies ( ils y auront laissé 80% de leurs pertes en vies humaines durant toute la guerre ! ).
Du côté américain, c’est d’abord et surtout dans le Pacifique que les choses se jouent . Après avoir échoué à détruire la flotte marine américaine du Pacifique à Pearl Harbour, l’amiral japonais Yamamoto entend réussie en déclenchant la bataille de Midway, toujours dans les îles d’Hawaï. A l’issue d’intenses combats, il est défait. Très logiquement, les Américains engagent la contre-offensive dans ce qu’on appellera la bataille de Guadalcanal , dans les îles Salomon. Ces batailles farouches dureront tout le second semestre de 1942. Et se traduiront à nouveau par un repli japonais, qui amorcera un véritable tournant. Jamais les Japonais ne se retrouveront en position de reprendre un quelconque avantage dans cette « guerre du Pacifique ».
L’année 42 est ainsi un paradoxe tant pour Churchill que pour De Gaulle. Tout ce qui est vraiment essentiel a lieu loin d’eux, et ils n’y jouent même pas un rôle accessoire.
50 Il faudra donc attendre la toute fin de l’année 42 pour que toutes ces choses changent.
Tant dans les états-majors américains qu’anglais, la question n’est plus tant de savoir si la guerre devrait être gagnée ou non, non, la question devient : comment la gagner et à quel rythme ? Si les états-majors ont par nature des différences et des controverses, ce n’est pas vraiment le cas de Roosevelt et deChurchill. Depuis déjà la mi-40, ces deux-là ne cessent d’échanger par courrier codé. On calculera après la guerre qu’ils se seront écrits l’un à l’autre deux fois par semaine !
51 Fin 42, Anglais et Américains ont acquis la conviction que les temps sont venus de passer à l’offensive en Europe de l’Ouest. Deux stratégies sont alors envisageables : tenter de débarquer directement en France, ou s’emparer de l’Afrique du Nord, puis de l’Italie avant de porter le fer en France. Les Américains supportent plutôt la première de ces stratégies, les Anglais plutôt la seconde. Il n’est pas facile d’argumenter dans de telles circonstances ; aussi Churchill va-t-il s’y prendre tout en finesse pour faire passer la vision anglaise sans heurter ni vexer les militaires américains. Son argument en fait le fait le plus majeur étant que l’option anglaise prendrait plus de temps, mais serait infiniment moins meurtrière que l’option américaine.
Il y a toutefois un hic dans tout cela, c’est à qui confier le leadership des troupes françaises demeurées présentes en nombre en Afrique du Nord. Roosevelt n’aime pas trop ce Général de Gaulle qui se prend à ses yeux pour une « Jeanne d’Arc » des temps modernes, et considère que ce sera aux Français eux-mêmes de dire après la victoire alliée par qui ils devraient ou voudraient être dirigés. Il suspecte son ami Churchill d’avoir trop de sympathie pour ce général français qu’il a lui-même recueilli et abrité à Londres. Bref nos deux hommes finissent par s’accorder sur la nécessité d’imposer un tandem De Gaulle-Giraud, Giraud très anti-allemand mais demeuré fidèle à Vichy. Sur le fond, Giraud n’est pas de force à s’imposer face à De Gaulle qui finira par le supplanter et l’écarter.
Mais l’abcès entre Roosevelt et De Gaulle ne sera pas crevé pour autant. De Gaulle se considérant pour lr représentant de la « France en exil », et Roosevelt ne voulant point s’y rallier.
En fait, et c’est bien intéressant que de le noter, ce sont les adjoints de chacun, Roosevelt et Churchill, qui finiront par imposer « un consensus de fait ». Eisenhower, le général en chef des armées alliées, du côté américain qui assurera De Gaulle fin 43 qu’il a compris pourquoi la Résistance en France sera si capitale après un débarquement des troupes alliées. Anthony Eden, du côté anglais, qui suit avec soin la situation en France et qui pressent que les mouvements communistes auraient toutes chances de pouvoir faire un coup de force, si De Gaulle était mis de côté. Jamais Roosevelt et Churchill ne débattront clairement du sujet De Gaulle. Ce seront leurs adjoints qui joueront en fait un rôle clef, avant que De Gaulle ne s’impose lui-même magistralement après le débarquement de Juin 44.
52 En décembre 43, Churchill pressent bien que tous les plans pour faire triompher les alliés sont maintenant définis et arrêtés. Il se confie à sa fille Sarah : « ne t’en fais pas, cela n’a pas d’importance si je meurs à présent, les plans de la victoire sont prêts, et ce n’est plus qu’une question de temps ».
53 Le débarquement en Normandie si longtemps préparé par les Américains et les Anglais a lieu en Juin 44. Huit jours après le fameux D-Day, Churchill se rend en France et prend la mesure de son immense réussite. Des politiques s’insurgent en Angleterre de le voir prendre tant de risques en se rendant à proximité des lieux de combat. C’est bien mal le connaître, quand bien même il aurait désormais 70 ans. Un de ses soutiens, un certain Bracken, réplique : « ni l’honorable et vaillant membre de notre Parlement ni quiconque ne pourra persuader le Premier Ministre de se calfeutrer dans du coton. Il est l’ennemi du confort douillet, que ce soit celui de la pensée, de la parole et de l’action… Les hommes du destin n’ont jamais calculé les risques ». Dans les mois qui suivent, ce sont surtout les Militaires qui ont l’initiative. Il n’y a que De Gaulle pour tirer les marrons du feu en France , ce qui réjouit sans doute Churchill plus qu’il ne saurait le dire publiquement.
54 Tout au long de l’année 44, Roosevelt et Churchill travaillent à ce qui devrait être d’un côté la Charte de l’Onu et de l’autre une Déclaration universelle des Droits de l’Homme. L’un comme l’autre étant convaincus qu’il faille définir des règles qui garantissent les libertés individuelles, qui contrarient les génocides en permettant à qui le souhaite de s’en échapper et qui donnent à certains Etats des pouvoirs assez forts pour empêcher de nouvelles guerres mondiales. Hélas, trois fois hélas, même des pays signataires des dites Chartes ne se priveront pas de les ignorer et aucun mécanisme ne pourra être défini qui permette de les mettre eux-mêmes au ban de l’Onu.
Même des institutions dérivées de la création de l’Onu telles que l’Unesco échoueront à faire reconnaître comme patrimoine universel de l’humanité autre chose … que des monuments, des sites et des paysages !
55 A Yalta, les trois grands Etats-Unis, Angleterre et France s’accordent sur un partage des territoires occupés par leurs armées sous zones d’influences acquises par les uns et les autres. Y compris l’Allemagne. Staline s’engage à ce qu’il y ait des élections libres dans chaque territoire qu’il occupera. Mais plus les mois passent, plus il s’avère que Staline a fait de fausses promesses et qu’il compte liquider toutes les oppositions aux communistes locaux. Tout au long de l’année 45, alors que les armées allemandes se dirigent vers une inéluctable défaite, la volonté de Staline de profiter de l’effondrement de l’Allemagne pour se constituer une très large zone d’influence est de plus en plus manifeste.
La santé de Roosevelt décline, et Churchill perd l’interlocuteur avec lequel il avait tant échangé tant d’années durant. Pis encore, son parti n’a pas pris conscience des colères qui grondent en Angleterre. A sa grande surprise, Churchill perd les élections organisées en Angleterre. Le voilà mis au chômage …
56 Laissons passer quelques mois… Bien qu’il ne soit plus au Pouvoir, Churchill bénéficie d’une reconnaissance unanime pour toutes les actions qu’il a animées ou mises en œuvre durant la guerre. Il reprend ce qu’il a toujours aimé faire : des travaux historiques, notamment une « Histoire des peuples de langue anglaise », des articles et des conférences, et des tableaux. On l’invite dans mille et une Universités, notamment aux Etats-Unis.
Une invitation va particulièrement le toucher : celle qui lui est faite par les deux Universités de Fulton dans le Missouri puis de Miami, le nouveau Président américain Harry Truman l’ayant assuré de sa présence pour le cas où il accepterait ces invitations. Kersaudy nous conte et raconte la genèse incroyable de ce qui s’avèrera in fine être son ultime grand discours :
« Ce projet de discours à l’Université de Fulton, Churchill le montre aux divers stades de son élaboration à Harry Truman, à son conseiller Byrnes et à l’amiral Leahy, qui s’en déclarent enchantés ; le Premier Ministre anglais, Clément Attlee, l’aurait été nettement moins, mais il n’a été informé qu’en termes très généraux de ce qui se prépare. Le 5 Mars 1946, il sera donc stupéfait en entendant son prédécesseur s’adresser aux étudiants et aux professeurs du Westminster College de Fulton, leur ayant déclaré qu’il avait lui aussi été éduqué à Westminster ( celui de Londres !), que ses propos n’engageaient que lui-même et que « les peuples de langue anglaise » avaient un héritage en commun à défendre en temps de paix comme en temps de guerre, il entre dans le vif du sujet : « une ombre s’est répandue sur la scène si récemment illuminée par les victoires alliées … De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer est descendu sur le continent. Il y a derrière lui toutes les capitales des anciens Etats d’Europe centrale : Varsovie, Berlin, Prague, Vienne, Budapest, Belgrade, Bucarest et Sofia. Toutes ces villes célèbres et les populations qui les entourent sont maintenant incluses dans ce qu’il me faut appeler la sphère soviétique, et toutes sont soumises, non seulement à l’influence soviétique, mais encore à un degré de contrôle croissant par Moscou … Les partis communistes, qui étaient très réduits dans tous ces petits Etats d’Europe orientale, ont été élevés à une position puissance et de prééminence très supérieure à leur importance numérique et cherchent partout à imposer un pouvoir totalitaire … A présent, les Russes s’efforcent de constituer un parti quasi communiste dans leur zone de l’Allemagne occupée. Quelles que soient les conclusions que l’on tire de ces faits, ce n’est certainement pas là l’Europe libérée pour laquelle nous avons combattu ; et ce n’est pas non plus celle qui porte en elle les ferments d’une paix durable ».
Il fallait être Winston Churchill pour tenir un tel discours. Pour des raisons variables d’un dirigeant à un autre, aucun dirigeant en activité n’aurait eu assez de légitimité pour mettre pareillement « les pieds dans le plat ».
Kersaudy poursuit son compte-rendu : ayant souligné que « les partis et la cinquième colonne soviétiques constituent un défi et un péril croissant pour la civilisation chrétienne » et lancé un appel à « une nouvelle unité en Europe », Churchill en vient à l’essentiel : « je ne pense pas que la Russie soviétique veuille la guerre ; ce qu’elle veut, ce sont les fruits de la guerre et l’expansion sans limites de sa puissance comme de ses doctrines … Nos difficultés et nos dangers ne disparaîtront pas si nous nous voilons la face, si nous restons passifs ou encore si nous nous contentons de chercher à seulement apaiser les tensions ».
Bref, et pour faire court, Churchill comme de par le passé synthétise : il nous faut nous unir et négocier avec les Russes, mais simplement en position de force. Mais son message – l’expansionnisme soviétique relayé par les partis communistes du monde entier, représente un nouveau danger mortel pour les démocraties occidentales –, ce message en fait , après X années de guerre terrible, personne ne voulut trop l’entendre. Clément Attlee dira que Churchill n’était pas mandaté pour parler au nom du gouvernement britannique tandis qu’Harry Truman affirmera qu’il n’avait pas eu connaissance au préalable de la teneur de ce discours, ce qui était un évident pieux mensonge …
L’un dans l’autre, Churchill n’en avait pas moins posé un problème autour duquel la politique internationale ne cesserait de tourner dans les vingt-cinq ans qui suivraient …. Et comme Churchill fut bientôt vieillissant, force serait de constater aussi que ce discours de Fulton serait son dernier « grand discours » !
57 Nous l’avons vu ou évoqué à maintes reprises, toutes les idées de Churchill n’étaient pas géniales, et il en était même parmi elles de nombreuses qui auraient viré au cauchemar si on les avait appliquées.
Ce n’est qu’en 2001 qu’ont été rendues publiques les archives liées à l’action et aux états d’âmes du Maréchal Lord Alanbrooke , sorte de chef d’état-major des forces britanniques durant cette deuxième guerre mondiale. Il y apparaît sans incertitude ni ambiguïté que Churchill et lui connurent bien des dissensions et bien des controverses tout au long de la Guerre. Churchill étant une sorte de joueur de poker toujours prêt à tenter des coups, et Alanbrooke étant plutôt du profil joueur d’échecs, mesurant toujours le pour et le contre de toute décision.
Passées les années 40-41-42, Churchill fit beaucoup plus confiance aux analyses d’Alanbrooke qu’il n’en attribuait à ses propres intuitions. Ce qui est évidemment à porter à son crédit ! En tous cas, il ressort formellement de tous ces documents que c’est à Alanbrooke que nous devons d’avoir été le plus décisif entre la fin 42 et la mi-45 !
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58 Le temps vient pour nous de conclure, de tenter de le faire le mieux possible. Au terme de sa si brillante monographie, Andrew Roberts s’y est lui-même risqué. Nous ne saurions mieux faire qu’il ne l’a lui-même fait.
Sans que nous ayons de quoi en être surpris, Roberts rappelle que Churchill fut l’un des premiers hommes politiques, et ce dès 1934, à avoir dénoncé les dangers tant du nazisme que du communisme russe. A avoir aussi pressenti que ces deux systèmes politiques se ressemblaient bien plus qu’ils ne différaient l’un de l’autre. Ce que confirmerait après-guerre Hannah Arendt.
Roberts pointe ensuite ô combien tous les épisodes de sa vie passée auront préparé Churchill à exercer ses responsabilités durant la seconde guerre mondiale. « La maîtrise qu’il avait très tôt acquise de la « noble phrase » anglaise ainsi que ses lectures comme jeune officier lui permirent de déployer le magnifique art oratoire de la période de guerre. Son passage à Cuba lui apprit à conserver son sang-froid sous le feu ennemi, et comment prolonger sa journée de travail grâce à la sieste. Son expérience de la guerre des Boers le confronta aux défaillances des généraux. Ses activités de pilote d’avion et de Secrétaire d’Etat à l’Air firent de lui un zélateur de la RAF bien avant la Bataille d’Angleterre. L’écriture de son « Marlborough » le prépara à l’harmonisation des décisions entre alliés. Sa tendance à toujours se rendre sur place là où il se passait quelque chose le prépara à ses visites un peu partout pour soutenir le moral de la population britannique au cours du Blitz … Et même ses écrits sur le fondamentalisme des musulmans afghans lui ouvrit les yeux sur ce que peuvent être des totalitarismes ».
Bref, il y eut bien 3 Churchill qui se succédèrent l’un à l’autre ; celui d’avant 1918, celui de 1934 à 1939, et celui de 1940 à 1945.
L’homme qui vécut et connut tout cela était évidemment exceptionnel. Militaire, aventurier, correspondant de guerre, historien, orateur et acteur incomparable, démocrate, homme politique, n fois ministre et néanmoins manage, pragmatique en tout et tout autant stratège et visionnaire, artiste, cavalier , pilote d’avion, escrimeur, hédoniste , … on ne voit guère d’exemple de « grand homme » qui puisse même lui être comparé. Ni avant lui, ni de son temps, ni après lui. Un personnage dont on pourrait pareillement soutenir qu’il fut un personnage historique et un personnage de « roman », lui-même hautement romanesque.
A tout cela, je rajouterais bien une troisième conclusion. Dans un registre fort différent, fort distinct de tout ce qui précède. Le génie de Churchill ne me paraît en effet pas seulement d’avoir eu assez de talents, assez de visions pour mener son pays aux succès qu’il connaîtra. Ce qui fut aussi essentiel, c’est de savoir « embarquer » derrière lui tout le peuple anglais. Malgré les souffrances, malgré les turbulences, malgré les risques d’être défaits. Propos qui n’a rien d’anodin : de 1939 à 1945, 90% des Anglais lui accordèrent constamment leur confiance. Qui pourrait bien se targuer, dans quelque pays que ce soit aujourd’hui, d’avoir su entraîner une telle adhésion ?
Sans doute n’est-il point aisé d’en proposer une interprétation qui soit synthétique, et dont on puisse assurer qu’elle fut la bonne. Mais peut-être le discours qui suit nous donne-t-il une précieuse clef en la matière :
« A quoi bon ma vie aura-t-elle donc servi ? Le seul guide de l’homme est sa conscience ; le seul bouclier de sa mémoire est la droiture et la sincérité de ses actes. Il est fort imprudent de traverser l’existence sans ce bouclier, parce que nous sommes si souvent nargués par l’échec de nos espoirs et la faillite de nos calculs –, mais, avec ce bouclier, quels que soient les jeux du destin, nous restons toujours dans le camp de l’honneur ».
Churchill n’aura-t-il point toute sa vie durant été fidèle à ce credo ? N’est-ce point cela même que nous avons pu constater d’année en année, de péripétie en péripétie, de situation en situation ?
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ADDENDUM
De quelques traits d’esprit, perles et réparties de Sir Winston.
Orateur et acteur d’exception, Churchill s’illustra par des réparties et des portraits qui illustraient tous ses talents. Rien de surprenant à cela. Il savait aussi et souvent synthétiser ce qu’il pouvait penser en découvrant une manière de dire les choses d’une manière qui lui était propre. Enfin, de temps en temps, il savait manier ce qu’on désigne souvent par « humour anglais ». C’est un peu tout cela qu’on retrouve dans ses mots d’esprit.
Lançons-nous à présent dans son sillage, en espérant ne point nous y perdre.
Dans sa vie publique, Churchill aura eu principalement deux ennemis : le socialisme et Hitler. On ne peut que lui reconnaître d’en avoir parlé « cash ». Du socialisme il disait ainsi : « Christophe Colomb fut le premier socialiste. Il ne savait pas où il allait, il ignorait où il se trouvait et il faisait tout cela aux frais du contribuable ». Ou encore : « il faudrait que les travaillistes se départissent de cette erreur monumentale, de cette ineptie grotesque, fallacieuse et fatale de croire qu’en limitant l’initiative humaine, qu’en entravant par une fausse égalité les efforts de l’entreprise humaine, quelle que soit sa forme, quel que soit son domaine, ils vont accroître le bien-être dans le monde ». Il faut bien dire ou voir qu’il avait en horreur ces administrations aspirées par la tentation bureaucratique, qu’il comparait dès 1927 (!) à « des sauterelles dévastatrices ». Quant à Hitler il écopa de : « si Hitler avait envahi l’Enfer, je me serais débrouillé pour avoir un mot gentil pour le Diable ». Les pacifistes qui s’étaient voulu des conciliateurs avec le Führer allemand, envers et contre tout bon sens, avaient malheureusement échoué. Churchill synthétisa à leur encontre : « Un conciliateur, c’est quelqu’un qui nourrit un crocodile, en espérant qu’il sera le dernier à être mangé ».
Oublions ces grands sujets pour nous pencher sur des thématiques bien plus anecdotiques.
Churchill était célèbre pour son manque de ponctualité. Sa femme Clémentine qui avait sans doute autant d’humour que lui, se désespérait de l’en corriger. Aussi finit-elle par concéder : « comme à la chasse, Winston aime toujours laisser au train sa chance de s’éloigner ». Il arrivait , il était souvent arrivé à Winston de se fourvoyer en ayant de fausses-bonnes idées, ce dont il avait fini par avoir conscience : à la mi-42, alors qu’on se lamentait sur les défaillances d’un char, qu’on désignait sous le sigle de A22, il y coupa court en disant : « comme on pouvait s’y attendre, ce char avait bien des défauts ; peut-être aurait-on dû l’appeler le Churchill . » Autres anecdotes qui en disent long sur sa capacité d’autodérision. A un assistant qui lui demandait comment il faisait pour produire autant de discours dans une seule journée, il précisa : « ce n’est pas aussi difficile que vous pourriez le croire : j’ouvre la bouche pour la laisser parler et je la laisse continuer ». Le 15 Juin 40, après avoir dicté des télégrammes particulièrement éloquents au Président Roosevelt et aux Premiers Ministres des Dominions, il ajouta : « si les mots comptaient, nous gagnerions cette guerre à coup sûr … ». Bref, nous devrions sans peine pouvoir admettre qu’il était fort capable de se moquer de lui-même.
Continuons sur des chemins tout aussi inédits. Toute sa vie, il aura maintenu qu’utilisé avec modération,l’alcool était une source de forces bien plus qu’une marque de faiblesses. Disant ainsi « je trouve que l’alcool est un grand soutien dans l’existence, à la fin d’une journée chargée d’ennuis et de morosité, une quantité raisonnable de boissons fortes donne une apparence plus gaie aux choses » ou encore « quand j’étais plus jeune, j’avais comme règle de ne jamais boire d’alcool fort avant le déjeuner. Maintenant ma règle est de ne jamais le faire avant le petit déjeuner ». Il lui arrivait bien sûr de rencontrer des gens qui se targuaient d’être sobres en toutes circonstances. Ainsi le Général Montgomery, fameux général anglais, le futur vainqueur d’El Alamein, lui avait dit en Juillet 40 : « je ne bois pas, je ne fume pas et je suis en forme à cent pour cent ! ». Churchill répliqua aussi sec : « Moi je bois, je fume, et je suis en forme à deux cent pour cent ! ». Comme il s’était par la suite pris de passion pour les cigares et qu’il tenait par-dessus tout à ce qu’on lui épargne critiques et quolibets, il avait trouvé une réplique toute déstabilisante pour les importuns : « ne croyez surtout pas que je fume toute la journée ! Je suis bien trop tempérant pour cela. Il s’agit en réalité de faux cigares : ils sont creux et remplis de cognac à l’intérieur ».
On ne saurait non plus ignorer bien des réparties originales, dont il sut faire preuve dans des circonstances inédites :
- Dès son jeune âge, Winston fit preuve d’un indiscutable esprit de répartie. Les historiens nous content ainsi que lorsque Monsieur Mayo, un de ses professeurs s’exclama théâtralement devant sa classe : « jeunes gens, je ne sais pas quoi faire de vous ! », Churchill rétorqua du haut de ses quatorze ans : « nous enseigner des choses, monsieur ! ».
- Peu après le krach de 1929, alors qu’il se trouvait à New York, quelqu’un compatissait avec lui de toutes les pertes boursières qu’avaient connues les uns et les autres, Winston qui y avait pourtant laissé lui aussi pas mal d’argent , rétorqua : « Oui ! ça aurait été beaucoup mieux si j’avais dépensé cet argent. A quoi sert-il si ce n’est à être dépensé ? » ;
- En 1931, Churchill s’était lancé dans un propos un peu hasardeux : « nous connaissons tous l’histoire du docteur Guillotin qui a été exécuté par l’instrument qu’il avait lui-même inventé … ». On l’interrompit depuis les travées par : « mais, pas du tout, il ne l’a pas été ». Alors Winston, sans se démonter, ajouta : « eh bien, il aurait dû l’être ! » ;
- Une aristocrate qui ne l’aimait guère, Lady Astor, l’ayant interpellé : « Monsieur Churchill, si j’étais votre femme, je verserais du poison dans votre café … », il répondit calmement : « et moi, Madame, si j’étais votre mari, je le boirais ! » ;
- George Bernard Shaw, qui ne devait guère l’aimer mais lui avait envoyé deux billets pour la première de sa prochaine pièce, accompagnés de ces simples mots : « voici un billet pour vous et un autre pour un ami, si vous en avez un … ». Winston répliqua derechef : « ayant déjà contracté d’autres engagements, je regrette de ne pouvoir assister à la Première de votre pièce. Merci de m’envoyer deux billets pour la représentation suivante, s’il y en a une … » ;
- Hôte de la Maison Blanche, le 1er Janvier 1942, Churchill était sorti de sa salle de bain en costume d’Adam et s’était trouvé nez-à-nez avec le Président Roosevelt. Sans se démonter – ce qui évidemment ne saurait nous surprendre –, il proclama : « L’Angleterre n’a rien à cacher » ;
- Un journaliste un tantinet malicieux lui ayant demandé : « Mais quel est le secret de votre bonne santé ? », alors que Winston n’était plus tout jeune, il s’entendit répondre laconiquement : « c’est le sport … je n’en fais jamais ! » ;
Ce qui était évidemment faux ! Winston pratiqua même le polo jusqu’à l’âge de 57 ans … et avait été dans sa jeunesse un grand pratiquant de multiples sports !
Infiniment créatif, il n’hésitait pas à proposer des tas de « définitions originales » :
- « Un prisonnier de guerre est quelqu’un qui a essayé de vous tuer, a échoué, et vous demande ensuite de ne pas le tuer » ;
- « La différence entre dictature et démocratie ? En démocratie, lorsque l’on frappe à votre porte à 6 heures du matin, c’est le laitier » ;
- « Un bourgeois est un homme modérément honnête, avec une épouse modérément fidèle, tous deux buveurs modérés, qui vivent dans une maison modérément confortable » ;
- « Le Tout Puissant, dans son infinie sagesse, n’a pas cru bon de créer les Français à l’image des Anglais » ;
- « Un fanatique est quelqu’un qui ne veut pas changer d’avis et qui ne veut pas changer de sujet » ;
- « Vous pouvez forcer les gens à vous obéir ou à se soumettre, mais vous ne pouvez les forcer à être d’accord » ;
- « le golf est un sport qui consiste à faire une belle promenade dans un site exceptionnel, un moment de quiétude gâché par une petite balle blanche, qui refuse bien souvent d’entrer dans un trou de deux fois et demie sa taille » ;
- « En démocratie, créer et multiplier les infractions qui ne sont pas condamnées par l’opinion publique, qui sont difficiles à établir et qui ne peuvent être sanctionnées que de façon aléatoire, n’est pas de bonne politique » ;
- « Le pouvoir de l’homme s’est accru dans tous les domaines, sauf sur lui-même ».
Ce qui ne l’empêchait point de verser dans le bon sens le plus élémentaire, ainsi qu’il en ressort ci-après :
- « il n’y a rien de pire que de se faire du souci pour des broutilles ;
- « Ce qui m’inquiète, ce n’est pas l’action, c’est l’inaction » ;
- « Il est toujours sage de vouloir regarder en avant, lais il est généralement bien difficile de voir ce qu’ en fait on ne saurait voir » ;
- « La mission du Parlement, ce n’est pas seulement de voter des bonnes lois, mais aussi d’enterrer les mauvaises ».
- « On ne devrait jamais tourner le dos à un danger pour tenter de le fuir. Si vous le faites, vous le multiplierez par deux. Mais si vous l’affrontez rapidement et sans vous dérober, vous le réduirez de moitié » ;
- « Les jeunes gens d’aujourd’hui font ce qui leur plaît. Le seul moment où les parents sont réellement en mesure de contrôler leurs enfants, c’est avant la naissance. Après cela, leur tempérament se déploie inexorablement pétale par pétale ».
La bêtise l’insupportait. Cela s’était vu dès ses premières années à la Chambre des Communes où on lui vit déclarer à d’autres députés : « L’honorable lord peut être décrit comme un de ces orateurs dont on disait fort justement : « au moment où il se lève, il ne sait pas ce qu’il va dire ; au moment où il parle, il ne sait pas ce qu’il dit ; et lorsqu’il se rassoit, il ne sait pas ce qu’il a dit ». Quelques années plus tard, en 1933 exactement, après avoir entendu le Premier Ministre Ramsay MacDonald pérorer sur le désarmement, il crut bon de répliquer : « je dirai peu de choses sur le style oratoire du Premier Ministre ; nous le connaissons tous. Nous savons qu’il a ce don unique de faire entrer le minimum de pensée dans le maximum de verbiage ».
Par la suite, le propos devint plus ironique comme dans cet échange avec une femme qui l’avait insidieusement apostrophé : « Winston, imaginez-vous un instant avec ma beauté et votre intelligence ». La remise en place fut fulgurante : « ma chère ! Imaginez-vous un instant avec votre intelligence et ma beauté ».
Comme vous pouvez vous en douter, je pourrais doubler, tripler, quadrupler le nombre même de ces anecdotes ou réparties sans du tout en avoir fait le tour.
Par contre je crois que Churchill eut apprécié de connaître ce que nos Français Rabelais et Alphonse Allais avaient dit avant lui : « le rire est le propre de l’homme » ainsi que « les gens qui ne rient jamais ne sont pas sérieux ». Sans doute, sans aucun doute, s’y serait-il rallié, et sans la moindre seconde d’hésitation …
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