Comme vous pouvez vous en douter, bien des livres ont été consacrés à la personnalité comme à l’histoire même du Général. Personnage haut en couleurs qui devait pareillement marquer la France et le Monde.La note qui suit ne retrace bien naturellement rien qui n’ait été validé ou éclairci par toutes les études ou investigations qui lui ont été dédiées. Ce n’est que vers la fin de cette note, soit entre 1967 et 1969, que je me suis permis de glisser quelques observations complémentaires à ce qu’on trouve dans la littérature.
Troisième d’une famille de cinq enfants. Charles de Gaulle naît en Novembre 1890 dans une famille sans histoires. Homme de pensée, de culture, imprégné du sentiment de dignité d’appartenir à son pays, Henri de Gaulle, le père de Charles, est un catholique indiscutablement très croyant ; il enseigne au collège de l’Immaculée Conception situé à Lille, rue de Vaugirard, et qui prépare aux grandes écoles. Il est reconnu et admiré de ses élèves, parmi lesquels auront figuré Georges Bernanos, ainsi que les futurs généraux de Lattre et Leclerc. A ses enfants, il transmet une culture à la fois littéraire, historique et philosophique, ainsi qu’une certaine liberté d’esprit. Mais il n’en a pas moins une vive rancune, tant à l’égard de la Réforme protestante que de la Révolution française, deux calamités qu’il juge avoir été à l’origine des malheurs du pays.
L’éducation du jeune Charles de Gaulle aura donc en premier, avant tout, porté la marque de ses racines familiales : du côté de sa mère, une famille d’industriels établie depuis plusieurs générations dans le Nord, et, du côté de son père, une famille d’intellectuels issue de la noblesse de robe ( avocats, magistrats des Parlements de Paris et de Dijon) , dont certains ont fait carrière à Paris et d’autres en Province. Le Général grandit donc au sein de cette bourgeoisie du Nord qui, dira-t-il plus tard, « n’était pas à l’image de l’aristocratie terrienne appauvrie, aigrie et vivant en fait en marge de l’époque, ni à celle des petits bourgeois provinciaux repliés sur eux-mêmes et imperméables à la culture de leur temps ». Tout cela pourrait se formuler de manière beaucoup plus positive : dans toute cette famille prédominent le sens de l’effort et du travail, un certain dédain des choses matérielles, une réelle sensibilité de cœur, mais qu’il est de bon ton de ne pas afficher, et enfin une réelle conscience des devoirs sociaux que les plus aisés ou les plus fortunés se doivent d’avoir vis-à-vis de ceux qui ont moins bien réussi ou que la malchance a desservis.
C’est vers 15 ans, après avoir longtemps hésité à embrasser la carrière d’écrivain, que Charles de Gaulle choisit de devenir militaire. Aucune tradition familiale ne le pousse pourtant à ce choix. En réalité, même si l’atmosphère de l’époque est à la revanche après la défaite de 1870, c’est surtout mû par son ambition que De Gaulle choisit Saint-Cyr. Saint-Cyr est alors une très grande école en France. L’armée française est au faîte de sa renommée : « quand j’entrais dans l’armée, confiera plus tard Charles, elle était une des plus grandes choses du monde ».
C’est ainsi qu’à 18 ans, plus exactement en Septembre 1909, que Charles de Gaulle est reçu au concours de Saint-Cyr. A une place moyenne, puisqu’ au concours d’entrée, il n’est même pas dans les cent premiers. Lentement mais sûrement, il remonte dans le classement de sa promotion. Finissant 13ème sur toujours 221 élèves classés. Ses mentions parlent d’elles-mêmes : « a été continuellement en progression depuis son entrée à l’école, a beaucoup de moyens, de l’énergie, du zèle, de l’enthousiasme, du commandement et de la décision. Ne peut manquer de faire un bon officier ». Alors sous-lieutenant, il a le choix des armes les plus prestigieuses. Il ne choisit pourtant que l’infanterie. « Parce que c’est plus militaire ! », affirme-t-il. Sans doute aussi parce que pressentant la guerre, il sait qu’il sera ainsi aux premières lignes des combats : « quand je devrai mourir, j’aimerais que ce soit sur un champ de bataille », écrira-t-il avant que la guerre n’éclate.
En Octobre 1912, De Gaulle, sorti de Saint-Cyr, choisit donc d’intégrer le 33ème régiment d’infanterie stationné à Arras. Le jour de son arrivée, il va se présenter, comme c’est l’usage, à son Chef de Corps, le lieutenant-colonel Philippe Pétain, alors âgé de 54 ans , et dont la retraite paraît se profiler alors deux ans plus tard. Pétain est d’emblée sidéré par ce jeune officier visiblement formé à la dure, au caractère bien trempé et à la culture immense. Un semestre plus tard, il dira de De Gaulle : « Très intelligent. Aime son métier avec passion. A parfaitement conduit sa section aux manœuvres. Digne de tous les éloges ».
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Il faut bien avouer ou reconnaître que Charles est déjà loin d’être un simple officier. Comme nous l’avons déjà évoqué, Charles de Gaulle a eu la chance d’être éduqué dans un milieu familial fort érudit, qui lui a donné le goût profond des lectures. Tout jeune, il a commencé par des classiques usuels, quand on a alors entre 10 et 15 ans : la Comtesse de Ségur, Jules Verne, des nouvelles et des romans comme Sans Famille, Robinson Crusoé ou Le Dernier des Mohicans. Son père l’a guidé aussi en lui faisant découvrir L’Aiglon puis le Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, deux personnages dont l’existence tourne au drame. Par la suite sa formation et ses connaissances se sont enrichies chez les jésuites qui l’ont marqué à la fois spirituellement et intellectuellement.
Tout au long des années qui suivent, on le voit multiplier les lectures. De Thucydide à Plutarque en passant par Aristote, de Cicéron à Tacite, auprès des Pères de l’Eglise et notamment le Saint-Bernard fondateur de l’Ordre des Cisterciens, auprès des penseurs du 17ème siècle : Shakespeare, Corneille, Racine, La Bruyère, Pascal, Descartes, La Rochefoucauld, Bossuet, et bientôt Chateaubriand, Hugo, Balzac, Lamartine, Vigny ou encore Flaubert … Tout autant que la chose militaire, la littérature le fascine et il ne rate jamais une occasion d’y retirer des enseignements.
Alors que De Gaulle s’est passionné pour les pensées du 17ème siècle, qu’en dire qui soit sûr et qui reste synthétique ?
Il est d’abord certain qu’il se soit beaucoup penché sur les œuvres de nos deux grands tragédiens du 17ème , Corneille et Racine. Ne ratant jamais l’occasion de pimenter une conversation par une citation tirée des œuvres de l’un ou de l’autre. Corneille l’avait profondément frappé : ne trouve-t-on point chez beaucoup de ses héros un mélange de vertu à l’antique, d’ascétisme de la volonté et d’idées chevaleresques sur l’homme ? Ne trouve-t-il point dans sa foi chrétienne des forces ou des arguments propres à répudier les deux formes de l’amour de soi qui peuvent être tour à tour l’orgueil et l’humilité, formes dont on ne cesse d’observer le jeu dans les tragédies ?
Il est ensuite visiblement tout aussi conquis par Descartes que par Pascal. Descartes dont il tire leçon en concluant comme lui que « le terme suprême de nos études doit être de nous rendre capables d’un jugement solide et vrai, non seulement à propos des choses scientifiques, mais en toute espèce d’occurrence », Descartes qui excelle à distinguer le Vrai du Faux et ne se prive pas de donner des recommandations pour espérer y parvenir. Descartes qui souligne l’existence de 4 opérations majeures de l’esprit : concevoir, juger, raisonner, ordonner. Et, d’un autre côté, Pascal qui a si brillamment montré qu’il existait des logiques du cœur complémentaires des logiques de la raison, et qui a tout autant mis en garde les hommes qui cèderaient en tout et pour tout à la tentation du divertissement.
On a aujourd’hui oublié le Cardinal de Retz, sorte de Machiavel français, qui avait joué un réel rôle durant la Fronde et qui s’était interrogé après coup sur les erreurs commises à cette époque . Retz dont certaines maximes parlaient particulièrement au Général telle que « il n’y a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif, et le chef d’œuvre de la conduite est de connaître ou de prendre ce moment » ou encore « toutes les grandes choses qui ne sont pas exécutées paraissent toujours impraticables à ceux qui ne sont pas capables de grandes choses ».
Enfin j’aurais tendance à pointer que le Duc de La Rochefoucauld le fascine autant qu’il ne l’irrite. Il le fascine parce qu’il pointe ô combien cinq défauts majeurs viennent polluer les existences humaines : l’orgueil, l’avidité, la jalousie, la colère et l’ignorance. Mais il l’irrite parce que tout cela incite plus au pessimisme et à la désespérance … qu’à l’action. Or Charles ne rêve que de savoir agir … et de le faire à bon escient.
Sans qu’il dispose du recul dont nous disposons aujourd’hui pour pouvoir en juger, De Gaulle pressent que c’est bien le 17ème siècle qui a structuré l’esprit français et que le 18ème lui a fait suite, sans pour autant être aussi révolutionnaire que ne l’avait été le 17ème *. Il est tout aussi sensible aux romantiques, particulièrement aux poètes romantiques tels que Lamartine , Hugo et Vigny, mais aussi à quelques-uns qui les ont suivis : Verlaine, Maeterlinck ou encore Verhaeren. Dit brutalement, bien sûr en forçant un peu le trait, De Gaulle se serait toujours méfié de quelqu’un qui n’aurait pas le sens de la poésie. Pressentant lui-même que bien des choses qui font sens dans une vie gardent une part de mystère, et que c’est bel et bien la poésie qui le souligne soit implicitement soit expressément. Ou pressentant qu’une vie sans amour ou sans cœur ne mérite pas d’être réellement vécue.
De son aveu même, et il s’en confiera dans ses Mémoires, ce seront surtout quatre personnes de son temps qui l’auront marqué, avant qu’il n’ait atteint la trentaine : Henri Bergson, Emile Boutroux, Charles Péguy et Maurice Barrès. Propos évidemment destiné à nous aider à comprendre ses racines les plus évidentes, quand bien même, et nous le verrons, elles ne seront pas les seules à avoir fortement compté pour lui.
Commençons donc par Bergson. Philosophe français fort célèbre en ce début de 20ème siècle.
Comme Charles lui-même s’en expliquera , Bergson lui paraît essentiel parce qu’il ne défend point seulement les qualités des esprits d’analyse et de synthèse que la France n’a eu de cesse de célébrer depuis le 17èmesiècle, mais parce qu’il vante aussi le rôle de l’intuition , pour ne pas dire celui des instincts, dans la vie de chacun. L’intellect est essentiel, mais ne suffit pas à développer des qualités essentielles pour savoir agir. On ne peut toujours tout savoir « d’avance », et il faut bien savoir se fier à ses intuitions , surtout quand celles-ci recevront vite confirmation de leur justesse et de leur pertinence. Plus profondément encore, Bergson incite De Gaulle à considérer que nous sommes, plus encore que nous nous l’imaginons, du temps qui s’écoule, que nous sommes pour une part notoire du temps en train d’advenir, et se marquant ou non par ce qui caractérise l’évolution même de notre conscience. La durée qui finalement importe le plus, pour Bergson comme pour De Gaulle, c’est celle qui fait que nous avons conscience de cette durée qui se concrétise ou qui va a vau-leau.
*Constat depuis largement étayé par les deux livres de Jean Rohou et Paul Hazard, respectivement « La Conscience européenne au 17ème siècle » et « La crise de la conscience européenne , 1680-1715 ». Si toutefois De Gaulle n’aime guère le 18ème , c’est surtout parce qu’il le rend responsable de la déchristianisation du pays , de Voltaire à Diderot puis Rousseau.
Il s’ensuit une conséquence dont je ne saurais dire qu’elle ait été bien repérée, y compris par les exégètes habituels de la vie et de l’œuvre du Général. Pour Bergson, la mémoire est au choix un conscient ou un inconscient. Elle est l’éternel présent, conscient ou inconscient, de notre passé. Ce qui vaut, aurait ajouté le Général, tant pour les individus que pour les Nations.
Enfin, mais c’est désormais devenu une banalité, le Monde, disait déjà Bergson, a bel et bien besoin d’un supplément d’âme. Rejoignant du reste Max Weber dans ce constat. Ce que De Gaulle, profondément humaniste ainsi que nous le verrons traduira par : quelles que soient les contraintes ou les servitudes de la modernité, ne perdons pas l’homme et sa culture dans toute cette saga !
Nous avons aujourd’hui oublié Emile Boutroux, philosophe en fait assez proche de Bergson, mais qui joua un certain rôle au début du 20ème siècle. Boutroux défendait en fait principalement deux idées. La première était en fait toute simple : il n’y a pas nécessairement de fatalité en toutes choses, il dépend plus souvent qu’on ne le croit ou qu’on ne le dit, qu’elles deviennent ce que nous voulons qu’elles soient. Boutroux défendait aussi l’idée en fait très bergsonienne comme quoi les deux phrases ci-après pesaient également dans une vie d’homme : sois ce que tu deviens, deviens qui tu es. Sous-entendant en fait qu’il devenait périlleux ou dangereux que l’une en vienne à prédominer sur l’autre. Dit autrement, mais ce n’est point exactement formulé par Boutroux – ce le sera par contre par Jankélévitch un demi-siècle plus tard –, l’aventure, l’ennui et le sérieux sont bien les trois modes principaux de rapport au temps qui peuvent marquer une existence humaine. Nul doute que De Gaulle eût applaudi des deux mains à cette formulation s’il l’eût connu avant la trentaine, en y ajoutant une de ses phrases favorites : « la vocation de l’homme est d’être maître des vents et des flots ».
De Gaulle était aussi un inconditionnel de Charles Péguy, et s’en expliquera dans ses Carnets : « je lisais tout ce qu’il publiait. J’admirais son instinct, son style, son sens des formules, fulgurantes et répétitives. Il ne se trompait pas et je me sentais proche de lui … Aucun auteur n’a eu autant d’influence sur moi dans ma jeunesse que Péguy ; aucun ne m’a autant inspiré dans ce que j’ai entrepris de faire … ». Il est évidemment difficile d’affirmer quelles furent les phrases de Péguy qui l’impactèrent le plus. Par contre on peut sans risque d’erreurs quelconques pointer quelques phrases de Péguy dans lesquelles De Gaulle se serait pleinement reconnu. Ainsi :
- « Celui qui manque trop de pain quotidien n’a plus aucun goût au pain éternel » ;
- « Homère est nouveau ce matin, et rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd’hui » ;
- « Une capitulation est essentiellement une opération par laquelle on se met à expliquer au lieu d’agir » ;
- « La politique se moque de la mystique, mais c’est encore la mystique qui nourrit la politique même » ;
- « L’ordre seul fait en définitive la liberté. Le désordre fait la servitude ».
Chez Barrès, De Gaulle retrouve des convictions plus proches qu’il n’y paraît de celles de Péguy :
- « Le secret des forts est de se contraindre sans répit » ;
- « Il est des lieux où souffle l’esprit » ;
- « La caresse d’une mère, une belle promenade, des heures émerveillées par des récits heureux, réagissent sur toute l’existence » ;
- « Une nation, c’est la possession en commun d’une antique matière et la volonté de faire valoir cet héritage indivis » ;
- « Les hommes qu’unit une passion commune créent une âme qui dépasse tout individu en énergie, en sagesse, en sens vital » ;
- « Un homme d’Etat, Dieu merci ! n’a pas pour charge de faire régner la Vertu ni de punir les Vices, mais de gouverner avec les éléments ».
Ce serait évidemment très injuste de limiter à ces seuls auteurs toutes celles et ceux qui l’auront marqué. Ainsi verrons-nous au fur et à mesure de son histoire ô combien Goethe et Chateaubriand, le Faust et le Wilhelm Meister de l’un, les Mémoires d’Outre-Tombe de l’autre lui seront apparus dignes d’être médités, combien il les aura lus et relus de manière à être sûr de ne pas être passé à côté de l’une quelconque de leurs richesses. De même, on ne saurait considérer que d’autres, plus contemporains, ne l’aient pas captivé. De François Mauriac à André Malraux en passant par Paul Claudel, Jean Cocteau ou encore Joseph Kessel.
Toute sa vie durant, De Gaulle aura considéré que les écrivains participent de nos vies et peuvent concourir à nous désenchevêtrer. Pour peu que nous sachions réfléchir à ce qu’ils ont pu découvrir et nous dire. Et celui qui avait dit dans sa jeunesse : « ne nous méprenons pas, derrière Alexandre le Grand, il y avait Aristote » , ne se serait jamais repenti d’avoir compris une telle relation, il s’en serait plutôt voulu de ne point évoquer de mises en rapport qui soient aussi décoiffantes que celle-ci.
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Revenons à présent à la vie même de De Gaulle et retrouvons-le au moment où la première guerre mondiale vient d’éclater. L’armée allemande a débuté son offensive par l’invasion de la Belgique. L’armée française se porte à sa rencontre. Dès les premiers jours de la guerre, le 33ème régiment d’infanterie où De Gaulle officie se met en route en direction de la frontière belge. Tout en cheminant, De Gaulle ne peut s’empêcher de méditer : « comme la vie paraît plus intense, comme les moindres choses ont du relief, quand peut-être tout va cesser … ».
Le 15 Août, à Dinant , sur la Meuse, premiers contacts avec le feu au petit matin. Il est 6 heures : « deux secondes d’émotion physique, gorge serrée. Et puis c’est tout », notera-t-il plus tard. Avant que de poursuivre : « une immense satisfaction s’empare de nous. Enfin ! On va les voir … Les hommes ont commencé par être graves, puis la blague reprend le dessus et ne les quittera plus ». Pourtant, après un moment de relative accalmie, sa compagnie qui s’est abritée dans une tranchée de chemin de fer, aux abords d’un passage à niveau, est prise sous un feu nourri. Le lieutenant de Gaulle voit les hommes tomber les uns après les autres, les uns tués, les autres blessés. Et pourtant toujours pas un coup de canon venu de l’arrière pour leur porter secours. Toujours analyste, De Gaulle ne pourra s’empêcher de noter : « ce n’est pas la peur qui s’empare de nous, c’est la rage …oh, que Dieu me préserve de ne jamais plus être en réserve aussi près de la ligne de feu. C’est abominable ! On a toutes les misères du combat sans pouvoir se battre ».
C’est au tour de sa compagnie d’intervenir. Elle est chargée d’une contre-offensive afin d’empêcher l’ennemi de franchir le pont de Dinant. Seul espoir, ou seule chance d’y parvenir, foncer tête baissée. De Gaulle dira après coup : « j’avais l’impression que mon moi était en train de se dédoubler : un qui court comme un automate et un autre qui l’observe avec angoisse ». Le reste de l’assaut, qu’il décrira, est un véritable carnage. Miraculeusement, De Gaulle n’est que blessé, atteint par une balle à son péroné droit, qui lui paralyse le nerf sciatique. Il est évacué à Paris, où il est opéré, puis part en convalescence et ensuite en rééducation. Il réalise qu’il aurait pu mourir, qu’il aurait dû mourir et se confiera plus tard : « comment je n’ai pas été percé comme une écumoire durant cet assaut , ce sera toujours un véritable mystère, ou encore une véritable énigme que jamais je ne saurai résoudre ».
En Octobre 1914, il retrouve son 33ème régiment d’infanterie sur le front de Champagne où, depuis quelques semaines, les armées française et allemande sont enterrées dans des tranchées. De Gaulle s’impatiente vite de l’immobilité à laquelle sont réduites les troupes. Tous se sentent impuissants ou faibles. Finissant même par considérer que se tapir est le plus sûr moyen d’espérer survivre. Au début de 1915, on lui demande d’enfin tenter une percée. Mais tout cela se termine fort mal : la moitié de son régiment est abattue, et lui-même est à nouveau blessé. Réévacué, soigné et bientôt de retour sur le front.
Rien n’a en fait changé. La vie reste rude et mille et un récits en témoignent. De Gaulle ne fait pas exception : « nous sommes ici dans une mer de boue, aussi y-a-t-il pas mal de malades » ; « nous vivons dans l’eau comme des grenouilles et pour en sortir, il nous faut nous coucher dans nos abris sur nos lits suspendus ». La guerre de position se double d’une guerre des nerfs : « nous voici repartis pour la défensive et certains croient que c’est pour tout l’hiver. Nous allons maintenant recommencer à faire du terrassement ». Le capitaine de Gaulle –il est à présent capitaine – a beau proposer des alternatives en terme d’actions à toute cette inertie, aucune n’a d’écho auprès de quelque chef que ce soit.
Pour le dire autrement, cette guerre de tranchées ne fait que des morts et ne débouche jamais sur une quelconque victoire. A Verdun le même scénario se poursuit. Toujours des assauts qui se terminent par des morts innombrables et des avancées si minimes qu’on ne sait même pas si on peut parler d’avancées. C’est au cours d’un de ces assauts, en Février 1916, que De Gaulle reçoit un violent coup de baïonnette dans la cuisse droite. Une grenade explose. Il s’évanouit. Pour les Français, il est porté disparu. Mort et bientôt cité à l’ordre de la Légion d’honneur à titre posthume, avec donc une citation de Philippe Pétain, passé alors général : « Le capitaine de Gaulle, commandant de compagnie, réputé pour sa haute valeur intellectuelle et morale, alors que son bataillon, subissant un effroyable bombardement, était décimé et que les Allemands atteignaient sa compagnie de tous côtés, a entraîné ses hommes dans un assaut furieux et un corps-à-corps farouche, seule solution qu’il jugeait compatible avec son sentiment de l’honneur militaire. Est tombé dans la mêlée. Officier hors de pair à tous égards ».
Comme chacun le sait , comme chacun l’a bien évidemment su quelques mois plus tard, De Gaulle n’était en fait pas mort mais fait prisonnier par les Allemands. Une véritable honte à ses yeux. Aussi le voit-on alors en train de chercher à s’évader. D’abord d’un fort de Bavière en Octobre 1916, puis par quatre fois successivement en 1917 et 1918. Chacune de ces cinq évasions s’étant soldée par un échec.
On ne le voit donc réapparaître en France qu’une fois signé l’armistice de 1918. Prenant pleinement conscience de l’horreur de ce conflit qui, pour les seuls français, se sera soldé par un million et demi de morts, et plus de quatre millions de blessés, dont un tiers restera définitivement infirme. Guerre dont il aura vu les atrocités et où il aura ressenti une impuissance quasi générale à trouver comment se sortir de ce guêpier. Guerre dont il confiera plus tard, bien plus tard , elle m’aura laminé l’âme alors que je n’étais encore que jeune officier d’infanterie.
Le choc est pour lui d’autant plus violent qu’il ne se fait aucune illusion sur les accords de paix à venir , ainsi qu’il l’écrit à sa mère à la toute fin de 1918 : « les peuples de la vieille Europe finiront bien par signer une paix que leurs hommes d’Etat appelleront paix d’entente ! Et qui sera de fait une paix d’épuisement. Mais chacun sait, chacun sent que cette paix ne sera qu’une mauvaise couverture jetée sur des ambitions non satisfaites, des haines plus vivaces que jamais, des colères nationales non éteintes ». Toujours ce feeling des choses , dont on ne saurait dire où il le puise mais qui sera en quelque sorte sa marque de fabrique des décennies durant.
En attendant, c’est alors surtout le spleen qui l’envahit : il ne revient de la guerre qu’avec des exploits de second ordre, et ne peut surtout se targuer que de sa captivité. Mais comme notre homme ne se laisse en fait pas abattre, qu’il a déjà appris que dans une existence, il faut toujours insister ou résister, il va finir par dégotter un job d’assistant auprès des armées polonaises, alors toujours en guerre avec la Russie.
A cette époque, la Pologne cherche à s’attacher un vaste territoire aux frontières largement élargies du côté de l’Ukraine, de la Biélorussie et de la Lituanie. La France est alors décidée à aider la Pologne. Un général français, le général Henrys, y est envoyé à la tête d’une mission militaire française dite « d’organisation et d’instruction ». Affecté lui-même à cette mission, De Gaulle est vite nommé instructeur à l’Ecole d’infanterie de Rambertow, à vingt kilomètres de Varsovie. Il y progresse rapidement et devient successivement directeur des études, puis directeur des cours des officiers supérieurs jusqu’à l’été 1920.
Puis , parce que finalement, les Polonais le pensent tout aussi utile sur le terrain que dans les salles de cours, il participe bientôt lui-même aux combats. Une fois encore , il ressort de tout cela avec des appréciations on ne peut plus parlantes : « Officier destiné au plus bel avenir militaire par un ensemble de qualités que l’on retrouve rarement réunies au même degré : allure d’une distinction qui en impose, d’une personnalité accusée, caractère ferme, énergique et froid devant le danger, culture développée, haute valeur morale ».
Cet emploi peut paraître de loin secondaire. L’histoire prouvera le contraire. En Pologne, De Gaulle s’est révélé être un enseignant de haute volée. Les hasards de la vie vont faire en sorte que rentré en France, il va se voir confier des tâches d’enseignant sur la chose militaire, puis que lui-même va se transformer en une sorte d’enseignant-chercheur. Et parce qu’il aura été non seulement un chercheur, mais un trouveur, il devra à tout cela les causes et les raisons de son incroyable destinée.
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Nanti d’une citation à l’Ordre de l’armée motivée par son action en Pologne, de Gaulle est nommé en Février 1921 professeur d’histoire à Saint-Cyr. Puis reçu en Mai 1922 au concours de l’Ecole supérieure de guerre, où il donnera bientôt des Conférences. Avant, quelques années plus tard , d’être appelé toujours par Pétain au Secrétariat du Conseil Supérieur de la Défense nationale, instance dont la mission explicite est censée être de préparer le pays à l’hypothèse d’une guerre. De 1922 à 1940, De Gaulle va tour à tour être professeur, chercheur et Conseil en Stratégie militaire, publiant successivement quatre ouvrages qui vont forger sa réputation et nourrir sa notoriété : « La discorde chez l’ennemi » publié en 1924 , puis « Le fil de l’épée » publié quant à lui en 1932 ; et surtout par la suite « Vers l’armée de métier » publié en 1934 et enfin « La France et son armée », datant quant à lui de 1938. Quatre ouvrages qui, tels des rapports de recherches, vont nourrir une intelligence toute nouvelle de la guerre.
En 1924 paraît donc chez Berger-Levrault l’ouvrage d’un officier encore inconnu, « La discorde chez l’ennemi », où l’auteur, notre cher De Gaulle, s’en va expliquer que les contradictions prévalant dans le commandement allemand ont pesé bien aussi lourd que les forces de l’armée française dans le dénouement de la guerre de 14-18. Quand on connaît la personnalité ou le profil de notre Charles, on voit bien que l’intention est aux limites de la malice, mais nul n’y prend trop garde. Il faut bien avouer que le style de l’auteur force déjà l’attention. A la rencontre de Tacite et de Bossuet. De l’historien latin, il a le goût de la forme sobre et condensée, le sens de la formule, la vivacité de l’expression. Du grand prédicateur du 17ème, il reprend l’art de scander les paragraphes, le talent pour trouver des images frappantes, sans pour autant perdre le fil de sa démonstration.
En 1925, désormais détaché au cabinet du maréchal Pétain, lui-même Vice-Président du Conseil Supérieur de la guerre, De Gaulle est invité à prononcer des conférences qui sont déjà l’esquisse de ce qui deviendra un peu plus tard « Le Fil de l’épée ». L’une d’elles est consacrée aux « qualités du chef qu’il résume par quatre mots : savoirs, énergie, caractère, décisions. Ces diverses qualités ne se rencontrent pas sur les seuls bancs d’une Faculté, mais jouent toutes leur rôle lorsque le temps de l’action est venu. Et, entre les lignes du moins, on voit bien qu’il fait une sorte d’éloge des divers types de vigilance dont un chef se doit de tenir compte.
Tout cela n’est pas que technique. De Gaulle veut alors redonner à l’armée, en ces années de pacifisme triomphant, la conscience d’une mission, et entend travailler à lui inspirer une « façon d’être au-dessus de tout ». Il a conscience, ce sont ses propres termes à la fin des années 20, il a conscience, disais-je, qu’ « après une conflagration sans précédent, les peuples détestent la guerre ». Il faut donc convaincre les Français de la nécessité d’une force militaire et l’armée elle-même, hésitante dans ses casernes, de son rôle irremplaçable. « Dans ces jours de doute, il ne faut pas que se rompe la chaîne de la force militaire française, ni que fléchissent la valeur et l’ardeur de ceux qui doivent commander ».
On l’a déjà pressenti, s’il est essentiel, le caractère ne suffit pas à l’homme d’action : à lui seul, il ne donnerait au mieux que des entêtés. De Gaulle fait grand cas de l’intelligence et des ouvrages de l’esprit, ceux-là mêmes qu’il a parcourus depuis sa jeunesse. Dit en bon français, celui qui ne sera pas cartésien, celui qui ne saura pas faire preuve tant d’esprit de géométrie que de finesse, celui qui enfin ne saura pas ou n’aura pas compris que dans la vie, il faut savoir combiner intuitions et capacités d’analyse puis de synthèse, on ne peut pas nécessairement dire a priori où il risque de faire erreur, mais les chances sont grandes qu’il puisse se tromper ou se fourvoyer. Bref, Descartes, Pascal et Bergson sont tous trois essentiels, quand bien même on croirait que tout cela ne serait que pures spéculations intellectuelles.
Après la parution du « Fil de l’Epée », De Gaulle va devoir à son mentor, le Maréchal Pétain lui encore, d’être nommé au Secrétariat du Conseil Supérieur de la Défense nationale, institution plus spécifiquement chargée de préparer la guerre. Pas de savoir si elle pourrait avoir lieu, non plus explicitement de s’y préparer. Voyant alors passer toutes les notes afférentes à ce sujet, il prend la mesure de leurs failles ou de leurs carences. Une fois encore, et ce ne sera pas la dernière, son jugement est tout sauf ambigu : « une organisation militaire beaucoup trop tournée vers la défensive, promise à être faiblement manœuvrière, peu apte à entreprendre des opérations offensives sans l’appui d’un matériel puissant, c’est-à dire peu préparée à agir sans de longs délais de préparatifs et d’exécution ».
En 1934 va paraître un nouvel ouvrage « Vers l’armée de métier », qui consacre une nouvelle étape de ses recherches et de ses analyses. Qu’y dit-il plus précisément ?
D’ abord qu’il est essentiel de comprendre que les nouvelles armes, en particulier les chars, font qu’une guerre comme celle de 14-18 ne peut plus avoir lieu. Ensuite que l’ennemi réfléchira en priorité à comment en faire le meilleur usage. Et enfin que le temps des conscrits peu préparés à l’usage des nouvelles armes, ce temps-là est révolu et qu’il faut donc aller vers une armée de métier. Tout cela n’est point exogène à ce qui se passe par ailleurs dans le monde dit économique : « la machine à présent régit notre destin … la machine gouverne en toutes matières la vie des contemporains ».
Conscient qu’on risque de ne point vouloir voir ou comprendre, De Gaulle ne ménage pas sa peine pour décrire ou faire partager la connaissance de ce que sont déjà les chars d’assaut : « rampant sur leurs chenilles, portant mitrailleuses et canons, ils peuvent s’avancer en première ligne, franchir talus et fossés, écraser tranchées et réseaux » , « rapides ( jusqu’à quarante kilomètres à l’heure ), capables de créer la surprise, de tirer en marchant, de changer de directions, ils deviennent l’élément capital des manœuvres ».
Ses analyses « géographiques » ne sont pas moins prophétiques : « l’assaillant, venu à couvert des forêts rhénanes, aura beau jeu de choisir les lieux et les temps … ; il est vrai qu’à toute époque, la France a tâché d’aveugler les brèches des frontières par la fortification. Mais ces organisations ne suffiront plus. D’ailleurs, elles laissent découverte toute la région du Nord ».
Dans la seconde partie de ce livre, paru donc en 1934 (!) , De Gaulle développe les aspects techniques de cette armée de métier, la création de six divisions de ligne, la composition de chaque division, de chaque brigade ; le recrutement de cent mille hommes, engagés pour six ans, soit 15000 volontaires en moyenne par an, avec sans doute parmi eux beaucoup de jeunes. L’armée de métier inculquera aux soldats « l’esprit militaire ». Mais aussi, inséparablement, l’esprit de corps, que développera de vrais régiments identifiés, avec rites et symboles, insignes et défilés qui créent la « sympathie collective ».
Une telle armée motorisée sera portée à l’offensive : pour éviter l’invasion, qui détruit et démoralise, il faudra savoir créer l’angoisse au-delà des frontières. Organiser la surprise, c’est aussi tromper l’adversaire : « la ruse doit être employée pour faire croire que l’on est où l’on n’est pas, que l’on veut ce que l’on ne veut pas ». Derrière les chars, l’infanterie prendra possession du terrain conquis, secondée par l’artillerie, elle aussi mouvante. Les avions auront pour tâche le renseignement. C’est dans cette guerre de mouvement que la personnalité du chef reprendra tout son relief : dans une armée où l’action autonome sera la loi, le chef devra prendre nombre de décisions personnelles. C’est en lui-même, et non plus dans une doctrine préétablie, que le chef devra puiser la force de l’imagination, du jugement et de décisions.
A l’époque où il fait ses recommandations, De Gaulle n’est pas le seul à s’interroger sur l’impact prévisible des technologies sur la stratégie militaire. Un autre expert, Emile Mayer, s’interroge pareillement, inclinant quant à lui à penser que ce serait l’aviation qui ne manquerait pas bientôt d’être l’arme majeure. Mais tant De Gaulle que Mayer sont à la peine : on les balade d’une conférence à une autre, d’une commission à une autre, en les écoutant poliment, en reconnaissant la brillance de leurs raisonnements, mais en ne sachant ni même voulant remettre en cause les doctrines établies.
Dès 1935, De Gaulle sait qu’il lui faudrait détecter un leader politique qui puisse reprendre à son compte ses idées, et qui aurait la volonté de « mettre en œuvre ». Il serait injuste de dire que tous lui opposent soit indifférence soit fin de non-recevoir. Paul Reynaud reprend toutes ses idées à la Chambre des Députés en 1935, mais la Gauche s’y montre expressément réfractaire et la droite est divisée, comme elle le sera toujours sur des affaires de cet acabit.
Comme les ouvrages de De Gaulle sont on ne peut plus clairs, empreints de raisonnements tendus tels des démonstrations « mathématiques », le paradoxe voudra que ces textes auront sans doute été beaucoup plus mises en œuvre en Allemagne … qu’ils ne l’auront été en France.
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Les accords de Munich une fois signés le 21 Septembre 1938, De Gaulle observe laconiquement : « en ma qualité de Français et de soldat, je suis écrasé de honte par la capitulation sans combat que notre pays vient de commettre » . Constat qui le porte à confier à sa mère : « nous venons de cesser d’être une grande puissance ». Ce qui ne l’empêche pas de considérer que la guerre, celle qui se profile, sera, elle, inévitable : la guerre aura lieu, car le nazisme n’entend respecter aucun des principes, aucune des valeurs qui auront structuré notre pays, tout comme ceux de pays tels que l’Angleterre et les Etats-Unis.
Car il ne faut nullement se méprendre, De Gaulle pense dès cette époque que le nazisme ne se pose pas seulement en ennemi de la France, mais en ennemi de sa culture, de ses traditions, de ce qui aura fait de siècle en siècle ce qu’elle a de plus profond et de plus digne. Conviction qu’il développera ou formalisera un peu plus tard à Oxford, en 1941 : « cette civilisation, la nôtre, qui tend essentiellement à la liberté et au développement de l’individu, est aux prises avec un mouvement diamétralement opposé qui ne reconnaît de droits qu’à la collectivité raciale ou nationale, refuse à chaque particulier toute qualité pour penser, juger, agir, comme il l’entend, lui en arrache la possibilité et remet à la dictature le pouvoir exorbitant de définir le Bien et le Mal, de décréter le Vrai et le Faux, de tuer ou de laisser vivre, suivant ce qui est favorable à la domination totale du groupement qu’elle personnifie … C’est par là que la guerre actuelle a pour enjeu la vie ou la mort de la civilisation occidentale ».
Après que l’Autriche ait été annexée, après que la Tchécoslovaquie ait été envahie tout comme la Pologne, la guerre est déclarée en Septembre 39 entre d’un côté l’Allemagne, de l’autre la France et l’Angleterre.
La guerre ne prend pas De Gaulle au dépourvu, mais il enrage : les conceptions militaires de l’état-major n’ont pas varié. La ligne Maginot en est l’instrument et le symbole : on se masse derrière elle, comme si elle pouvait constituer un rempart infranchissable. Commence alors cette drôle de guerre, cette guerre que, du côté français du moins, on refuse de faire. On reste à la frontière, on piétine, au risque de porter atteinte au moral des troupes dans une inactivité délétère. Pendant ce temps, la Pologne est enfoncée par les chars allemands. En Octobre 39, De Gaulle écrit à Paul Reynaud : « à mon humble avis, il n’y a rien de plus urgent ni de plus nécessaire que de galvaniser le peuple français, au lieu de le bercer d’absurdes illusions de sécurité défensive. Il faut, dans les moindres délais possibles, nous mettre à même de faire une guerre « active » en nous dotant des seuls moyens qui valent pour cela : aviation, chars ultrapuissants organisés en grandes unités cuirassées. Mais, de qui attendre cet immense effort de rénovation ? C’est vous-même, peut-être, qui donnerez une réponse par le fait ». A la mi-janvier de 1940, De Gaulle qui peste et qui ronge son frein écrit encore à Paul Reynaud : « si nous ne réagissons pas à temps, nous perdrons misérablement cette guerre. Nous la perdrons par notre faute ».
Quelques semaines plus tard, plus précisément le 26 Janvier 1940, il envoie à quatre-vingt personnalités un mémoire sur « l’avènement de la force mécanique ». Où l’on retrouve les arguments qu’il ne cesse d’égrener depuis six ans : « il n’y a plus , dans la guerre moderne, d’entreprises actives que par le moyen et à la mesure de la force mécanique …Le défenseur qui s’en tiendrait à la résistance sur place des éléments anciens serait voué au désastre. Pour briser la force mécanique, seule la force mécanique possède une efficacité certaine. La contre-attaque massive d’escadres aériennes et terrestres, voilà donc l’indispensable recours de la défensive moderne ». Et il ajoute, pensant encore et toujours au coup d’après : « ne nous y trompons pas ! Le conflit qui a commencé pourrait bien être le plus étendu, le plus complexe, le plus violent de tous ceux qui ravagèrent la terre. La crise politique, économique, sociale, morale dont il est issu revêt une telle profondeur et présente un tel caractère d’ubiquité qu’elle aboutira fatalement à un bouleversement complet de la situation des peuples et de la structure des Etats ».
Une fois de plus, il prêche dans le désert. Et se révolte dans sa correspondance contre la stagnation : « être inerte, c’est être battu ». Pendant ce même temps, Hitler arme et réarme du plus vite qu’il peut, puis conclue un pacte de non-agression avec la Russie, pacte dont il attend qu’il lui laisse les mains libres pour agir à l’Ouest, en Belgique et en France.
Le 10 Mai 1940 au matin, le Blitzkrieg est lancé sur les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg. Vingt-deux divisions allemandes du groupe d’armées B, avec à leur tête trois divisions de panzers, foncent vers la Dyle et vers la Meuse. Selon un plan préétabli, les trois armées françaises du général Billotte et les neuf divisions du corps expéditionnaire britannique commandé par Lord Gort entrent en Belgique. Mais c’est plus au Sud que la partie va se jouer : le 14 Mai, après avoir franchi les Ardennes et la Meuse, sept divisions de panzers du groupe d’armées A enfoncent les lignes françaises à Dinant et à Sedan ; soutenues par les stukas, suivies par trente divisions d’infanterie motorisée qui occupent le terrain, elles font littéralement voler en éclats les 2ème et 9ème armées françaises. Au Nord, les divisions françaises, britanniques et belges, déjà durement accrochées à l’est et hautement vulnérables au Nord après la capitulation de l’armée néerlandaise, se trouvent désormais menacées sur leurs arrières par la rupture du Front de Sedan, et doivent faire précipitamment retraite vers l’Ouest.
Si les succès initiaux de la Wehrmacht sont si éclatants, observeront les historiens, c’est que l’armée française se bat avec les armes, les stratégies et même les généraux de la guerre précédente. Le généralissime Gamelin, paralysé par l’attaque éclair, n’a donné pratiquement aucun ordre depuis le 10 Mai ; le général Georges, commandant le front du Nord-Est, est totalement dépassé par les évènements ; quant aux commandants de division, ils se trouvent inutilement démunis devant le choc des éléments cuirassés. L’armée française en a certes autant que la Wehrmacht … Mais ils ont été dispersés en accompagnement d’infanterie, comme lors de la Grande Guerre, et seront vite balayés par la masse compacte des divisions de panzers, puissamment soutenues par l’artillerie et les bombardiers en piqué.
En à peine un mois, toutes les prévisions, toutes les prophéties de De Gaulle répétées, assénées, et pourtant argumentées, auront été vérifiées.
Après une incroyable pagaille politique, qui voit les gouvernements français successifs se déchirer entre les partisans de la guerre et les convaincus d’une défaite irrémédiable, où chacun tient les autres par la « barbichette », Paul Reynaud , qui tient officiellement toujours les rênes, à vrai dire comme il peut, Paul Reynaud donc appelle le Général de Gaulle comme sous-secrétaire d’Etat à la Défense. Nous sommes alors le 6 Juin 40. Le jour suivant, soit le 7 Juin, De Gaulle recommande à Paul Reynaud de constituer un « réduit breton », où le gouvernement continuerait la lutte contre l’envahisseur, avant de passer en Afrique du Nord puis dans le reste de l’Empire. Que Paul Reynaud en soit ou non convaincu n’a plus d’importance : quand bien même il le souhaiterait, le voudrait, il ne serait plus en état de l’imposer.
Reynaud décide alors de dépêcher De Gaulle à Londres, en vue de solliciter un renforcement des forces anglaises sur le continent. Le War Office lui promet l’envoi de quatre divisions. De Gaulle obtient une entrevue avec le Premier Ministre Winston Churchill, qui a remplacé Chamberlain le 10 Mai précédent. Il rencontre là un Chef de Gouvernement fermement décidé à poursuivre la lutte, mais on ne peut plus sceptique sur les capacités françaises à lancer une contre-offensive. Dès cette première rencontre, De Gaulle a eu une idée de la force de caractère du Vieux Lion britannique ; il a aussi gagné aux yeux de celui-ci une légitimité morale et intellectuelle, qui vient alors s’ajouter à son titre du moment, car leurs analyses sont bel et bien convergentes : il faut poursuivre la guerre contre Hitler, cette guerre sera un jour mondiale, et les alliés – la France et l’Angleterre la gagneront parce que tôt ou tard les Américains interviendront.
Le 14 Juin, les Allemands ont pénétré dans Paris, décrétée ville ouverte à la demande du Général Weygand pour éviter tout bain de sang. Depuis le 10, le Gouvernement français a quitté la Capitale , pris la route de la Loire où se succèdent ses conseils de château en château. A Briare où se tient le Conseil suprême interallié, en présence de Churchill, De Gaulle est présent. Mais le 12, cette fois au château de Chissay, il apprend de Reynaud que Pétain et Weygand se sont déclarés favorables à un armistice rapide. Le 13, au lieu de gagner Quimper, le gouvernement part pour Bordeaux.
Weygand et Pétain ont alors persuadé Reynaud de poser aux Britanniques la question de l’armistice. La question est claire : « en dépit de l’accord du 28 Mars 1940, qui excluait toute suspension séparée des actions militaires, l’Angleterre accepterait-elle que la France demandât à l’ennemi quelles seraient , pour elle-même, les conditions d’un armistice ? ».
En même temps pour ainsi dire, Reynaud, sans doute pris de remords ou conscient de vivre une sorte de pièce de théâtre où nul ne sait sur qui vraiment compter, Reynaud assure à De Gaulle qu’il continuera la guerre en Afrique du Nord, et lui permet de repartir pour Londres, en vue d’informer Churchill et de demander aux Britanniques de se mobiliser pour orchestrer au mieux le transport de troupes françaises vers l’Afrique du Nord. Sans avion disponible*, De Gaulle gagne Brest par la route, d’où il s’embarque pour Plymouth ; il parvient à Londres le 16 Juin.
A Londres aussi, on phosphore sur cette bien étrange situation. L’Ambassadeur de France Charles Corbin et Jean Monnet, alors chef de la mission d’achats franco-britanniques, lui présentent le projet qu’ils ont imaginé avec des membres du Foreign Office : unir la France et l’Angleterre sous un même gouvernement, afin de réunir toutes leurs forces et leurs ressources. Churchill a donné son accord.
* le film De Gaulle, interprété avec Lambert Wilson dans le rôle de De Gaulle, en est une figuration sans failles aucunes.
De Gaulle revient à Bordeaux dans un avion que le Premier Ministre britannique a mis à sa disposition. Mais, atterri dans la soirée, il apprend que Reynaud, démissionnaire, vient d’être remplacé par le Maréchal Pétain. Le Conseil des Ministres qui suit enterre le projet de fusion franco-britannique.
Dans la foulée, quelques heures plus tard, Pétain fait transmettre par l’Espagne une demande d’armistice à Hitler. Le lendemain 17 Juin, Reynaud apprend le projet du général de repartir pour l’Angleterre d’où il veut continuer la lutte ; il ne le suivra pas, mais lui fait remettre une somme de 100000 Francs provenant des Fonds secrets de l’Etat. De Gaulle gagne Londres dans un avion mis à sa disposition par les British. Il dira de lui un peu plus tard : « je m’apparaissais à moi-même, seul et démuni de tout, comme un homme au bord d’un océan qu’il prétendait franchir à la nage ».
Il ne sait pas encore ce qu’il va faire, ce qu’il va devenir, de quels appuis il pourra disposer dans sa volonté d’insoumission. Il demande audience à Churchill. Audience accordée sans délais. Churchill a compris que cet homme-là est d’une autre trempe que les politiciens qu’il a rencontrés ou côtoyés en France. De Gaulle le surprend pourtant en sollicitant de sa part de pouvoir lancer un Appel aux Français sur les ondes de la BBC. Bien qu’il en soupçonne les dangers – cet appel va creuser le fossé qui sépare déjà les gouvernements britannique et français –, Churchill donne après examen son feu vert.
C’est ainsi que De Gaulle est conduit à formuler cet appel demeuré depuis fort célèbre … Le texte de l’appel ne ressort nullement d’une quelconque improvisation. On peut dire bien au contraire qu’il consacre tout ce qui aura alors traversé l’esprit de De Gaulle, et pas seulement sous le coup de l’émotion ou de la colère provoquée par les folles semaines qu’il vient de vivre.
Le texte, devenu si célèbre par la suite, parle de lui-même :
« Les chefs qui, depuis de nombreuses années, sont à la tête des armées françaises, ont formé un gouvernement. Ce gouvernement, alléguant la défaite de nos armées, s’est mis en rapport avec l’ennemi pour cesser le combat. Certes, nous avons été, nous sommes submergés par la force mécanique, terrestre et aérienne de l’ennemi. Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui nous font reculer. Ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui ont surpris nos chefs au point de les amener là où ils en sont aujourd’hui.
Mais le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non ! Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis que rien n’est perdu pour la France. Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un jour la victoire. Car la France n’est pas seule ! Elle a un vaste empire derrière elle. Elle peut faire bloc avec l’Empire britannique qui tient la mer et continue la lutte. Elle peut, comme l’Angleterre, utiliser sans limites l’immense industrie des Etats-Unis.
Cette guerre n’est pas limitée au territoire malheureux de notre pays. Cette guerre n’est pas tranchée par la bataille de France. Cette guerre est une guerre mondiale. Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances n’empêchent pas qu’il y a, dans l’univers, tous les moyens pour écraser un jour nos ennemis. Foudroyés aujourd’hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là.
Moi, général de Gaulle, actuellement à Londres, j’invite les officiers et les soldats français qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes, j’invite les ingénieurs et les ouvriers spécialistes des industries d’armement qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, à se mettre en rapport avec moi.
Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas ».
Appel d’une incroyable force, appel d’une incroyable clarté.
Le lendemain, 19 Juin, De Gaulle voudrait durcir le ton, condamner un gouvernement « tombé sous la servitude ennemie » et , au nom de la France » appeler au refus les forces présentes en Afrique. Mais le Foreign Office lui interdit de parler. La diplomatie britannique espère encore pouvoir négocier avec le gouvernement français aux fins d’obtenir la mise de la flotte française hors de portée des Allemands.
De son côté, le gouvernement de Pétain a enjoint à De Gaulle de rentrer en France sans délai. La révolte continuant, De Gaulle est mis le 26 Juin à la retraite d’office à titre disciplinaire. Pétain utilise aussi la radio pour défendre sa politique et implicitement railler les postures anglaises : « les Français sont certains de montrer plus de grandeur en acceptant leur défaite qu’en lui opposant des propos vains et des projets illusoires ». le ton s’envenime de part et d’autre de la Manche. Le 28 Juin, le gouvernement britannique reconnaît Charles de Gaulle comme « chef de tous les Français libres, où qu’ils se trouvent ».
En à peine un mois, Charles de Gaulle est devenu le symbole, la voix publique, le héraut de la Résistance française. Une sorte de Bayard des temps modernes exempt de toutes peurs et du moindre reproche qu’il pourrait se faire à lui-même. Nul ne pourra lui faire perdre ce rang ou ce prestige dans les années qui suivront. Pas davantage en France qu’hors de France.
Au moment même où tout ceci survient, soit fin Juin, De Gaulle est encore bien seul à Londres . Rejoint par à peine quelques centaines d’hommes . L’appel n’en fonctionnera pas moins, et de 500, ils passeront à près de 7000 à la fin du mois de Juillet 40.
En attendant , le Foreign Office, fort prévoyant, redoute que les Allemands ne s’emparent de la flotte française basée en Algérie à Mers-el -Kébir. Ceci arriverait-il, la supériorité allemande serait acquise sur les mers et, forts alors d’une indiscutable supériorité marine, les Allemands pourraient sûrement envahir assez aisément l’Angleterre. En accord avec De Gaulle, les Anglais donnent le choix à l’amiral français commandant la dite flotte soit de se rallier soit d’être désarmée soit encore de fuir aux Antilles. Faute de recevoir une réponse, les Anglais sont contraints, et avec l’accord de De Gaulle, d’envoyer par le fond les navires français et 1500 hommes qui sont à bord.
Décision évidemment mûrie, fût-ce dans l’urgence.
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Reprenons à présent le fil de cette évocation de la guerre. En tâchant d’éviter les sujets qui , conjoncturellement, soit mois après mois, pourront apparaître importants, mais qui ne seront finalement que secondaires.
En Juillet 40, De Gaulle a à l’esprit quatre convictions ou quatre certitudes qui à elles seules fondent une stratégie :
- La guerre deviendra mondiale et les Etats-Unis seront obligés de s’y impliquer ;
- Le pacte germano-soviétique de non-agression ne tiendra pas , car Hitler est un impérialiste dans l’âme et il voudra fondre sur la Russie dès qu’il espèrera pouvoir s’y lancer ;
- Le développement des mouvements de résistance en France sera un atout, lorsque sera venu le temps pour les Alliés de débarquer dans notre pays ;
- Enfin, même si cela prendra du temps, des forces françaises agissant ici ou là en Afrique devraient petit à petit pouvoir se constituer et venir un jour apporter leur contribution à cet effort de guerre.
Ces quatre convictions supposent que l’Angleterre parvienne à résister aux tentatives d’invasion par les troupes allemandes. Mais si l’Angleterre perd cette partie, en fait la guerre sera perdue et Hitler aura triomphé.
Sur un plan plus personnel, De Gaulle sait bien ce que l’Histoire lui aura appris . Et notamment :
- La vie est, plus qu’on ne l’imagine, un combat , pour une nation comme pour un homme ;
- Le caractère, c’est la vertu des temps difficiles ;
- L’action, ce sont les hommes au milieu des circonstances.
- On ne fait rien en dehors des réalités.
- Les Français sombrent souvent dans les querelles ou la médiocrité, mais ils sont susceptibles de se réveiller si quelque chose de grand parle à la fois à leur cœur et à leur esprit.
- Les grands pays le sont pour l’avoir voulu.
- Aucune nation civilisée n’est l’artisan exclusif de sa propre civilisation.
- On ne réussit jamais, si on confond le Vrai et le Faux, ou si l’on confond le Réel et l’Imaginaire.
- La culture ne s’hérite pas , elle se conquiert ( phrase que prononcera plus tard André Malraux … ).
- L’essentiel est sans cesse menacé par l’insignifiant, phrase que l’on devra ultérieurement à René Char.
Ces principes, il ne les aura pas seulement découverts sur les bancs d’une quelconque école. La vie lui aura sans cesse montré leur pertinence ou leur validité. Il ne les oubliera jamais, quels que soient les orages ou les tempêtes qu’il aura à affronter. Et nous souffrons toujours et encore , de trop les méconnaître ou, pire même, de les ignorer .
Revenons à présent à la guerre, telle qu’elle se sera déroulée. Sans bien sûr prétendre ou faire même semblant de l’évoquer en détails, tâche évidemment impossible à remplir en seulement quelques pages, mais en nous attachant à essayer de comprendre quel rôle De Gaulle y joua, pourquoi d’année en année ce rôle ne cessa de croître, et plus encore pourquoi il sut en tirer tant pour lui-même que pour le pays, le meilleur des effets. Au point de devenir célèbre, non seulement en France, mais dans le monde tout entier.
En Juillet 40, après qu’il ait lancé son fameux « Appel aux Français », De Gaulle ne se fourvoie guère quand il se sent encore bien seul. En ce début même de ce mois de Juillet, ils sont à peine 500 à avoir répondu à ce fameux appel et avoir rejoint Londres, et il n’y a parmi eux pratiquement aucune personne qui bénéficie d’une quelconque réputation en France.
A la fin de cette même année de 1940, ces 500 seront devenus 5000 à Londres même, avec parmi eux, des militaires de haute volée, qui joueront tous un rôle réel durant la guerre : Koenig, De Larminat, Catroux, Leclerc, d’Argenlieu … Ayant eu la chance tout au début de ma vie professionnelle de travailler sous les ordres de Jean-Gabriel Eriau, seul commandant français de sous-marins anglais durant la guerre de 40-45, Eriau par ailleurs inconnu de la plupart de mes contemporains, je puis même témoigner qu’il se trouvait parmi eux des personnalités exceptionnelles, fussent-elles non célèbres.
Plus généralement, à la fin de l’an 40, les historiens évaluent à environ 25000 le nombre de personnes qui se seront ralliées à la France Libre dans ce qu’on appelait alors l’Empire Français. Mais, même si De Gaulle pouvait attacher à tout cela la plus grande importance – comment en aurait-il pu être autrement ? –, tout cela était encore bien marginal. Du reste , c’était encore bien auprès du Maréchal Pétain qu’étaient accrédités les Ambassadeurs de l’URSS, des Etats-Unis, du Canada, de Chine … et les lois de Vichy, y compris celles concernant les Juifs, s’appliquaient partout de l’Afrique du Nord jusqu’en Indochine. Sur un plan plus général, De Gaulle ne jouait évidemment aucun rôle dans la Bataille d’Angleterre que Churchill allait remporter face à Hitler. Et malgré leurs anticipations, tant Churchill que De Gaulle ne pouvaient qu’observer ô combien les Etats-Unis hésitaient encore à se positionner.
En 1941, les choses commencèrent à bouger : quelques exploits militaires montrèrent que la France Libre n’était pas qu’une construction de l’esprit. Churchill put considérer qu’après avoir préservé l’Angleterre d’une invasion, il ne perdait pas davantage la bataille sous-marine face aux sous-marins allemands, ce qui eût sinon conduit à un blocus mortel pour son pays. Plus importants que tout cela furent deux mouvements auxquels ni l’un ni l’autre ne devaient rien. Tout satisfait de ce qu’il avait obtenu à l’Ouest, Hitler décida de rompre le pacte germano-soviétique de non-agression qu’il avait lui-même signé quelques années auparavant : comme De Gaulle l’avait prédit, il éparpillerait ainsi ses forces et s’exposerait peut-être même à des revers analogues à ceux que d’autres auraient connu de par le passé en prétendant envahir cet immense pays. En attaquant la flotte américaine à Pearl Harbour, les Japonais avaient pensé qu’en cas de succès, ils seraient à même de conquérir l’Asie comme ils l’entendaient. Mais ils n’avaient pas forcément réalisé qu’ils forceraient les Etats-Unis à entrer résolument dans le conflit et à y consacrer toutes leurs forces.
Dès le premier semestre de 1942, tout cela commença à produire ses effets. Après que les Allemands aient connu des succès impressionnants sur le front russe, ils butent à Stalingrad sur une résistance opiniâtre qui débute en Février 42 et durera un an. Puis les Américains reprenant l’offensive jusqu’à gagner la si capitale bataille de Midway en plein cœur du Pacifique. Tout cela n’était point sans conséquences sur le moral de tous ceux qui étaient alliés dans la lutte face aux deux impérialismes, celui des Allemands et celui des Japonais : alors que jusqu’à la fin de 1941, la défaite paraissait infiniment plus probable que la victoire, la victoire apparut au contraire plus probable que la défaite tout au long de l’année 42. Tant Churchill que De Gaulle pouvaient se considérer comme ayant vu juste dès Juin 40 …
Mais si Churchill pouvait à juste titre se considérer comme étant un Chef d’Etat, traité du reste comme tel par le Président américain Franklin Delano Roosevelt, De Gaulle était encore bien loin d’avoir une légitimité qui fut comparable. A Washington, on n’accordait encore qu’une importance fort secondaire aux atouts militaires qu’il pourrait représenter, et la question des atouts que pourrait représenter la Résistance en France en cas de débarquement des Alliés dans notre pays, était loin d’être dans les têtes. On n’en était pas là.
Une question toute pratique embarrassait par contre tant les Américains que les Anglais, et ce dès la fin de l’année 42. Quelles forces de nationalité française armer et sous quel commandement les placer ? On a longtemps imputé ces atermoiements, et les tensions qui s’ensuivraient, aux jugements que les uns ou les autres, Roosevelt et Churchill bien sûr, mais aussi leurs entourages pourraient formuler sur le Général. Sans doute tombait-il sous le sens que celui-ci avait quelque peu tendance à se prendre pour un héritier tant de Jeanne d’Arc que de Clémenceau, ce qui n’était objectivement pas faux, quand bien même ce qualificatif aurait quelque chose de surréaliste. A y regarder toutefois du plus près qui soit, ce que François Kersaudy aura fait dans ses patientes et minutieuses recherches d’historien * , la clef
*Notamment son « De Gaulle et Roosevelt, duel au sommet ».
de tout cela semble bel et bien avoir été chez Franklin Roosevelt et devoir sa complexité à trois convictions que celui-ci pouvait avoir. La première d’entre elles avait été exprimée au grand jour et ne faisait en fait de doutes pour personne. Echappé de captivité à l’été de 1942, général à cinq étoiles, désireux de reprendre la lutte contre l’Allemagne sans pour autant vouloir se fâcher avec le régime de Vichy, le général Giraud présentait beaucoup d’atouts aux yeux des Américains. D’autant qu’il se félicitait de ne prétendre agir que sous leur contrôle.
La seconde conviction avait pareillement été exprimée à maintes reprises par ce même Roosevelt. Tant que le débarquement en France ne serait pas d’actualité ou surtout en cours, inutile de se demander comment la France serait re-dirigée. Il se pourrait même qu’un protectorat américain s’avère nécessaire pour faciliter ce retour à une vie démocratique. En tous cas, nul ne devrait pouvoir ex ante s’arroger le pouvoir de dire qu’il représenterait ex ante la France.
La troisième conviction de Roosevelt était infiniment plus secrète. Jugeant aussi dépassés l’un que l’autre les deux empires coloniaux de la France et de l’Angleterre, il ne donnait pas cher des chances de chacun des deux pays de pouvoir maintenir l’un comme l’autre. Et si Churchill apparaissait tant être de collusion avec De Gaulle, n’était-ce point parce que ces deux-là raisonnaient toujours en termes de colonies et pensaient que leurs deux causes étaient plus solidaires l’une de l’autre qu’ils ne voulaient bien le dire ou le reconnaître ?
Bref, Roosevelt et De Gaulle étaient aux antipodes l’un de l’autre, et les soi-disantes critiques des personnalités ou de la myopie de chacun n’étaient en fait que des trompe l’œil.
Ainsi en arriva-t-on à ce que le débarquement des Alliés de Novembre 42 le fut sans aucune troupe française. De Gaulle comprit vite qu’il lui fallait faire semblant de ne rien noter … et de se réjouir de la nouvelle.
Après que les Allemands aient perdu début 43 la bataille de Stalingrad, l’issue de la guerre ne faisait plus de doute aux yeux des Alliés. Il y faudrait du temps, la guerre serait encore fort meurtrière, mais son issue ne ferait plus de doute. Du moins , si rien d’imprévu ne viendrait contrarier cette heureuse prévision.
L’année 43 vit donc les mouvements de résistance grandir en France. De Gaulle consolida son pouvoir dans ce qui avait été institué par les Américains et les Anglais comme devant « représenter les Français en guerre contre les Allemands. Nommé en Novembre 43 comme chef des armées alliées en vue du débarquement de 44, le général Eisenhower fit comprendre à De Gaulle qu’il avait compris ô combien la Résistance française pourrait être importante après le D-day. Et comme en Angleterre le patron du Foreign Office avait lui compris que les mouvements communistes pourraient vouloir fomenter une révolution après l’effondrement de Vichy, De Gaulle disposait désormais de deux alliés forts, l’un aux Etats-Unis, l’autre en Angleterre quand le débarquement aurait effectivement eu lieu.
Suprême paradoxe ou suprême étrangeté, le débarquement en France fut organisé et mis en œuvre sans que lui-même n’en sache rien. N’importe qui d’autre, confronté à une telle situation, en aurait conçu fureur ou amertume. Cela n’allait pas être son cas : bien au contraire, il allait savoir se servir des circonstances et des ambiguïtés propres à tel ou tel … pour transformer en victoire sidérante ce qui avait été organisé ou monté, comme s’il existait à peine.
A peine le débarquement réalisé et réussi, il prend la parole et s’adresse aux Français, ce que nul autre à part lui ne saurait faire : « la bataille suprême est engagée. Bien entendu, c’est la bataille de France et c’est la bataille de la France ! Pour les fils de France, où qu’ils soient, quels qu’ils soient, le devoir simple et sacré est de combattre l’ennemi par tous les moyens dont ils disposent… Derrière le nuage si lourd de notre sang et de nos larmes, voici que reparaît le soleil de notre grandeur ».
Quelques jours plus tard, il pose le pied sur le sol français, le 14 Juin exactement. Moment d’intense émotion, comme chacun peut l’imaginer. Un de ses compagnons, Pierre Viénot, fait remarquer qu’il y a 4 ans, jour pour jour, les Allemands entraient à Paris. « Eh bien , ils ont eu tort », réplique calmement le Général. A Bayeux puis Isigny, en pleine Normandie, l’Homme du 18 Juin reçoit un accueil mémorable. De Gaulle ne s’en laisse pas conter : il nomme François Coulet Commissaire de la République pour les territoires libérés … La Résistance apporte vite son écot aux troupes débarquées, en sabotant les voies de communication et en compliquant la tâche des forces allemandes par des escarmouches toutes plus difficiles à anticiper les unes que les autres.
Malgré la progression de ses troupes, Eisenhower envisage alors de contourner Paris. Craignant de s’y enliser dans des combats qui lui feraient perdre beaucoup de temps et d’hommes. Alors que Paris s’est alors réellement insurgé, donc que la rébellion y sévit, De Gaulle parvient à persuader Eisenhower qu’il est plus approprié de changer ses propres plans et de laisser la 2ème DB filer vers Paris. A l’aube donc du 23 Août, les trois colonnes de la 2ème DB venues d’Argentan entreprennent de percer les positions ennemies qui lui barrent encore la route de Paris.
Nous en connaissons tous la suite : à l’issue d’une chevauchée fantastique, applaudie tout au long de son trajet, les chars de la 2ème DB arrivent à Paris sur la Place de l’Hôtel de Ville dans la soirée du 24 Août. Le Lendemain matin, Leclerc lui-même entre dans Paris avec le gros de sa division, et le général Von Choltitz, qui a lui-même in fine refusé d’exécuter l’ordre de Hitler de faire sauter Paris, Von Choltitz signe donc la reddition de la garnison allemande.
Au cours de l’après-midi, De Gaulle entre à son tour dans la capitale, rejoint Leclerc à la Gare Montparnasse, puis, au lieu de se rendre directement à l’Hôtel de Ville, va droit au Ministère de la Guerre, rue Saint-Dominique, geste hautement symbolique, puisqu’ayant quitté ces mêmes lieux quatre ans plus tôt alors qu’il était Sous-Secrétaire d’Etat à la Guerre … il s’y réinstalle à présent. « Immédiatement, écrira-t-il plus tard dans ses Mémoires, je suis saisi par l’impression que rien n’est changé à l’intérieur de ces lieux vénérables. Des évènements gigantesques ont bouleversé l’Univers. Notre armée fut anéantie. La France a failli sombrer. Mais, au Ministère de la Guerre, l’aspect des choses demeure immuable. Dans la cour, un peloton de la garde républicaine rend les honneurs, comme autrefois. Le vestibule, l’escalier, les décors d’armure sont tout juste tels qu’ils étaient. Voici, en personne, les huissiers qui, naguère, faisaient le service. J’entre dans le « Bureau du Ministre » que M. Paul Reynaud et moi quittâmes ensemble dans la nuit du 10 Juin 1940. Pas un meuble, pas une tapisserie n’ont été déplacés. Sur la table, le téléphone est resté à la même place et l’on voit, inscrits sur les boutons d’appel, exactement les mêmes noms ( … ). Rien n’y manque, excepté l’Etat. Il m’appartient de l’y remettre. Aussi m’y suis-je d’abord installé ». Aurait-il voulu démontrer que les quatre années du régime de Vichy n’avaient été qu’une parenthèse pendant laquelle il avait lui incarné la continuité de l’Etat à Londres …il n’aurait pu imaginer de symbole qui fût plus marquant que celui-ci.
Dans la foulée on le presse de se rendre à l’Hôtel de Ville pour y rencontrer les responsables de la Résistance. Prétendant là improviser un discours qu’il a en réalité soigneusement préparé , qui a toute la majesté d’un opéra et qui commence comme suit : « pourquoi voulez-vous que nous dissimulions l’émotion qui nous étreint tous, hommes et femmes, qui sommes ici, chez nous, dans Paris debout pour se libérer et qui a su le faire de ses mains … Il y a là des minutes qui dépassent chacune de nos pauvres vies. Paris ! Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé, mais Paris libéré ! Libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l’appui et le concours de la France tout entière : c’est-à-dire de la France qui se bat. C’est-à-dire de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle ».
Le lendemain, le 26 Août, flanqué de ses plus proches compagnons, il descend les Champs-Elysées en liesse, flanqué de ses plus proches compagnons. Il y a là au moins deux millions de personnes, sinon plus encore. Un des plus grands rassemblements populaires jamais connus auparavant. De Gaulle, encore lui, confiera dans ses Mémoires : « il se passa là un de ces miracles de la conscience nationale, un de ces gestes de la France, qui, parfois, au long des siècles qui viennent illuminer notre Histoire ». Puis le voici devant le Parvis de Notre-Dame, au contact des chars de la 2ème DB et à nouveau de grappes humaines. En dépit de quelques coups de feu, on entonne bientôt un Magnificat à l’intérieur de la Cathédrale. Les témoins présents assureront que le Général chantait à pleine voix …
Ces deux jours auront marqué non seulement la France, mais le Monde. Toutes les polémiques, toutes les tensions, tous les atermoiements vécus, ressentis ou constatés dans les cinq années précédentes seront comme balayés par ces deux jours qui auront célébré la fierté ou l’honneur d’un pays enfin libéré de l’occupation allemande.
Toujours lucide, De Gaulle ne s’illusionne pas pour autant, Paris est libéré, mais la guerre n’est pas pour autant finie. Les armées alliées le savent du reste mieux que personne. Mais désormais les troupes françaises, celles de Leclerc et de De Lattre de Tassigny, vont spectaculairement grandir en nombre, car rejointes par tous les résistants qui veulent désormais parachever leur œuvre.
Toutes ces énergies ne seront pas de trop. Après avoir fléchi dans le D-day, après avoir réellement disparu face à la prise surprise de Paris, les troupes allemandes se ressaisissent et opposent à nouveau un front structuré. De Gaulle participe à présent aux discussions avec Eisenhower qui aura toujours reconnu son sérieux et sa rigueur d’analyse. C’est ainsi que la décision de maintenir les troupes de Leclerc à Strasbourg en dépit de menaces allemandes, ou encore un peu plus tard l’ordre donné à De Lattre de foncer sur Karlsruhe puis Stuttgart l’auront été à l’initiative du Général , mais sans susciter de tollé de la part d’Eisenhower …
Parce que la guerre est résolument mondiale , parce que la Russie y participe et y joue un rôle essentiel, il ne se prive nullement de rencontrer Staline dont il sait toute l’importance pour l’emporter. Mais ne se laisse pas manipuler pour autant . Le portrait qu’il dressera après la Guerre de Staline en dit du reste long sur le plaisir qu’il aura éprouvé à en percer les secrets : « Staline était possédé de la volonté de puissance. Rompu par une vie de complots à masquer ses traits et son âme, à se passer d’illusions, de pitié, de sincérité, à voir en chaque homme un personnage ou un danger, tout était chez lui manœuvre, méfiance et obstination. La révolution, le parti, l’Etat, la guerre lui avaient offert les occasions et les moyens de dominer. Il y était parvenu, usant à fond des détours de l’exégèse marxiste et des rigueurs totalitaires … Pendant les quelques quinze heures que durèrent, au total, mes entretiens avec Staline, j’aperçus sa politique, grandiose et dissimulée. Communiste habillé en maréchal, dictateur tapi dans sa ruse, conquérant à l’air bonhomme, il s’appliquait à donner le change. Mais, si âpre était sa passion qu’elle transparaissait souvent, non sans une sorte de charme ténébreux ».
Au final, plus de huit mois se seront écoulés entre la Libération de Paris et l’armistice signé à Berlin le 8 Mai 1945 . Jusqu’au bout, De Gaulle aura œuvré pour que la France en soit co-signataire. Obtenant d’être considérée parmi les vainqueurs de la Guerre, ce qui eût été strictement impensable avant le Débarquement du 6 Juin 44.
Il garda pour tous ceux qui y avaient activement participé une reconnaissance qui ne s’éteindrait jamais. Celles ou ceux qui en douteraient gagneraient à prendre connaissance de la lettre qu’il envoya en 1947 à la veuve du Général Leclerc, une fois celui-ci décédé dans un accident d’hélicoptère : « j’aimais votre mari, qui ne fut pas seulement le compagnon des pires et des plus grands jours, mais aussi l’ami sûr dont jamais aucun sentiment, aucun acte, aucun geste, aucun mot, ne furent marqués même d’une ombre par la médiocrité. Sous l’écorce nous n’avons jamais cessé d’être profondément liés l’un à l’autre ».
Et quand la question se poserait bien plus tard de savoir si notre pays devrait disposer de l’arme atomique, ou s’il devrait reposer sur les Américains pour résister à une éventuelle attaque russe, De Gaulle ne manquerait pas d’arguments tirés de l’Histoire pour défendre son point de vue. Sans pour autant se montrer ingrat envers les concours apportés jadis par les Américains pour gagner cette guerre inouïe contre les folies allemandes et japonaises d’autrefois.
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Revenons à présent à tout ce qui allait advenir après justement le 8 mai 45. Notamment en nous appuyant sur les résultats des travaux de Michel Winock, tels que relatés et synthétisés dans son ouvrage « Charles de Gaulle, un rebelle habité par l’histoire ».
Lançons-nous donc dans son sillage, du moins pour la période qui prévaudra de 1945 à 1947.
Chef du Gouvernement Provisoire, tel que reconnu tant dans l’Intérieur qu’à l’extérieur de la France, De Gaulle, dans la mission qu’il assumait de remettre la France en ordre et en route, devait répondre à un double impératif : reconstruire matériellement et refonder politiquement le pays. Telle que préparée par le Conseil National de la Résistance ( le CNR ), l’œuvre législative du Gouvernement Provisoire, de son Assemblée consultative, puis de la première Assemblée constituante élue le 21 Octobre 1945 allait en effet être l’une des plus fécondes que la France ait jamais connues dans un délai aussi court. Winock synthétise autant qu’il ne détaille : « cette œuvre comprenait des mesures d’exception, tel l’impôt de solidarité, véritable impôt sur le capital, destiné à régler les frais exceptionnels dus au retour des prisonniers et aux débuts de la reconstruction. Mais surtout, des réformes de structure : droit de vote reconnu aux femmes ; nationalisation des charbonnages, des usines Renault, des établissements Gnome et Rhône, d’Air France , de la Banque nationale et des grandes banques de crédit ; rétablissement de la gratuité de l’enseignement secondaire ; création des comités d’entreprise* ; restauration de la liberté de la presse ; réforme de la fonction publique ; création du Commissariat à l’Energie atomique ; création de l’ENA, du Commissariat général au Plan, sans compter le plan de Sécurité sociale qui sera appliqué après le départ du général. « Oui, déclare-t-il dès le 2 Mars 1945, c’est le rôle de l’Etat d’assurer lui-même la mise en valeur des grandes sources d’énergie : charbon, électricité, pétrole, ainsi que des principaux moyens de transport ( ferrés, maritimes, aériens ), et des moyens de transmission, dont tout le reste dépend. C’est son rôle de disposer du crédit, afin de diriger l’épargne nationale vers les vastes investissements qu’exigent de pareils développements et d’empêcher que des groupements d’intérêt particuliers puissent contrarier l’intérêt général ». De Gaulle pratiquait ainsi ce qu’on pourrait aujourd’hui qualifier de « socialisme de reconstruction » sans jamais le nommer, et qui, à ses yeux, n’était ni de gauche ni de droite, mais répondait aux nécessités de l’heure et du lendemain.
Dans cette tâche immense, lui et son gouvernement furent largement soutenus par les politiques et par l’opinion. Il ne devait point en aller de même, lorsqu’il s’agirait d’entreprendre ou non l’instauration d’un nouvel ordre constitutionnel. Deux points de vue s’opposaient en fait : il y avait d’un côté le Général partisan d’un Chef d’Etat fort, et d’un autre côté les partis politiques désireux de garder le Pouvoir au sein d’une Assemblée , qu’on qualifiera au choix de constituante ou de nationale.
Aux termes de péripéties, dont je vous passe le détail**, De Gaulle allait en fait perdre la partie. Et quand il vit qu’on était prêt à le nommer Président de la République, mais sans lui donner de pouvoirs réels de diriger le pays, soit donc en le limitant à des tâches de représentation, il préféra se retirer plutôt que de faire semblant. L’exprimant avec la rectitude que nous lui avons déjà fait preuve : « le régime des partis a reparu. Je le réprouve. Mais, à moins d’établir par la force une dictature dont je ne veux pas, et qui, sans doute, tournerait mal, je n’ai pas les moyens d’empêcher cette expérience. Il me faut donc me retirer ». Était-il pour autant décidé à déposer les armes, ce n’est pas complétement évident . mais à ce jeu, il lui fallait lui-même créer un parti politique, ce qui n’était pas sa tasse de thé et ce en quoi il était loin d’exceller.
*lesquels « fonctionneraient » très inégalement dans la France des années qui suivraient …
**détails bien relatés par Michel Winock dans son ouvrage « Charles de Gaulle, un rebelle habité par l’histoire ».
Quand le temps de vraiment se retirer fut advenu, il ne manqua point d’en tirer synthèses et conclusions : « il faut une tête à la France …faute de quoi la multiplicité des tendances qui nous est propre, en raison de notre individualisme, de notre diversité , des ferments de division que nous ont laissés nos malheurs, réduirait l’Etat à n’être , une fois encore, qu’une scène pour la confrontations d’inconsistantes idéologies, de rivalités fragmentaires, de simulacres d’action intérieure et extérieure sans durée et sans portée ».
Propos d’une telle force et d’une telle netteté, qu’il marquerait chacun. Quand le temps serait venu en 1957-1958 de constater que la France se débattait dans des difficultés inextricables, avec des partis politiques incapables de dégager une majorité qui fût stable, tous ces propos du Général apparaîtraient comme ayant été prémonitoires …
Eût-on du reste avancé auprès du Général : un homme n’est pas seulement ce qu’il dit, il est aussi ce qu’il tait … , il se serait sans doute dressé sur ses ergots, en disant que c’est bien par là que les embrouilles commencent et prolifèrent, le défaut de courage, de clarté , de sincérité et d’authenticité ne pouvant conduire la plupart du temps que dans des cul-de-sac ou des impasses.
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Après avoir quitté le Pouvoir, De Gaulle s’attaque à l’écriture de ses Mémoires de Guerre qui retracent dans le détail tout ce que nous avons tenté de conter et de raconter. Tout cela le conduit à méditer ou reméditer ce qu’a été l’histoire de notre pays, et à se pencher ou se repencher sur Chateaubriand et ses Mémoires d’Outre-Tombe.
Commençons par l’Histoire de France. De Gaulle trouve ou retrouve ce qui est désormais une évidence ou une banalité pour tous nos historiens, à savoir que c’est l’Etat qui a fait naitre en France la Nation. De Clovis à Saint-Louis, de Philippe Auguste à Philippe le Bel, de Louis XI à Louis XIV. Point n’est besoin d’en accumuler les preuves, ceci ressort comme une évidence.
Deuxième constat, indiscutable, quand bien même nous ne serions point les seuls à en avoir fait l’expérience. De tous temps, semble-t-il, les Français ont toujours eu tendance à se quereller entre eux. Nos 16ème et 17ème siècles ont été remplis de ces querelles, de ces féodalités que les gouvernants n’ont eu de cesse de combattre
Troisième constat. De Gaulle observe dans une logique très bergsonienne que nous conservons une singulière mémoire des grands hommes qui ont marqué l’histoire de notre pays . Là encore, nous ne saurions le contester. Ce qui, peut-être, ressort aussi dans tout grand pays de longue histoire, la logique voulant alors que l’on se souvienne de ce qui a nourri ou fait naître cette grandeur.
A ces trois constats, De Gaulle rajoute en fait une hypothèse : nous sombrons trop souvent dans la médiocrité ou la banalité avant que de nous « réveiller » sous l’impulsion ou l’action d’un « grand homme ». Il y aurait là une sorte de loi cachée de l’Histoire de France. Les grands hommes n’étant pas nécessairement ou seulement des Gouvernants, mais des hommes qui réveillent le pays par leur ardeur, leurs talents et leur créativité.
Dans tout ce panorama que je ne saurais discuter, De Gaulle bute pourtant sur un grand homme, Napoléon, indiscutable grand homme, mais dont l’histoire se termina dans le sang , avec deux millions de morts sur les champs de bataille. Un Napoléon du reste fortement mis en garde par un autre grand homme, le Vicomte de Chateaubriand. Sans que nous ayons de quoi nous en étonner, le cas de Chateaubriand émerge vite au cœur de ses méditations.
Tout au long de ces années où il se mit en quelque sorte « en réserve de la République », De Gaulle ne cessa donc de se pencher sur la vie et l’œuvre de Chateaubriand. Bien qu’il se soit abstenu d’en faire une quelconque théorie, il ne nous est pas aujourd’hui bien difficile d’en comprendre au moins quelques raisons. Aidés en cela par un remarquable article écrit Jean-Daniel Jurgensen, qui consacra à ce sujet un long article paru dans la Revue des Deux Mondes. Article qu’on retrouve aisément aujourd’hui sur le Web. .
Qu’en dire aujourd’hui, au risque d’abusivement résumer ?
Chateaubriand savait, tout comme De Gaulle, que le monde du passé ne subsisterait pas tel qu’il avait été, mais avait œuvré, ou peiné en vain, pour concilier richesses du passé et aspirations nouvelles. Je dis peiné, car jamais Chateaubriand ne trouverait quelles seraient les institutions qui conviendraient à notre pays, qui seraient à la fois admises et performantes. Non par sa faute à lui, Chateaubriand, mais parce que le monde de son temps n’y était pas prêt.
Chateaubriand était pourtant un visionnaire d’exception. Entrevoyant vers quelle société nouvelle les Amériques se dirigeraient, pressentant qu’il faudrait sortir de l’esclavage et donner une liberté politique à tous, s’inquiétant de ce qu’une société rêvant de seulement des richesses matérielles risquait, sans même le savoir, de devenir en fait bien pauvre. Si du reste, pressentait aussi Chateaubriand , chacun ne se définirait bientôt plus que par son travail, qu’en irait-il demain partout où le travail n’existerait pas ? De Gaulle, lecteur attentif, ne pouvait que voir ô combien le Vicomte avait tenté de voir « loin ». Et il le confia même à Malraux en 1947 : « c’est une oeuvre prodigieuse que les Mémoires d’Outre-Tombe … Chateaubriand pose sur l’avenir un regard profond … En fait, il a presque tout vu, y compris les bolcheviques »
Dans toutes ses actions politiques, Chateaubriand n’avait eu de cesse de penser à l’intérêt national, sous réserve de respecter de bons principes. De Gaulle aurait pu préciser ce que Chateaubriand avait considéré comme bons principes. Fort de son expérience, De Gaulle aurait pu dire sous réserve de sauvegarde de la paix, du droit et de la liberté laissée à chacun pour conduire et mener sa propre vie.
Enfin et peut-être même surtout, Chateaubriand n’avait cessé de mettre en garde Napoléon contre les failles ou les carences de ses propres raisonnements. En vain. Ce qui n’empêcherait pas Napoléon, une fois reclus à Sainte-Hélène, de reconnaître ses erreurs et donc de rendre justice à son opposant si valeureux.
Il était tout aussi impossible à De Gaulle de ne pas voir en quoi le style littéraire de Chateaubriand était inimitable, entremêlant verve, précision et éclat, et donc en quoi , au travers même de ses écrits, Chateaubriand était à lui seul un paysage. Paysage qu’il s’efforçait de faire ressentir par la magie de sa plume. Paysage qu’on pourrait définir comme articulant et rassemblant ses sentiments, ses émotions et ses idées. Où se mêleraient le sensible, l’affectif, le rationnel et le spirituel.
Ne serait-ce que parce que lui-même De Gaulle était en train de rédiger ses Mémoires, que le célèbre Vicomte avait œuvré 30 ans durant pour écrire ses « Mémoires d’Outre-Tombe », De Gaulle ne pouvait lui-même que s’interroger sur ce qui, en fait, le rapprochait et non le distinguait de celui-ci. Mais nous ne pouvons sur tout cela faire la moindre hypothèse, car lui-même De Gaulle n’en aura rien dit. Mais comme cette dernière remarque vaudrait pour n’importe qui, pas seulement pour le Général, nous pouvons ressentir l’invitation implicite qu’il nous aura faite de le suivre dans cette découverte … ou redécouverte de Chateaubriand.
Curieusement, mais après tout c’est bien logique, durant cette période de semi-retraite le Général ne semble pas avoir prêté une grande attention aux principaux travaux menés sur le nazisme , et plus généralement les totalitarismes et leurs effets. Sans doute en avait-il tant « soupé » par le passé qu’il ne pensait avoir nul besoin d’y re-réfléchir. En tous cas, on ne lui voit jamais dans ses carnets et correspondances évoquer Hannah Arendt, pourtant impossible à ignorer après la Guerre. Il ne prêtera pas davantage attention aux travaux de Jankélévitch et à sa réflexion sur les Vertus. Comme, nous l’avons vu précédemment, le 18ème siècle lui inspire la plus grande des méfiances, il ne s’interroge guère sur Diderot et son Neveu de Rameau, ne voit guère que le 18ème siècle tout entier aura buté sur la question de raccords ou de liens possibles entre jouissances et vertus, et a fortiori il ne prête guère attention à ce que Jankélévitch trouve en fait les réponses à cette question. Tout cela n’a alors pas la moindre importance, ou ne semble point en avoir.
Il faut bien voir qu’à l’époque, surtout dans les années 56-58, De Gaulle peste contre les partis politiques et l’apathie, pour ne pas dire l’inconscience et le manque de volonté des Français. Avec une rudesse de ton qui lui rappelle sûrement l’avant seconde guerre mondiale. C’est ainsi qu’on lui voit dire et écrire : « la France est un pays de veaux … On ne fait rien avec un peuple couché. Les Français sont couchés et, voyez-vous, plus ils seront couchés, plus ils seront heureux ». Il est même des livres, tels que « La tragédie du Général », paru sous la plume de Jean-Raymond Tournoux, qui recense méthodiquement tous les propos du Général, qui ressemblent de près ou de loin à un tel souci, à un tel ressentiment.
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Recollons une fois de plus à l’existence même de De Gaulle que nous retrouvons donc à la veille de son retour au Pouvoir, soit en 1958. Au terme de deux semaines qui auront été aussi intenses que les deux semaines qui avaient précédé l’appel du 18 Juin.
A nouveau, je m’appuierai ici sur le récit qu’en fait Michel Winock dans le livre que j’ai déjà amplement évoqué.
« Quand, le 13 Mai, à Alger, la mise à sac par des émeutiers des bâtiments du Ministère de l’Algérie, suivie par la Création d’un Comité de Salut Public contrôlé par l’armée et dirigé par le Général Massu, provoque un état de quasi-sécession entre l’Algérie et la Métropole, nul ne songe dans l’immédiat au Général de Gaulle. Mais deux jours plus tard, il n’est bruit que de son nom. Le 15 Mai, le général Salan a crié devant la foule du forum un « Vive de Gaulle ! » qui apostrophe et qui fait signal ; le même jour, De Gaulle, toujours à l’affût – on ne se refait pas ! –diffuse un communiqué symbolique par lequel, sans rien condamner de ce qui se passe à Alger, il se déclare « prêt à assumer les Pouvoirs de la République ». Le Gouvernement de Pierre Pfimlin, maire de Strasbourg, investi malgré – ou grâce à –l’émeute d’Alger, qui avait montré d’emblée sa volonté de résister, se trouve du coup sérieusement affaibli. Un troisième pouvoir, potentiel mais prégnant, a surgi entre le Gouvernement de Paris et les Généraux d’Alger.
A ce moment-là, les députés repoussent la solution de Gaulle, mais un flottement des résolutions est perceptible. Dès le 16 Mai, Guy Mollet, secrétaire général du parti socialiste alors désigné sous le terme de SFIO, interroge publiquement de Gaulle sur ses intentions. A vrai dire, repousser de Gaulle, faire face aux insurgés d’Alger exigerait une union des forces démocratiques réticentes ou opposées à ce retour, mais celle-ci achoppe sur la situation du Parti Communiste français, le PCF, le plus puissant des partis s’opposant à un tel coup de force, mais lui-même exclu de toute alliance depuis les débuts de la Guerre Froide. Guy Mollet ayant donné un peu auparavant le La avec son accusation mémorable : « les communistes ne sont pas à gauche, ils sont à l’Est ». Dans cette conjoncture de Mai 1958, le gouvernement centriste de Pfimlin comme le parti socialiste de Mollet considèrent le Parti communiste comme un danger, et refusent d’engager toute espèce d’unité d’action, même défensive avec lui.
De Gaulle va en fait profiter de ces circonstances, qui ne sont plus celles de l’après-guerre quand les deux grands « partis ouvriers » étaient coalisés dans une majorité parlementaire. La division de la gauche exclut la formation d’un nouveau Front populaire. Le 19 Mai, de Gaulle, qui n’a pas répondu directement à Guy Mollet, ne voulant pas désavouer la rébellion militaire, donne une Conférence de presse à l’hôtel d’Orsay. Il se fait rassurant, ce n’est pas à 67 ans qu’il entamera une carrière de dictateur, tout en s’engageant davantage à l’heure où la tension militaire grandit : « rétablir l’Etat à la fois dans son autorité et dans la confiance nationale », voilà quel serait son programme. Rien de plus, et rien de moins, serais-je tenté d’ajouter.
Les ralliements s’ensuivent, mais le Gouvernement Pfimlin se cabre. Le Général demande alors discrètement au commandement militaire d’Alger de lui envoyer un émissaire qui lui rende compte de la situation. Débarquent ainsi à Colombey-les-Deux-Eglises le général Dulac flanqué de quelques subordonnés. Le message est clair : si De Gaulle est empêché de prendre le pouvoir, l’armée décidera d’agir en métropole.
Le 24 Mai, coup de théâtre ! La Corse tombe aux mains des rebelles d’Alger. Pierre Pfimlin, encore soutenu par l’Assemblée, tente alors le compromis avec De Gaulle. Il veut obtenir de lui qu’il désavoue Alger et le débarquement en Corse. Vœu illusoire, puisque c’est d’Alger, de ses insurgés que le Général tient sa chance de revenir aux manettes. Condamner l’insurrection, ce serait pour lui rentrer dans le rang. Une rencontre secrète entre Pfimlin et de Gaulle se tient dans la nuit du 26 au 27 Mai, au parc de Saint-Cloud. Il n’en résulte rien, sauf que, le lendemain, de Gaulle publie un communiqué où il déclare : « j’ai entamé hier le processus régulier nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain … ».
Pfimlin est comme sidéré, mais, sur le conseil du Président Coty, il ne va pas jusqu’à désavouer celui qui l’a manipulé. En aurait-il eu la force et les moyens, rien n’est moins sûr. De Gaulle, toujours à l’aise dès qu’il s’agit de mener une guerre de mouvement, va même dans son communiqué demander à l’armée sur le ton du commandement de rester disciplinée, comme s’il était déjà au pouvoir : « j’attends des forces terrestres, navales et aériennes présentes en Algérie qu’elles demeurent exemplaires sous les ordres de leurs chefs ».
Le mercredi 28 Mai, plusieurs centaines de milliers de personnes défilent de la Nation à la République contre de Gaulle, à l’appel des journaux de gauche ; on voit bien côte à côte des radicaux, des communistes, des socialistes, des républicains sommes toutes classiques, mais les leaders politiques ne sont nullement d’accord sur la solution à trouver à la crise. Ce même 28 Mai, Pfimlin démissionne et le Président de la République René Coty décide de faire appel au Général de Gaulle , déclarant : « le pays étant au bord de la guerre civile, je me suis tourné vers le plus illustre des Français, vers celui qui, aux heures les plus sombres de notre histoire, fut notre chef pour la reconquête de la liberté et qui refusa la dictature pour rétablir la République » . Puis, convaincu qu’il est , lui René Coty, que De Gaulle est la seule solution, il annonce, pour parachever le tout qu’il démissionnera si De Gaulle n’est pas investi !
En moins de quinze jours, en deux communiqués et une conférence de presse, De Gaulle a réussi une sorte de guerre-éclair. Non sans raisons objectives. On saura plus tard que les généraux et les colonels d’Alger avaient effectivement conçu une sorte de coup d’Etat militaire qui viendrait conclure une opération baptisée du terme de « Résurrection ».
Cette conquête du pouvoir, réalisée en à peine deux semaines, n’a guère qu’un précédent dans notre histoire : celui du 18 Brumaire déclenché par Bonaparte pour mettre fin au désordre de la fin des années révolutionnaires.
Si De Gaulle était aussi clair que cela dans « ses manières de faire », c’était sans aucun doute parce qu’il savait bien qu’il faudrait résoudre la question algérienne, mais parce qu’il avait deux autres idées en tête : doter notre pays d’un régime politique qui, à ses yeux, puisse être approprié et efficace, accélérer le développement de son économie, notamment en l’ouvrant à un monde nouveau qui verrait apparaître de toutes nouvelles formes de puissances.
Par deux fois, De Gaulle s’était montré un homme providentiel. En Juin 40 et en Mai 58. Il lui incombait maintenant de montrer qu’il était un homme d’Etat à part entière, maître des situations, définissant et mettant en œuvre une stratégie, et jugé comme tel par les Français.
Avec le recul du temps, on peut considérer qu’il s’en tint quatre ou cinq ans durant à ces trois priorités, qu’il les fit progresser concomitamment, et que tous ces progrès sur chacune de ces trois thématiques furent alors si manifestes qu’il ne se trouva alors personne, ou presque personne, pour venir le lui contester.
Au risque d’une fois encore schématiser , tentons à présent d’en rendre compte en nous appuyant sur quatre ouvrages disponibles en librairie : le « Charles de Gaulle, un rebelle habité par l’histoire » de Michel Winock , déjà longuement cité ; la biographie d’Eric Roussel parue sous le titre tout simple « De Gaulle » ; le « C’était De Gaulle » d’Alain Peyrefitte, rassemblant les compte-rendus d’entretiens que Peyrefitte eut avec De Gaulle des années durant ; et enfin le plus récent ouvrage de Franz-Olivier Giesbert , intitulé « Le sursaut » et plus spécifiquement consacré au traitement de la question algérienne.
Commençons justement par évoquer cette question. C’est celle qui a provoqué l’arrivée de De Gaulle au pouvoir, c’est celle qui menace de plonger le pays dans une crise totalement inédite. Grâce aux travaux de bien des historiens, mais surtout grâce aux compléments d’analyse apportés par le livre de Giesbert, on est désormais clairement capable de comprendre comment De Gaulle a analysé la question, et surtout comment ses positions ont évolué au fur et à mesure des années.
Avant de revenir au pouvoir, De Gaulle a quatre certitudes :
- Les mouvements de décolonisation sont en marche, partout dans le monde Vouloir maintenir à toutes forces l’Algérie au sein de la République Française est au choix une erreur ou une illusion. Toutefois les décolonisations sont pour nous plus difficiles que pour les Anglais, car eux ont toujours plus reconnu les différences de races et de cultures que n’ont su le faire les Français ;
- L’histoire, la nôtre, mais pas seulement la nôtre, montrent que les révolutions dévorent les gens raisonnables.
- Deux solutions sont donc possibles , concernant l’Algérie : soit un pacte associatif soit l’indépendance. De Gaulle espère encore pouvoir œuvrer en vue de la solution du pacte associatif, mais craint clairement qu’il ne soit déjà trop tard pour y parvenir.
- Enfin il a été mis en garde par Malraux dans une note du reste stupéfiante datant de 1956 (!) , la poussée islamiste est déjà en marche et constituera un rôle majeur dans le monde à venir. Je dis bien note majeure, car on y voit pratiquement décrits tout ce qui adviendra par la suite, au moins avant les attentats du World Trade Center.
Malraux y pointe en effet : « c’est le grand phénomène de notre époque que la violence de la poussée islamique. Sous-estimée par la plupart de nos contemporains, cette montée de l’Islam est analogiquement comparable au début du communisme au temps de Lénine. Les conséquences de ce phénomène sont encore imprévisibles ». Avant même que de prédire, toujours dans cette incroyable note : « les données actuelles du problème portent à croire que des formes variées de dictature musulmane vont s’établir successivement à travers le monde arabe », ou de dire en bref, il sera plus important pour beaucoup d’être musulman que d’être riche au sens que ce mot a en Occident.
Dès lors qu’il est parvenu au Pouvoir, De Gaulle perçoit bien que la rébellion algérienne est si vive qu’il ne trouvera aucun allié du côté de l’Algérie pour aller dans cette direction du pacte associatif. Et s’interroge : les Pieds-Noirs présents en Algérie n’ont-ils pas nourri des décennies durant ce ressentiment ? Sans doute espèrerait-il maintenir les intérêts français au Sahara , mais était-il bien réaliste de pouvoir l’espérer ? Dès lors qu’il s’est en fait convaincu des réponses qu’il apporte à ces deux questions, il sait en fait vers quoi il faut aller et ne se dérobe pas. Toujours ce courage, où la rigueur des raisonnements , le respect des vérités qui comptent occupent une place si centrale.
Comme il ne peut lui-même dire trop vite que seule la solution de l’indépendance est crédible, il ne laisse pas trop vite voir vers quelle solution on devrait se diriger. Ce que tous ceux qui l’approchent, français comme étrangers, ressentent comme une indécision … En bon français, on pourrait dire qu’il laisse les choses mûrir avant de faire mouvement. Soit l’exacte attitude inverse de celle qu’il a coutume de célébrer.
Puis, et je vous en passe les détails , mener les négociations avec ses interlocuteurs algériens, de manière à faire apparaître que lui aussi aura besoin de faire légitimer sa propre politique par un référendum. Contre les militaires, attachés à l’Algérie française , qui n’auront rien compris « au film », et déclencheront même un putsch qui sera condamné à échouer . Détail révélateur de tout ceci : quand le putsch d’Alger est déclenché, tout son entourage panique devant les évènements, tandis que lui lâche un laconique : tout cela n’est que tempêtes dans un verre d’eau.
Venons-en à son second objectif : doter la France d’un régime politique qui soit à la fois approprié et efficace. Nous l’avons déjà dit, l’essentiel pour De Gaulle est de donner à la France le moyen d’avoir un exécutif fort, sans pour autant la priver d’être une réelle démocratie. C’est paradoxalement de la guerre d’Algérie que De Gaulle va tirer la possibilité de bâtir une nouvelle République, la 5ème , ainsi que nous la nommons encore. Quelles que soient leurs opinions sur le Général, tous les historiens ont de cette genèse la même lecture. Laquelle est si claire que nous ne risquons pas de nous y perdre.
Sans la guerre d’Algérie, « la traversée du désert » de De Gaulle se fût poursuivie et la 4ème eût continué sa route vaille que vaille. En ce sens , la Constitution que nous pouvons qualifier de gaullienne – nul ne le conteste –, cette constitution a été la fille des tensions vécues en Algérie, ou venues de ce qu’elles auront engendré. Les deux sujets – l’Algérie et la Constitution – se sont donc trouvés liés l’un à l’autre, ainsi que nous allons à présent le préciser.
Au départ de tout cela, l’Algérie ne semble jouer qu’un rôle tout à fait secondaire. L’opinion a ratifié , par le référendum du 28 Septembre 1958, le rehaussement du pouvoir exécutif. Un pouvoir qui n’est plus dilué, mais personnalisé. Un Etat qui ait une tête ; un chef, reconnu par la nation et qui sera le garant de ses destinées. Mais le Chef doit pouvoir s’appuyer sur le peuple. Chaque fois qu’il le jugera utile ou nécessaire, ce Chef pourra demander au peuple de s’exprimer par voie de référendum. Chaque fois que la situation semblera le demander, le Chef de l’Etat pourra disposer de pouvoirs exceptionnels pour faire face à la « crise ».
Toutes ces choses s’appliqueront à propos de l’Algérie. Le référendum de Janvier 1961 confirmera que le peuple français approuve la politique préconisée par le Général, à savoir le droit donné aux populations algérienne de décider par elles-mêmes de leur avenir. Lorsque surviendra le putsch des généraux, le Général disposera de tous les moyens pour y mettre fin. Lorsqu’enfin les négociations avec le FLN auront abouti, les deux ensemble, l’Algérie et la France se prononceront chacun pour les approuver ou non.
La Loi de Décembre 1962, aboutissant à ce que le Président de la République soit désormais élu au suffrage universel, fait clairement suite à l’attentat du Petit-Clamart. Si le chef de l’Etat doit avoir une telle importance dans l’organisation française, c’est le peuple qui doit le choisir. Son élection ne saurait être le simple vœu de notables, ou la conséquence de combinaisons politiques entre Partis.
Si enfin le Président de la République considère que l’Assemblée Nationale est un frein abusif ou rédhibitoire face à la Gouvernance de la Nation, il a le droit de provoquer sa dissolution, mais il se doit d’accepter les conséquences d’un nouveau vote, et donc soit appeler un nouveau Premier Ministre issu de ce vote soit démissionner lui-même.
Tels sont donc les principaux principes mis en œuvre par le Général, et dont il fera usage jusqu’à la fin de son mandat de Président de la République.
On a moins prêté attention, surtout avec le temps qui aura passé , à la troisième priorité que De Gaulle avait en tête en 1958 : accélérer le développement de l’économie française.
Ce qu’il dit à propos de l’économie est tout sauf ambigu : « l’efficacité et l’ambition de la politique sont conjuguées avec la force et l’espérance de l’économie » ; c’est la puissance d’une économie qui définit désormais la puissance d’une nation, tout autant que ne le font ses atouts dans le domaine du militaire. Et ce qu’on qualifie de politique sociale ne précède pas le développement d’une puissance économique, mais lui fait suite. En langage plus moderne, on pourrait dire que deux credo sont infiniment présents dans son esprit : « il ne peut y avoir de politique étrangère forte sans une économie dynamique, une société apaisée et des finances assainies »*, ou encore « un pays fracturé, qui ne semblerait plus s’aimer ni croire à son destin , ne pourrait qu’aller à sa perte »*.
Techniquement, tout cela conduit à vouloir agir sur la stabilité et la solidité de la monnaie, l’équilibre du budget, la limitation de l’endettement et la lutte contre l’inflation. Quatre domaines sur lesquels il est aujourd’hui facile de repérer comment il aura pu s’y prendre.
*Formulations que nous devons à un livre récemment paru sous la plume d’un de nos grands ambassadeurs des décennies récentes, Maurice Gourdault-Montagne.
On a justement souligné combien il s’était appuyé sur l’expérience et les intuitions de Jacques Rueff. Ancien directeur du Trésor sous le Front Populaire, devenu depuis sous-gouverneur de la Banque de France, Rueff a toujours combattu les idées keynésiennes selon lesquelles il faudrait, pour aller de l’avant, dépenser l’argent que l’on n’a pas encore gagné. La dette et le déficit sont aux yeux de Rueff deux doux poisons dont on ne se méfie pas assez, mais qui peuvent vite tourner à l’addiction. Rueff tire de tout cela deux impératifs : la lutte contre l’inflation et la recherche de la stabilité monétaire. Auxquels De Gaulle va adhérer sans réserve aucune.
Concrètement, De Gaulle et son gouvernement vont commencer par provoquer une dévaluation qui va permettre de rétablir la balance commerciale et même aussi la balance des paiements . Dans la foulée on adoptera un budget dégageant lui-même un excédent des recettes sur les dépenses et jouera sur la politique de fixation des prix pour contenir au mieux l’inflation. Un emprunt public faisant appel à l’épargne disponible en France, emprunt assorti d’avantages fiscaux, complètera le dispositif et visera à garantir les Pouvoirs Publics contre une quelconque vulnérabilité financière.
Cette politique est rude, et De Gaulle le dit sans ambages à la télévision qui vient de naître : « sans l’effort de remise en ordre, avec les sacrifices qu’il requiert et les espoirs qu’il comporte, nous resterons un pays à la traîne, oscillant perpétuellement entre le drame et la médiocrité ».
Le succès de cette politique sera pourtant patent, pas seulement parce que les spécialistes le comprendront, mais aussi et surtout parce que tous pourront le constater. La croissance économique sera au rendez-vous, plus importante en France au début des années 60 que dans tout autre pays européen. L’inflation, qui côtoyait les 15% avant l’arrivée du Général, redescendra vite en dessous des 7% . Le Gouvernement pourra même se féliciter de remplacer le solde des emprunts publics contractés par le passé auprès de fonds américains.
Sans doute De Gaulle bénéficie-t-il des effets positifs de la constitution du Marché Commun, et de prix de l’énergie qui sont alors bas en regard de ce qu’ils deviendront par la suite. Il n’empêche : les résultats sont là. De Gaulle s’en inquiète même en 1962-1963. Les Français, prévient-il en Conseil des Ministres, vont vouloir profiter de cette embellie économique et financière pour en vouloir toujours plus. Sans doute ne prend-il pas lui-même ces avertissements trop au sérieux : il ne tardera pas à constater ô combien ils pèseront dans les années qui suivront…
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Ces objectifs une fois atteints, De Gaulle va déléguer ce qu’on appellera la « politique intérieure » à son Directeur de Cabinet, Georges Pompidou, qu’il promeut comme nouveau Premier Ministre, s’adjugeant ou s’arrogeant les sujets dits de « politique étrangère ». Sujets auxquels il s’est indiscutablement frotté de par le passé. Sujets pour lesquels il est donc tout sauf un néophyte.
Rendre compte de ses analyses, de ses désolations comme de ses déclarations marquantes n’est pas chose aisée. D’abord parce qu’en ces périodes de guerre froide les choses n’étaient pas plus simples qu’elles ne le sont aujourd’hui. Ensuite parce que fatalement, logiquement on se demande ce qu’il en est resté, ce qui bien évidemment fait sens, mais ne lui est pas forcément imputable. Tentons donc de nous y repérer, à défaut de vouloir et a fortiori prétendre avoir su parler de tout.
Même si la victoire de 39-45 fut loin de lui être due, il y a participé, surtout dans les douze derniers mois, et nul ne viendra lui contester d’avoir été à la table des vainqueurs, quand l’armistice fut signé. Son histoire personnelle était désormais aussi largement connue : beaucoup savaient la plupart des situations qu’il avait connues et affrontées toute la guerre durant. Sans qu’on ait besoin de beaucoup argumenter pour le prétendre, il fait alors partie des « Grands » de ce Monde. Tous, y compris ses ennemis, lui reconnaissent un talent hors normes. Comment en aurait-il pu être autrement ?
Poursuivons nos investigations. De Gaulle, me semble-t-il, marque l’après- guerre parce qu’il a fait de la France une puissance atomique. Tous ceux qui ont contribué à ce qu’il en aille ainsi n’ont pas oublié que la création du CEA en 1946 lui aura été due. Il marque aussi tout le monde en disant qu’il est temps d’en finir avec les guerres entre la France et l’Allemagne, et qu’il faut au contraire bâtir et rebâtir l’Europe autour du couple Franco-Allemand. Lui et le Chancelier Adenauer marqueront ainsi l’histoire, du moins jusqu’à la fin du 20ème siècle. La solidité de ce couple devenant par la suite bien moins manifeste. François Mitterrand et Helmut Kohl l’auront en tous cas incarné tout au long de leur exercice commun du Pouvoir.
De Gaulle aura persisté à croire qu’une troisième voie pouvait être trouvée entre capitalisme et communisme. Croyance qu’il avait déjà en lui du temps de la deuxième guerre mondiale, comme en témoignent de multiples interventions qu’il fit alors sur ce sujet. Mais croyance dont il vit bien, y compris dans son seul pays, que tant de forces, politiques ou syndicales, ne voulaient point entendre parler. Mais, parce qu’il croyait avant tout que chaque peuple avait sa propre histoire, se devait de forger son propre destin, il ne se serait jamais aventuré à dire que le problème puisse être considéré ou abordé de manière universelle.
Un autre de ses regrets ou de ses constats avait déjà porté sur le fait que l’Angleterre regardait toujours plus du côté des Etats-Unis que de l’Europe. Il aurait bien voulu rêver d’une extension du pacte franco- allemand en un accord tripartite entre anglais, allemands et français. Il pressentait pourtant que cela relèverait du rêve bien plus que d’un quelconque sens des réalités.
Concernant les questions de défense, il était fier de ce que la France ait refait surface, et de quelle manière, en étant parmi les premiers à disposer d’une force de frappe à têtes atomiques. La guerre de 39-45 lui avait montré que les Etats-Unis pouvaient fort longtemps s’en tenir à des positions isolationnistes … De Gaulle disposait donc d’arguments pour dire que la France devait donc être maître de sa propre défense, autant qu’elle le pourrait. Mais, lorsqu’il fut avéré que les Russes implantaient des bases de missiles à Cuba, tout près des côtes américaines, il n’hésita pas une seconde : tout cela lui apparaissait intolérable, et il le fit savoir en appuyant immédiatement les Américains. Ce que nul de par le monde ne fit alors avec tant de hâte et tant de netteté.
En fait il ne croyait pas le moins du monde que le communisme à la manière russe ait le moindre avenir, mais ne voyait pas pourquoi tous les pays du monde devraient être gérés à l’américaine. De voyage en voyage, on lui vit donc multiplier les discours analogues à celui-ci , tenu en Amérique du Sud : « notre monde, déclare-t-il ainsi devant les militaires au pouvoir en Equateur le 25 Septembre 1964, ne doit pas être orienté sur deux pôles uniquement. Bien que ces deux pôles ne soient nullement comparables – le pôle américain respecte les libertés ; le pôle soviétique peut s’effondrer s’il ne fait pas sa place à l’homme — , il est dangereux que le monde soit pris entre ces deux seules forces. Le monde est riche et varié. L’Amérique latine est nécessaire à son équilibre, tout comme l’Europe si elle sait s’unir … »
Tout cela n’était pas sans arrière-pensée. Ainsi que le souligne Denis Tillinac dans son « Dictionnaire amoureux du Général » : « il n’avait aucune aversion pour le peuple yankee dont il admirait l’énergie pionnière et le patriotisme. Mais une méfiance instinctive : la supériorité économique et militaire des Américains lui paraissait rendre possible, et même probable, un assujettissement de la planète. Or le matérialisme de l’American Way of Life lui paraissait incompatible avec les fondamentaux de la Vieille Europe. Au fond, il jugeait dangereux que les dirigeants yankee prétendent tenir le flambeau de la civilisation occidentale. Trop de puissance, trop peu de mémoire, et un culte un peu naïf de la réussite matérielle ». Bien juste pressentiment, is’nt’it ?
Son principal coup d’éclat devait survenir en cette même année 1964 avec la reconnaissance politique de la Chine. Tout cela ne lui était pas venu subitement à l’esprit.
En Juin 1962, il avait déjà déclaré à Alain Peyrefitte : « l’intérêt du monde, un jour ou l’autre, sera de parler avec eux, de s’entendre avec eux, de faire des échanges commerciaux avec eux (…) La politique du cordon sanitaire n’a jamais eu qu’un résultat, c’est de rendre dangereux le pays qui en est entouré ; ses dirigeants cherchent des diversions à leurs difficultés, en dénonçant le complot impérialiste, capitaliste, colonialiste, etc. Ne laissons pas les Chinois mijoter dans leur jus. Sinon, ils finiraient par devenir venimeux ». En Mars 1963, il reprend la même idée, toujours lors d’échanges avec Peyrefitte : « il y a quelque chose d’anormal dans le fait que nous n’avons pas de relations avec le pays le plus peuplé du monde, sous prétexte que son régime ne plaît pas aux Américains ».. Le 8 Janvier 1964, il officialise en Conseil des Ministres sa prise de position : « le fait chinois est là. C’est un pays énorme. Son avenir est à la dimension de ses moyens (…) Ce qui est sûr, c’est qu’un jour ou l’autre, peut-être plus proche qu’on ne croit, la Chine sera une grande réalité politique, économique et même militaire. C’est un fait, et la France doit en tenir compte ».
A peine quelques semaines s’écoulent, les liens diplomatiques avec la Chine sont renoués et De Gaulle s’en explique, sans rien dissimuler, en Conférence de Presse.
De nouvelles pommes de discorde avec les Etats-Unis devaient apparaître avec les engagements américains dans la guerre du Vietnam. Une fois encore, tout cela ne survient pas dans la précipitation et mérite d’être relaté avec tout le détail nécessaire. C’est en effet du « De Gaulle pur jus », qu’on y retrouve.
L’historien anglais Julian Jackson conte et raconte tout cela dans la longue monographie qu’il a consacrée au Général : « l’accord négocié par Pierre Mendès France à Genève en 1954 mettant fin à la présence française en Indochine avait abouti à la division du pays le long du 17ème parallèle. Les élections prévues alors au Nord et au Sud pour décider de l’avenir du pays n’ont pour autant pas été organisées par la suite. Les tensions entre le Sud nationaliste et le Nord communiste dégénèrent bientôt en conflit ouvert. Pour aider le Sud à se défendre, les Américains commencent par envoyer des « conseillers », qui sont rejoints par des troupes américaines. Le gouvernement américain se retrouve inexorablement happé par un conflit qu’il considère comme un front important de la guerre froide ». Voilà donc pour le début de l’histoire.
Méthodique et précis, Jackson enchaîne : « dans ses mémoires écrits huit ans plus tard avec le bénéfice du recul, De Gaulle se souvient d’avoir dit à Kennedy en Juin 1961 : je vous prédis que vous irez vous enlisant pas à pas dans un bourbier militaire et politique sans fond, malgré les pertes et les dépenses que vous pourrez y prodiguer… ». En Août 1963, alors que l’engagement américain se renforce au Sud Vietnam, De Gaulle prend publiquement position à la fois contre cette guerre et pour des processus politiques qui en reprendraient la résolution. Rien n’y fait. Les Américains s’enferrent , et De Gaulle qui connaît la chanson prédit à Peyrefitte que lorsque les pertes des Gis s’accumuleront, ce sera une déroute en bonne et due forme.
Que dire de tout cela, au-delà même de tel ou tel évènement, de telle ou telle posture ?
Jusqu’en 1966, la France n’est pas seulement un pays qui se tient debout, un pays qui défend des principes mais un pays dont les constats ou les idées alimentent les rapports entre les pays. Le fait que cette parole vienne de quelqu’un qui a compté dans l’histoire du monde n’est pas pour rien dans ce pouvoir qu’elle a acquis. Mais aussi le fait que De Gaulle ait des choses à dire, et que tout cela ne soit pas que parlotes.
Si tant est que nous nous autorisions à juger aujourd’hui de l’efficacité de cette politique étrangère, je ne vois personnellement qu’un regret qu’on puisse avoir. C’est que jamais il n’ait été en position de plaider pour une défense européenne. Les Allemands, plus traumatisés qu’il n’y paraît par la seconde guerre mondiale, ne pouvaient évidemment pas en faire une priorité. Sans une implication forte des Anglais, les Français seraient bien trop seuls pour entraîner derrière eux un quelconque consensus. Ainsi le projet d’une défense européenne ne progressa-t-il point 30 ans durant … et il n’est probablement pas plus avancé qu’il ne l’était il y a déjà 30 ans.
On pourrait indéfiniment ou infiniment débattre de ce que cette politique fut en Afrique, ou ce qu’elle aurait pu ou dû être. La vérité , me semble-t-il la plus essentielle , fut que les autres pays européens s’en désintéressèrent. Laissant à la France le soin de s’en dépêtrer. Ce qu’elle ne sut pas faire, mais dont rien ne prouve qu’à elle seule, il aurait pu en aller autrement.
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Petit à petit pourtant, la machine gaulliste s’enraye ou commence à avoir des ratés à partir de 1965, peut-être même dès 1963*. Sans doute cela n’est-il visible qu’avec le recul de l’histoire. Et pourtant, peut-être parce que justement l’historien a justement le recul nécessaire pour en juger, il devient progressivement manifeste que le bel élan connu depuis 1958 tend à se dégrader.
*En France comme en Angleterre, la question des mines de charbon joua un rôle crucial tout au long des années 60 et 70. La grande grève de 63 eut sûrement une importance majeure : s’attaquer dans la France d’alors aux mineurs de charbon, c’était symboliquement s’attaquer à la classe ouvrière.
C’est d’abord, aurais-je tendance son plus proche collaborateur, Georges Pompidou qui commence à s’irriter des marottes du Général. Celui-ci, du moins c’est le sentiment qu’en a Pompidou, croit en deux « drivers », le Plan et la Parole du Général. Pour le dire plus prosaïquement, Pompidou doute qu’on puisse diriger l’économie d’un pays comme on dirigerait une armée. Une seconde lézarde, pour ne pas dire une fracture, se développe entre Pompidou et le Général, qui tourne autour du sujet de la participation ou de l’intéressement des salariés aux bénéfices d’une entreprise. De Gaulle pense que c’est là le sujet qui peut faire adhérer les Français au Capitalisme. Pompidou, qui vient des milieux financiers et qui vit les épreuves des négociations avec les syndicats français, est dubitatif, réservé, pour ne pas dire opposé. Enfin viennent s’ajouter à cela des grèves qui viennent perturber une société, plus en tensions que De Gaulle lui-même ne le pensait, ou qu’il n’était prêt à admettre.
Quoi qu’il en soit de la nature de ces différends, feutrés ou non, il n’en demeure pas moins que le Président et son Premier Ministre ne sont plus tout à fait sur la même ligne. Quand bien même bien des décisions publiques sont prises, qui ne le laissent même pas complètement percevoir.
Sur un plan qu’on pourrait qualifier de plus « politique », De Gaulle ne bénéficie plus tout à fait du même soutien populaire que celui qu’il a connu dans son premier septennat. Alors que lui-même se croit parti pour une élection facile comme Président en 1965, l’élection se révèle beaucoup plus difficile qu’il ne le pensait lui-même. Elle n’est pas acquise au premier tour, et il ne gagne au deuxième tour qu’avec 55% des voix face à un revenant en politique, François Mitterrand. Pis encore pour lui, quand on regarde de plus près tous ces résultats électoraux, De Gaulle n’a déjà plus la majorité chez les moins de 35 ans. Il ne parle plus aux plus jeunes, ou, pour être plus précis, sa parole s’adresse déjà beaucoup plus à leurs anciens qu’à eux-mêmes. Ce qui se confirmera dans les élections législatives suivantes, celles de 1967. Les partis politiques, qui avaient sombré avant 1958, refont surface : De Gaulle, qui les abhorre, ne va plus pouvoir se situer « au-dessus d’eux ».
Sur le plan de la politique étrangère, de la politique internationale, le bilan n’est guère plus rose. Trois affaires, trois thématiques vont l’illustrer successivement.
La première, l’affaire Ben Barka, peut paraître aujourd’hui bien anecdotique. Elle ne l’était pas à l’époque. Un opposant au régime d’Hassan II est assassiné en France, après y avoir été enlevé . Les enquêtes révèlent assez vite que les services secrets français ont été mêlés à l’affaire, puis qu’un ministre tours en activité au Maroc a participé à l’assassinat, voire même a monté lui-même toute l’opération. Comme toujours en ce genre d’histoires, la Presse se délecte de l’avancement de l’enquête, tandis que le Général, furieux, n’arrive même pas à obtenir du Roi du Maroc de quelconques explications. Y aurait-il quelque chose qui ne tourne plus rond dans le Royaume de France ?
La seconde affaire, autrement plus sérieuse, survient à la suite de fortes tensions entre Egypte et Israël. De Gaulle entend influencer le cours des choses en menaçant chacun des protagonistes de sanctions, s’ils entrent en guerre l’un contre l’autre. Israël n’en a cure, déclenche la guerre et la gagne en six jours. L’affaire est en fait doublement grave pour De Gaulle : d’un côté son impuissance est ressortie au grand jour, et d’un autre côté les milieux juifs ne cesseront dans les semaines et les mois qui suivent, de médire de cette inclination pro-arabes de la politique française. Et il faudra attendre en fait les accords entre Simon Perez et Anouar El Sadate, sous emprise américaine, pour qu’un espoir de paix, du reste de courte durée, naisse sur ce douloureux sujet.
Quelques mois plus tard, toujours en 1967, De Gaulle se rend au Canada. Pris par l’ambiance, subitement conquis par la volonté des Canadiens de langue française de s’émanciper du pouvoir et de la tutelle des Canadiens de langue anglaise, il se prend de passion pour leur cause et soutient de manière tonitruante leur volonté de parvenir à l’indépendance du Québec. La réaction non seulement au Canada mais dans tout le monde anglo-saxon est unanime : De Gaulle déraille et enfreint tous les usages. Imaginerait-on un Anglais ou un Américain venir plaider pour l’indépendance de la Corse ou de la Bretagne ? L’affaire est d’autant plus déconcertante qu’on ne pourrait trouver après coup de quelconque argumentaire, pour expliquer qu’il y ait pu avoir malentendu ou incompréhension. Ce que Couve de Murville, Ministre des Affaires étrangères, le si zélé des Ministres de De Gaulle depuis 1958 , est bien obligé de reconnaître en privé : « on a fait une connerie ».
Bref bref, pour le dire simplement, ces diverses affaires achèvent de montrer que l’influence de la France sur le cours des affaires du Monde est devenue bien floue. De Gaulle n’imprime plus les esprits comme il a pu le faire dans le passé. Pis encore pour lui qui s’est toujours voulu être un homme d’action, on l’accuse désormais de toujours parler, mais en fait de révéler ô combien il ne fait plus que cela. Un célèbre article de l’époque paru sous la plume de Pierre Viansson-Ponté, article célèbre puisqu’on le retrouve toujours sur le Web sous le titre « Quand la France s’ennuie », cet article le dit sans ambages : non seulement la France s’embourgeoise et s’ennuie, mais elle se banalise et ne pèse plus que très marginalement sur le cours du Monde.
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Enfin surviennent les grandes tensions de Mars à Mai 68. Tensions que personne n’a réellement vues venir, mais qui vont embraser la France.
Au tout départ on retrouve , parti de l’Université de Nanterre, un mouvement étudiant dont les autorités croient qu’il ne traduit qu’un refus de la société, telle qu’elle existe. Ce n’est pas la première fois que surgissent de tels mouvements, et je ne crois pas que les gouvernants y voient quelque chose de non-classique .
Petit à petit pourtant surgissent des slogans de ces révoltes étudiantes, qui, eux, n’ont rien de classique : « il est interdit d’interdire », « je ne veux pas perdre ma vie à la gagner », « soyez réalistes, demandez l’impossible », « prenons nos désirs pour des réalités » , ou encore « sous les pavés, la plage ».
Au terme de cette série d’évènements – je vous en passe les détails –, trois contestations vont s’entremêler :
- La première est somme toute classique : les salaires pourraient-ils ou devraient-ils augmenter ?
- La seconde est plus inédite : peut-on, pourrait-on aller vers des sociétés où l’économie exercerait moins de rôle ?
- La troisième est carrément intellectuelle et tourne autour du nietzschéo-freudisme. N’y aurait-il d’autres vérités que des points de vue ? la soi-disante morale n’est-elle qu’une utopie et, pire, un outil de castration ? Tout cela qui nous vient en fait de Nietzsche . Quant à Freud , reprenant et étendant Schopenhauer, il viendrait nous asséner que nous ne sommes que des êtres désirants, et que tout cela provient de la sexualité.
Oublions ici la première de ces contestations, à laquelle l’Etat devait répondre par ce qu’on appellera les « Accords de Grenelle ». Avec Georges Pompidou à la manœuvre, et non point le Général.
La seconde contestation laissera pantois le Général : comment pourrait-on vouloir ainsi en fait faire disparaître le rôle de l’économie ? Ce en quoi l’avenir lui donnerait raison, la dite société de consommation ne s’éteignant pas mais grandissant bien au contraire.
La troisième contestation le laissa coi : toute sa vie durant, il n’aurait même jamais pu imaginer qu’on puisse voir la vie sous cet angle, ou même qu’on puisse se poser ce genre de questions.
Aussi, très logiquement en fait (!) , il médita tout ce qu’il avait vu, ressenti ou entrevu en dégageant deux options, deux éléments de solution qui lui paraissaient devoir ou pouvoir faire sens.
La première touchait à ce qui l’avait longtemps préoccupé : comment mieux associer les salariés aux bénéfices dégagés par leurs entreprises. Sujet auquel en fait il s’était heurté toute sa vie durant. Ce qu’on appellerait plus tard les accords d’intéressement et de participation, mais auxquels il voulait donner , il aurait voulu donner une ampleur et une résonance qu’ils n’ont jamais connus. Pas plus en France que dans les autres pays européens.
La seconde « solution » consistait à vouloir compléter la démocratie par un Sénat rénové » qui comprendrait toujours des élus régionaux, mais serait élargi aux syndicats tant patronaux que sociaux et à des forces intellectuelles de premier plan.
Logique avec lui-même, il fit appel au référendum pour que le peuple se prononce sur ses deux propositions. Personne ne l’ayant vraiment soutenu, ni sur la première idée ni sur la seconde, il décida dans la foulée … de se retirer, mais dans la dignité.
A peine un an après, il s’éteignait, toujours dans la plus extrême des dignités. Espérant que l’Histoire retiendrait qu’il avait été utile à son pays tout au long de sa vie …
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De Gaulle, indiscutable géant de notre 20ème siècle.
Comme vous pouvez vous en douter, bien des livres ont été consacrés à la personnalité comme à l’histoire même du Général. Personnage haut en couleurs qui devait pareillement marquer la France et le Monde.La note qui suit ne retrace bien naturellement rien qui n’ait été validé ou éclairci par toutes les études ou investigations qui lui ont été dédiées. Ce n’est que vers la fin de cette note, soit entre 1967 et 1969, que je me suis permis de glisser quelques observations complémentaires à ce qu’on trouve dans la littérature.
Troisième d’une famille de cinq enfants. Charles de Gaulle naît en Novembre 1890 dans une famille sans histoires. Homme de pensée, de culture, imprégné du sentiment de dignité d’appartenir à son pays, Henri de Gaulle, le père de Charles, est un catholique indiscutablement très croyant ; il enseigne au collège de l’Immaculée Conception situé à Lille, rue de Vaugirard, et qui prépare aux grandes écoles. Il est reconnu et admiré de ses élèves, parmi lesquels auront figuré Georges Bernanos, ainsi que les futurs généraux de Lattre et Leclerc. A ses enfants, il transmet une culture à la fois littéraire, historique et philosophique, ainsi qu’une certaine liberté d’esprit. Mais il n’en a pas moins une vive rancune, tant à l’égard de la Réforme protestante que de la Révolution française, deux calamités qu’il juge avoir été à l’origine des malheurs du pays.
L’éducation du jeune Charles de Gaulle aura donc en premier, avant tout, porté la marque de ses racines familiales : du côté de sa mère, une famille d’industriels établie depuis plusieurs générations dans le Nord, et, du côté de son père, une famille d’intellectuels issue de la noblesse de robe ( avocats, magistrats des Parlements de Paris et de Dijon) , dont certains ont fait carrière à Paris et d’autres en Province. Le Général grandit donc au sein de cette bourgeoisie du Nord qui, dira-t-il plus tard, « n’était pas à l’image de l’aristocratie terrienne appauvrie, aigrie et vivant en fait en marge de l’époque, ni à celle des petits bourgeois provinciaux repliés sur eux-mêmes et imperméables à la culture de leur temps ». Tout cela pourrait se formuler de manière beaucoup plus positive : dans toute cette famille prédominent le sens de l’effort et du travail, un certain dédain des choses matérielles, une réelle sensibilité de cœur, mais qu’il est de bon ton de ne pas afficher, et enfin une réelle conscience des devoirs sociaux que les plus aisés ou les plus fortunés se doivent d’avoir vis-à-vis de ceux qui ont moins bien réussi ou que la malchance a desservis.
C’est vers 15 ans, après avoir longtemps hésité à embrasser la carrière d’écrivain, que Charles de Gaulle choisit de devenir militaire. Aucune tradition familiale ne le pousse pourtant à ce choix. En réalité, même si l’atmosphère de l’époque est à la revanche après la défaite de 1870, c’est surtout mû par son ambition que De Gaulle choisit Saint-Cyr. Saint-Cyr est alors une très grande école en France. L’armée française est au faîte de sa renommée : « quand j’entrais dans l’armée, confiera plus tard Charles, elle était une des plus grandes choses du monde ».
C’est ainsi qu’à 18 ans, plus exactement en Septembre 1909, que Charles de Gaulle est reçu au concours de Saint-Cyr. A une place moyenne, puisqu’ au concours d’entrée, il n’est même pas dans les cent premiers. Lentement mais sûrement, il remonte dans le classement de sa promotion. Finissant 13ème sur toujours 221 élèves classés. Ses mentions parlent d’elles-mêmes : « a été continuellement en progression depuis son entrée à l’école, a beaucoup de moyens, de l’énergie, du zèle, de l’enthousiasme, du commandement et de la décision. Ne peut manquer de faire un bon officier ». Alors sous-lieutenant, il a le choix des armes les plus prestigieuses. Il ne choisit pourtant que l’infanterie. « Parce que c’est plus militaire ! », affirme-t-il. Sans doute aussi parce que pressentant la guerre, il sait qu’il sera ainsi aux premières lignes des combats : « quand je devrai mourir, j’aimerais que ce soit sur un champ de bataille », écrira-t-il avant que la guerre n’éclate.
En Octobre 1912, De Gaulle, sorti de Saint-Cyr, choisit donc d’intégrer le 33ème régiment d’infanterie stationné à Arras. Le jour de son arrivée, il va se présenter, comme c’est l’usage, à son Chef de Corps, le lieutenant-colonel Philippe Pétain, alors âgé de 54 ans , et dont la retraite paraît se profiler alors deux ans plus tard. Pétain est d’emblée sidéré par ce jeune officier visiblement formé à la dure, au caractère bien trempé et à la culture immense. Un semestre plus tard, il dira de De Gaulle : « Très intelligent. Aime son métier avec passion. A parfaitement conduit sa section aux manœuvres. Digne de tous les éloges ».
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Il faut bien avouer ou reconnaître que Charles est déjà loin d’être un simple officier. Comme nous l’avons déjà évoqué, Charles de Gaulle a eu la chance d’être éduqué dans un milieu familial fort érudit, qui lui a donné le goût profond des lectures. Tout jeune, il a commencé par des classiques usuels, quand on a alors entre 10 et 15 ans : la Comtesse de Ségur, Jules Verne, des nouvelles et des romans comme Sans Famille, Robinson Crusoé ou Le Dernier des Mohicans. Son père l’a guidé aussi en lui faisant découvrir L’Aiglon puis le Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, deux personnages dont l’existence tourne au drame. Par la suite sa formation et ses connaissances se sont enrichies chez les jésuites qui l’ont marqué à la fois spirituellement et intellectuellement.
Tout au long des années qui suivent, on le voit multiplier les lectures. De Thucydide à Plutarque en passant par Aristote, de Cicéron à Tacite, auprès des Pères de l’Eglise et notamment le Saint-Bernard fondateur de l’Ordre des Cisterciens, auprès des penseurs du 17ème siècle : Shakespeare, Corneille, Racine, La Bruyère, Pascal, Descartes, La Rochefoucauld, Bossuet, et bientôt Chateaubriand, Hugo, Balzac, Lamartine, Vigny ou encore Flaubert … Tout autant que la chose militaire, la littérature le fascine et il ne rate jamais une occasion d’y retirer des enseignements.
Alors que De Gaulle s’est passionné pour les pensées du 17ème siècle, qu’en dire qui soit sûr et qui reste synthétique ?
Il est d’abord certain qu’il se soit beaucoup penché sur les œuvres de nos deux grands tragédiens du 17ème , Corneille et Racine. Ne ratant jamais l’occasion de pimenter une conversation par une citation tirée des œuvres de l’un ou de l’autre. Corneille l’avait profondément frappé : ne trouve-t-on point chez beaucoup de ses héros un mélange de vertu à l’antique, d’ascétisme de la volonté et d’idées chevaleresques sur l’homme ? Ne trouve-t-il point dans sa foi chrétienne des forces ou des arguments propres à répudier les deux formes de l’amour de soi qui peuvent être tour à tour l’orgueil et l’humilité, formes dont on ne cesse d’observer le jeu dans les tragédies ?
Il est ensuite visiblement tout aussi conquis par Descartes que par Pascal. Descartes dont il tire leçon en concluant comme lui que « le terme suprême de nos études doit être de nous rendre capables d’un jugement solide et vrai, non seulement à propos des choses scientifiques, mais en toute espèce d’occurrence », Descartes qui excelle à distinguer le Vrai du Faux et ne se prive pas de donner des recommandations pour espérer y parvenir. Descartes qui souligne l’existence de 4 opérations majeures de l’esprit : concevoir, juger, raisonner, ordonner. Et, d’un autre côté, Pascal qui a si brillamment montré qu’il existait des logiques du cœur complémentaires des logiques de la raison, et qui a tout autant mis en garde les hommes qui cèderaient en tout et pour tout à la tentation du divertissement.
On a aujourd’hui oublié le Cardinal de Retz, sorte de Machiavel français, qui avait joué un réel rôle durant la Fronde et qui s’était interrogé après coup sur les erreurs commises à cette époque . Retz dont certaines maximes parlaient particulièrement au Général telle que « il n’y a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif, et le chef d’œuvre de la conduite est de connaître ou de prendre ce moment » ou encore « toutes les grandes choses qui ne sont pas exécutées paraissent toujours impraticables à ceux qui ne sont pas capables de grandes choses ».
Enfin j’aurais tendance à pointer que le Duc de La Rochefoucauld le fascine autant qu’il ne l’irrite. Il le fascine parce qu’il pointe ô combien cinq défauts majeurs viennent polluer les existences humaines : l’orgueil, l’avidité, la jalousie, la colère et l’ignorance. Mais il l’irrite parce que tout cela incite plus au pessimisme et à la désespérance … qu’à l’action. Or Charles ne rêve que de savoir agir … et de le faire à bon escient.
Sans qu’il dispose du recul dont nous disposons aujourd’hui pour pouvoir en juger, De Gaulle pressent que c’est bien le 17ème siècle qui a structuré l’esprit français et que le 18ème lui a fait suite, sans pour autant être aussi révolutionnaire que ne l’avait été le 17ème *. Il est tout aussi sensible aux romantiques, particulièrement aux poètes romantiques tels que Lamartine , Hugo et Vigny, mais aussi à quelques-uns qui les ont suivis : Verlaine, Maeterlinck ou encore Verhaeren. Dit brutalement, bien sûr en forçant un peu le trait, De Gaulle se serait toujours méfié de quelqu’un qui n’aurait pas le sens de la poésie. Pressentant lui-même que bien des choses qui font sens dans une vie gardent une part de mystère, et que c’est bel et bien la poésie qui le souligne soit implicitement soit expressément. Ou pressentant qu’une vie sans amour ou sans cœur ne mérite pas d’être réellement vécue.
De son aveu même, et il s’en confiera dans ses Mémoires, ce seront surtout quatre personnes de son temps qui l’auront marqué, avant qu’il n’ait atteint la trentaine : Henri Bergson, Emile Boutroux, Charles Péguy et Maurice Barrès. Propos évidemment destiné à nous aider à comprendre ses racines les plus évidentes, quand bien même, et nous le verrons, elles ne seront pas les seules à avoir fortement compté pour lui.
Commençons donc par Bergson. Philosophe français fort célèbre en ce début de 20ème siècle.
Comme Charles lui-même s’en expliquera , Bergson lui paraît essentiel parce qu’il ne défend point seulement les qualités des esprits d’analyse et de synthèse que la France n’a eu de cesse de célébrer depuis le 17èmesiècle, mais parce qu’il vante aussi le rôle de l’intuition , pour ne pas dire celui des instincts, dans la vie de chacun. L’intellect est essentiel, mais ne suffit pas à développer des qualités essentielles pour savoir agir. On ne peut toujours tout savoir « d’avance », et il faut bien savoir se fier à ses intuitions , surtout quand celles-ci recevront vite confirmation de leur justesse et de leur pertinence. Plus profondément encore, Bergson incite De Gaulle à considérer que nous sommes, plus encore que nous nous l’imaginons, du temps qui s’écoule, que nous sommes pour une part notoire du temps en train d’advenir, et se marquant ou non par ce qui caractérise l’évolution même de notre conscience. La durée qui finalement importe le plus, pour Bergson comme pour De Gaulle, c’est celle qui fait que nous avons conscience de cette durée qui se concrétise ou qui va a vau-leau.
*Constat depuis largement étayé par les deux livres de Jean Rohou et Paul Hazard, respectivement « La Conscience européenne au 17ème siècle » et « La crise de la conscience européenne , 1680-1715 ». Si toutefois De Gaulle n’aime guère le 18ème , c’est surtout parce qu’il le rend responsable de la déchristianisation du pays , de Voltaire à Diderot puis Rousseau.
Il s’ensuit une conséquence dont je ne saurais dire qu’elle ait été bien repérée, y compris par les exégètes habituels de la vie et de l’œuvre du Général. Pour Bergson, la mémoire est au choix un conscient ou un inconscient. Elle est l’éternel présent, conscient ou inconscient, de notre passé. Ce qui vaut, aurait ajouté le Général, tant pour les individus que pour les Nations.
Enfin, mais c’est désormais devenu une banalité, le Monde, disait déjà Bergson, a bel et bien besoin d’un supplément d’âme. Rejoignant du reste Max Weber dans ce constat. Ce que De Gaulle, profondément humaniste ainsi que nous le verrons traduira par : quelles que soient les contraintes ou les servitudes de la modernité, ne perdons pas l’homme et sa culture dans toute cette saga !
Nous avons aujourd’hui oublié Emile Boutroux, philosophe en fait assez proche de Bergson, mais qui joua un certain rôle au début du 20ème siècle. Boutroux défendait en fait principalement deux idées. La première était en fait toute simple : il n’y a pas nécessairement de fatalité en toutes choses, il dépend plus souvent qu’on ne le croit ou qu’on ne le dit, qu’elles deviennent ce que nous voulons qu’elles soient. Boutroux défendait aussi l’idée en fait très bergsonienne comme quoi les deux phrases ci-après pesaient également dans une vie d’homme : sois ce que tu deviens, deviens qui tu es. Sous-entendant en fait qu’il devenait périlleux ou dangereux que l’une en vienne à prédominer sur l’autre. Dit autrement, mais ce n’est point exactement formulé par Boutroux – ce le sera par contre par Jankélévitch un demi-siècle plus tard –, l’aventure, l’ennui et le sérieux sont bien les trois modes principaux de rapport au temps qui peuvent marquer une existence humaine. Nul doute que De Gaulle eût applaudi des deux mains à cette formulation s’il l’eût connu avant la trentaine, en y ajoutant une de ses phrases favorites : « la vocation de l’homme est d’être maître des vents et des flots ».
De Gaulle était aussi un inconditionnel de Charles Péguy, et s’en expliquera dans ses Carnets : « je lisais tout ce qu’il publiait. J’admirais son instinct, son style, son sens des formules, fulgurantes et répétitives. Il ne se trompait pas et je me sentais proche de lui … Aucun auteur n’a eu autant d’influence sur moi dans ma jeunesse que Péguy ; aucun ne m’a autant inspiré dans ce que j’ai entrepris de faire … ». Il est évidemment difficile d’affirmer quelles furent les phrases de Péguy qui l’impactèrent le plus. Par contre on peut sans risque d’erreurs quelconques pointer quelques phrases de Péguy dans lesquelles De Gaulle se serait pleinement reconnu. Ainsi :
- « Celui qui manque trop de pain quotidien n’a plus aucun goût au pain éternel » ;
- « Homère est nouveau ce matin, et rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd’hui » ;
- « Une capitulation est essentiellement une opération par laquelle on se met à expliquer au lieu d’agir » ;
- « La politique se moque de la mystique, mais c’est encore la mystique qui nourrit la politique même » ;
- « L’ordre seul fait en définitive la liberté. Le désordre fait la servitude ».
Chez Barrès, De Gaulle retrouve des convictions plus proches qu’il n’y paraît de celles de Péguy :
- « Le secret des forts est de se contraindre sans répit » ;
- « Il est des lieux où souffle l’esprit » ;
- « La caresse d’une mère, une belle promenade, des heures émerveillées par des récits heureux, réagissent sur toute l’existence » ;
- « Une nation, c’est la possession en commun d’une antique matière et la volonté de faire valoir cet héritage indivis » ;
- « Les hommes qu’unit une passion commune créent une âme qui dépasse tout individu en énergie, en sagesse, en sens vital » ;
- « Un homme d’Etat, Dieu merci ! n’a pas pour charge de faire régner la Vertu ni de punir les Vices, mais de gouverner avec les éléments ».
Ce serait évidemment très injuste de limiter à ces seuls auteurs toutes celles et ceux qui l’auront marqué. Ainsi verrons-nous au fur et à mesure de son histoire ô combien Goethe et Chateaubriand, le Faust et le Wilhelm Meister de l’un, les Mémoires d’Outre-Tombe de l’autre lui seront apparus dignes d’être médités, combien il les aura lus et relus de manière à être sûr de ne pas être passé à côté de l’une quelconque de leurs richesses. De même, on ne saurait considérer que d’autres, plus contemporains, ne l’aient pas captivé. De François Mauriac à André Malraux en passant par Paul Claudel, Jean Cocteau ou encore Joseph Kessel.
Toute sa vie durant, De Gaulle aura considéré que les écrivains participent de nos vies et peuvent concourir à nous désenchevêtrer. Pour peu que nous sachions réfléchir à ce qu’ils ont pu découvrir et nous dire. Et celui qui avait dit dans sa jeunesse : « ne nous méprenons pas, derrière Alexandre le Grand, il y avait Aristote » , ne se serait jamais repenti d’avoir compris une telle relation, il s’en serait plutôt voulu de ne point évoquer de mises en rapport qui soient aussi décoiffantes que celle-ci.
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Revenons à présent à la vie même de De Gaulle et retrouvons-le au moment où la première guerre mondiale vient d’éclater. L’armée allemande a débuté son offensive par l’invasion de la Belgique. L’armée française se porte à sa rencontre. Dès les premiers jours de la guerre, le 33ème régiment d’infanterie où De Gaulle officie se met en route en direction de la frontière belge. Tout en cheminant, De Gaulle ne peut s’empêcher de méditer : « comme la vie paraît plus intense, comme les moindres choses ont du relief, quand peut-être tout va cesser … ».
Le 15 Août, à Dinant , sur la Meuse, premiers contacts avec le feu au petit matin. Il est 6 heures : « deux secondes d’émotion physique, gorge serrée. Et puis c’est tout », notera-t-il plus tard. Avant que de poursuivre : « une immense satisfaction s’empare de nous. Enfin ! On va les voir … Les hommes ont commencé par être graves, puis la blague reprend le dessus et ne les quittera plus ». Pourtant, après un moment de relative accalmie, sa compagnie qui s’est abritée dans une tranchée de chemin de fer, aux abords d’un passage à niveau, est prise sous un feu nourri. Le lieutenant de Gaulle voit les hommes tomber les uns après les autres, les uns tués, les autres blessés. Et pourtant toujours pas un coup de canon venu de l’arrière pour leur porter secours. Toujours analyste, De Gaulle ne pourra s’empêcher de noter : « ce n’est pas la peur qui s’empare de nous, c’est la rage …oh, que Dieu me préserve de ne jamais plus être en réserve aussi près de la ligne de feu. C’est abominable ! On a toutes les misères du combat sans pouvoir se battre ».
C’est au tour de sa compagnie d’intervenir. Elle est chargée d’une contre-offensive afin d’empêcher l’ennemi de franchir le pont de Dinant. Seul espoir, ou seule chance d’y parvenir, foncer tête baissée. De Gaulle dira après coup : « j’avais l’impression que mon moi était en train de se dédoubler : un qui court comme un automate et un autre qui l’observe avec angoisse ». Le reste de l’assaut, qu’il décrira, est un véritable carnage. Miraculeusement, De Gaulle n’est que blessé, atteint par une balle à son péroné droit, qui lui paralyse le nerf sciatique. Il est évacué à Paris, où il est opéré, puis part en convalescence et ensuite en rééducation. Il réalise qu’il aurait pu mourir, qu’il aurait dû mourir et se confiera plus tard : « comment je n’ai pas été percé comme une écumoire durant cet assaut , ce sera toujours un véritable mystère, ou encore une véritable énigme que jamais je ne saurai résoudre ».
En Octobre 1914, il retrouve son 33ème régiment d’infanterie sur le front de Champagne où, depuis quelques semaines, les armées française et allemande sont enterrées dans des tranchées. De Gaulle s’impatiente vite de l’immobilité à laquelle sont réduites les troupes. Tous se sentent impuissants ou faibles. Finissant même par considérer que se tapir est le plus sûr moyen d’espérer survivre. Au début de 1915, on lui demande d’enfin tenter une percée. Mais tout cela se termine fort mal : la moitié de son régiment est abattue, et lui-même est à nouveau blessé. Réévacué, soigné et bientôt de retour sur le front.
Rien n’a en fait changé. La vie reste rude et mille et un récits en témoignent. De Gaulle ne fait pas exception : « nous sommes ici dans une mer de boue, aussi y-a-t-il pas mal de malades » ; « nous vivons dans l’eau comme des grenouilles et pour en sortir, il nous faut nous coucher dans nos abris sur nos lits suspendus ». La guerre de position se double d’une guerre des nerfs : « nous voici repartis pour la défensive et certains croient que c’est pour tout l’hiver. Nous allons maintenant recommencer à faire du terrassement ». Le capitaine de Gaulle –il est à présent capitaine – a beau proposer des alternatives en terme d’actions à toute cette inertie, aucune n’a d’écho auprès de quelque chef que ce soit.
Pour le dire autrement, cette guerre de tranchées ne fait que des morts et ne débouche jamais sur une quelconque victoire. A Verdun le même scénario se poursuit. Toujours des assauts qui se terminent par des morts innombrables et des avancées si minimes qu’on ne sait même pas si on peut parler d’avancées. C’est au cours d’un de ces assauts, en Février 1916, que De Gaulle reçoit un violent coup de baïonnette dans la cuisse droite. Une grenade explose. Il s’évanouit. Pour les Français, il est porté disparu. Mort et bientôt cité à l’ordre de la Légion d’honneur à titre posthume, avec donc une citation de Philippe Pétain, passé alors général : « Le capitaine de Gaulle, commandant de compagnie, réputé pour sa haute valeur intellectuelle et morale, alors que son bataillon, subissant un effroyable bombardement, était décimé et que les Allemands atteignaient sa compagnie de tous côtés, a entraîné ses hommes dans un assaut furieux et un corps-à-corps farouche, seule solution qu’il jugeait compatible avec son sentiment de l’honneur militaire. Est tombé dans la mêlée. Officier hors de pair à tous égards ».
Comme chacun le sait , comme chacun l’a bien évidemment su quelques mois plus tard, De Gaulle n’était en fait pas mort mais fait prisonnier par les Allemands. Une véritable honte à ses yeux. Aussi le voit-on alors en train de chercher à s’évader. D’abord d’un fort de Bavière en Octobre 1916, puis par quatre fois successivement en 1917 et 1918. Chacune de ces cinq évasions s’étant soldée par un échec.
On ne le voit donc réapparaître en France qu’une fois signé l’armistice de 1918. Prenant pleinement conscience de l’horreur de ce conflit qui, pour les seuls français, se sera soldé par un million et demi de morts, et plus de quatre millions de blessés, dont un tiers restera définitivement infirme. Guerre dont il aura vu les atrocités et où il aura ressenti une impuissance quasi générale à trouver comment se sortir de ce guêpier. Guerre dont il confiera plus tard, bien plus tard , elle m’aura laminé l’âme alors que je n’étais encore que jeune officier d’infanterie.
Le choc est pour lui d’autant plus violent qu’il ne se fait aucune illusion sur les accords de paix à venir , ainsi qu’il l’écrit à sa mère à la toute fin de 1918 : « les peuples de la vieille Europe finiront bien par signer une paix que leurs hommes d’Etat appelleront paix d’entente ! Et qui sera de fait une paix d’épuisement. Mais chacun sait, chacun sent que cette paix ne sera qu’une mauvaise couverture jetée sur des ambitions non satisfaites, des haines plus vivaces que jamais, des colères nationales non éteintes ». Toujours ce feeling des choses , dont on ne saurait dire où il le puise mais qui sera en quelque sorte sa marque de fabrique des décennies durant.
En attendant, c’est alors surtout le spleen qui l’envahit : il ne revient de la guerre qu’avec des exploits de second ordre, et ne peut surtout se targuer que de sa captivité. Mais comme notre homme ne se laisse en fait pas abattre, qu’il a déjà appris que dans une existence, il faut toujours insister ou résister, il va finir par dégotter un job d’assistant auprès des armées polonaises, alors toujours en guerre avec la Russie.
A cette époque, la Pologne cherche à s’attacher un vaste territoire aux frontières largement élargies du côté de l’Ukraine, de la Biélorussie et de la Lituanie. La France est alors décidée à aider la Pologne. Un général français, le général Henrys, y est envoyé à la tête d’une mission militaire française dite « d’organisation et d’instruction ». Affecté lui-même à cette mission, De Gaulle est vite nommé instructeur à l’Ecole d’infanterie de Rambertow, à vingt kilomètres de Varsovie. Il y progresse rapidement et devient successivement directeur des études, puis directeur des cours des officiers supérieurs jusqu’à l’été 1920.
Puis , parce que finalement, les Polonais le pensent tout aussi utile sur le terrain que dans les salles de cours, il participe bientôt lui-même aux combats. Une fois encore , il ressort de tout cela avec des appréciations on ne peut plus parlantes : « Officier destiné au plus bel avenir militaire par un ensemble de qualités que l’on retrouve rarement réunies au même degré : allure d’une distinction qui en impose, d’une personnalité accusée, caractère ferme, énergique et froid devant le danger, culture développée, haute valeur morale ».
Cet emploi peut paraître de loin secondaire. L’histoire prouvera le contraire. En Pologne, De Gaulle s’est révélé être un enseignant de haute volée. Les hasards de la vie vont faire en sorte que rentré en France, il va se voir confier des tâches d’enseignant sur la chose militaire, puis que lui-même va se transformer en une sorte d’enseignant-chercheur. Et parce qu’il aura été non seulement un chercheur, mais un trouveur, il devra à tout cela les causes et les raisons de son incroyable destinée.
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Nanti d’une citation à l’Ordre de l’armée motivée par son action en Pologne, de Gaulle est nommé en Février 1921 professeur d’histoire à Saint-Cyr. Puis reçu en Mai 1922 au concours de l’Ecole supérieure de guerre, où il donnera bientôt des Conférences. Avant, quelques années plus tard , d’être appelé toujours par Pétain au Secrétariat du Conseil Supérieur de la Défense nationale, instance dont la mission explicite est censée être de préparer le pays à l’hypothèse d’une guerre. De 1922 à 1940, De Gaulle va tour à tour être professeur, chercheur et Conseil en Stratégie militaire, publiant successivement quatre ouvrages qui vont forger sa réputation et nourrir sa notoriété : « La discorde chez l’ennemi » publié en 1924 , puis « Le fil de l’épée » publié quant à lui en 1932 ; et surtout par la suite « Vers l’armée de métier » publié en 1934 et enfin « La France et son armée », datant quant à lui de 1938. Quatre ouvrages qui, tels des rapports de recherches, vont nourrir une intelligence toute nouvelle de la guerre.
En 1924 paraît donc chez Berger-Levrault l’ouvrage d’un officier encore inconnu, « La discorde chez l’ennemi », où l’auteur, notre cher De Gaulle, s’en va expliquer que les contradictions prévalant dans le commandement allemand ont pesé bien aussi lourd que les forces de l’armée française dans le dénouement de la guerre de 14-18. Quand on connaît la personnalité ou le profil de notre Charles, on voit bien que l’intention est aux limites de la malice, mais nul n’y prend trop garde. Il faut bien avouer que le style de l’auteur force déjà l’attention. A la rencontre de Tacite et de Bossuet. De l’historien latin, il a le goût de la forme sobre et condensée, le sens de la formule, la vivacité de l’expression. Du grand prédicateur du 17ème, il reprend l’art de scander les paragraphes, le talent pour trouver des images frappantes, sans pour autant perdre le fil de sa démonstration.
En 1925, désormais détaché au cabinet du maréchal Pétain, lui-même Vice-Président du Conseil Supérieur de la guerre, De Gaulle est invité à prononcer des conférences qui sont déjà l’esquisse de ce qui deviendra un peu plus tard « Le Fil de l’épée ». L’une d’elles est consacrée aux « qualités du chef qu’il résume par quatre mots : savoirs, énergie, caractère, décisions. Ces diverses qualités ne se rencontrent pas sur les seuls bancs d’une Faculté, mais jouent toutes leur rôle lorsque le temps de l’action est venu. Et, entre les lignes du moins, on voit bien qu’il fait une sorte d’éloge des divers types de vigilance dont un chef se doit de tenir compte.
Tout cela n’est pas que technique. De Gaulle veut alors redonner à l’armée, en ces années de pacifisme triomphant, la conscience d’une mission, et entend travailler à lui inspirer une « façon d’être au-dessus de tout ». Il a conscience, ce sont ses propres termes à la fin des années 20, il a conscience, disais-je, qu’ « après une conflagration sans précédent, les peuples détestent la guerre ». Il faut donc convaincre les Français de la nécessité d’une force militaire et l’armée elle-même, hésitante dans ses casernes, de son rôle irremplaçable. « Dans ces jours de doute, il ne faut pas que se rompe la chaîne de la force militaire française, ni que fléchissent la valeur et l’ardeur de ceux qui doivent commander ».
On l’a déjà pressenti, s’il est essentiel, le caractère ne suffit pas à l’homme d’action : à lui seul, il ne donnerait au mieux que des entêtés. De Gaulle fait grand cas de l’intelligence et des ouvrages de l’esprit, ceux-là mêmes qu’il a parcourus depuis sa jeunesse. Dit en bon français, celui qui ne sera pas cartésien, celui qui ne saura pas faire preuve tant d’esprit de géométrie que de finesse, celui qui enfin ne saura pas ou n’aura pas compris que dans la vie, il faut savoir combiner intuitions et capacités d’analyse puis de synthèse, on ne peut pas nécessairement dire a priori où il risque de faire erreur, mais les chances sont grandes qu’il puisse se tromper ou se fourvoyer. Bref, Descartes, Pascal et Bergson sont tous trois essentiels, quand bien même on croirait que tout cela ne serait que pures spéculations intellectuelles.
Après la parution du « Fil de l’Epée », De Gaulle va devoir à son mentor, le Maréchal Pétain lui encore, d’être nommé au Secrétariat du Conseil Supérieur de la Défense nationale, institution plus spécifiquement chargée de préparer la guerre. Pas de savoir si elle pourrait avoir lieu, non plus explicitement de s’y préparer. Voyant alors passer toutes les notes afférentes à ce sujet, il prend la mesure de leurs failles ou de leurs carences. Une fois encore, et ce ne sera pas la dernière, son jugement est tout sauf ambigu : « une organisation militaire beaucoup trop tournée vers la défensive, promise à être faiblement manœuvrière, peu apte à entreprendre des opérations offensives sans l’appui d’un matériel puissant, c’est-à dire peu préparée à agir sans de longs délais de préparatifs et d’exécution ».
En 1934 va paraître un nouvel ouvrage « Vers l’armée de métier », qui consacre une nouvelle étape de ses recherches et de ses analyses. Qu’y dit-il plus précisément ?
D’ abord qu’il est essentiel de comprendre que les nouvelles armes, en particulier les chars, font qu’une guerre comme celle de 14-18 ne peut plus avoir lieu. Ensuite que l’ennemi réfléchira en priorité à comment en faire le meilleur usage. Et enfin que le temps des conscrits peu préparés à l’usage des nouvelles armes, ce temps-là est révolu et qu’il faut donc aller vers une armée de métier. Tout cela n’est point exogène à ce qui se passe par ailleurs dans le monde dit économique : « la machine à présent régit notre destin … la machine gouverne en toutes matières la vie des contemporains ».
Conscient qu’on risque de ne point vouloir voir ou comprendre, De Gaulle ne ménage pas sa peine pour décrire ou faire partager la connaissance de ce que sont déjà les chars d’assaut : « rampant sur leurs chenilles, portant mitrailleuses et canons, ils peuvent s’avancer en première ligne, franchir talus et fossés, écraser tranchées et réseaux » , « rapides ( jusqu’à quarante kilomètres à l’heure ), capables de créer la surprise, de tirer en marchant, de changer de directions, ils deviennent l’élément capital des manœuvres ».
Ses analyses « géographiques » ne sont pas moins prophétiques : « l’assaillant, venu à couvert des forêts rhénanes, aura beau jeu de choisir les lieux et les temps … ; il est vrai qu’à toute époque, la France a tâché d’aveugler les brèches des frontières par la fortification. Mais ces organisations ne suffiront plus. D’ailleurs, elles laissent découverte toute la région du Nord ».
Dans la seconde partie de ce livre, paru donc en 1934 (!) , De Gaulle développe les aspects techniques de cette armée de métier, la création de six divisions de ligne, la composition de chaque division, de chaque brigade ; le recrutement de cent mille hommes, engagés pour six ans, soit 15000 volontaires en moyenne par an, avec sans doute parmi eux beaucoup de jeunes. L’armée de métier inculquera aux soldats « l’esprit militaire ». Mais aussi, inséparablement, l’esprit de corps, que développera de vrais régiments identifiés, avec rites et symboles, insignes et défilés qui créent la « sympathie collective ».
Une telle armée motorisée sera portée à l’offensive : pour éviter l’invasion, qui détruit et démoralise, il faudra savoir créer l’angoisse au-delà des frontières. Organiser la surprise, c’est aussi tromper l’adversaire : « la ruse doit être employée pour faire croire que l’on est où l’on n’est pas, que l’on veut ce que l’on ne veut pas ». Derrière les chars, l’infanterie prendra possession du terrain conquis, secondée par l’artillerie, elle aussi mouvante. Les avions auront pour tâche le renseignement. C’est dans cette guerre de mouvement que la personnalité du chef reprendra tout son relief : dans une armée où l’action autonome sera la loi, le chef devra prendre nombre de décisions personnelles. C’est en lui-même, et non plus dans une doctrine préétablie, que le chef devra puiser la force de l’imagination, du jugement et de décisions.
A l’époque où il fait ses recommandations, De Gaulle n’est pas le seul à s’interroger sur l’impact prévisible des technologies sur la stratégie militaire. Un autre expert, Emile Mayer, s’interroge pareillement, inclinant quant à lui à penser que ce serait l’aviation qui ne manquerait pas bientôt d’être l’arme majeure. Mais tant De Gaulle que Mayer sont à la peine : on les balade d’une conférence à une autre, d’une commission à une autre, en les écoutant poliment, en reconnaissant la brillance de leurs raisonnements, mais en ne sachant ni même voulant remettre en cause les doctrines établies.
Dès 1935, De Gaulle sait qu’il lui faudrait détecter un leader politique qui puisse reprendre à son compte ses idées, et qui aurait la volonté de « mettre en œuvre ». Il serait injuste de dire que tous lui opposent soit indifférence soit fin de non-recevoir. Paul Reynaud reprend toutes ses idées à la Chambre des Députés en 1935, mais la Gauche s’y montre expressément réfractaire et la droite est divisée, comme elle le sera toujours sur des affaires de cet acabit.
Comme les ouvrages de De Gaulle sont on ne peut plus clairs, empreints de raisonnements tendus tels des démonstrations « mathématiques », le paradoxe voudra que ces textes auront sans doute été beaucoup plus mises en œuvre en Allemagne … qu’ils ne l’auront été en France.
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Les accords de Munich une fois signés le 21 Septembre 1938, De Gaulle observe laconiquement : « en ma qualité de Français et de soldat, je suis écrasé de honte par la capitulation sans combat que notre pays vient de commettre » . Constat qui le porte à confier à sa mère : « nous venons de cesser d’être une grande puissance ». Ce qui ne l’empêche pas de considérer que la guerre, celle qui se profile, sera, elle, inévitable : la guerre aura lieu, car le nazisme n’entend respecter aucun des principes, aucune des valeurs qui auront structuré notre pays, tout comme ceux de pays tels que l’Angleterre et les Etats-Unis.
Car il ne faut nullement se méprendre, De Gaulle pense dès cette époque que le nazisme ne se pose pas seulement en ennemi de la France, mais en ennemi de sa culture, de ses traditions, de ce qui aura fait de siècle en siècle ce qu’elle a de plus profond et de plus digne. Conviction qu’il développera ou formalisera un peu plus tard à Oxford, en 1941 : « cette civilisation, la nôtre, qui tend essentiellement à la liberté et au développement de l’individu, est aux prises avec un mouvement diamétralement opposé qui ne reconnaît de droits qu’à la collectivité raciale ou nationale, refuse à chaque particulier toute qualité pour penser, juger, agir, comme il l’entend, lui en arrache la possibilité et remet à la dictature le pouvoir exorbitant de définir le Bien et le Mal, de décréter le Vrai et le Faux, de tuer ou de laisser vivre, suivant ce qui est favorable à la domination totale du groupement qu’elle personnifie … C’est par là que la guerre actuelle a pour enjeu la vie ou la mort de la civilisation occidentale ».
Après que l’Autriche ait été annexée, après que la Tchécoslovaquie ait été envahie tout comme la Pologne, la guerre est déclarée en Septembre 39 entre d’un côté l’Allemagne, de l’autre la France et l’Angleterre.
La guerre ne prend pas De Gaulle au dépourvu, mais il enrage : les conceptions militaires de l’état-major n’ont pas varié. La ligne Maginot en est l’instrument et le symbole : on se masse derrière elle, comme si elle pouvait constituer un rempart infranchissable. Commence alors cette drôle de guerre, cette guerre que, du côté français du moins, on refuse de faire. On reste à la frontière, on piétine, au risque de porter atteinte au moral des troupes dans une inactivité délétère. Pendant ce temps, la Pologne est enfoncée par les chars allemands. En Octobre 39, De Gaulle écrit à Paul Reynaud : « à mon humble avis, il n’y a rien de plus urgent ni de plus nécessaire que de galvaniser le peuple français, au lieu de le bercer d’absurdes illusions de sécurité défensive. Il faut, dans les moindres délais possibles, nous mettre à même de faire une guerre « active » en nous dotant des seuls moyens qui valent pour cela : aviation, chars ultrapuissants organisés en grandes unités cuirassées. Mais, de qui attendre cet immense effort de rénovation ? C’est vous-même, peut-être, qui donnerez une réponse par le fait ». A la mi-janvier de 1940, De Gaulle qui peste et qui ronge son frein écrit encore à Paul Reynaud : « si nous ne réagissons pas à temps, nous perdrons misérablement cette guerre. Nous la perdrons par notre faute ».
Quelques semaines plus tard, plus précisément le 26 Janvier 1940, il envoie à quatre-vingt personnalités un mémoire sur « l’avènement de la force mécanique ». Où l’on retrouve les arguments qu’il ne cesse d’égrener depuis six ans : « il n’y a plus , dans la guerre moderne, d’entreprises actives que par le moyen et à la mesure de la force mécanique …Le défenseur qui s’en tiendrait à la résistance sur place des éléments anciens serait voué au désastre. Pour briser la force mécanique, seule la force mécanique possède une efficacité certaine. La contre-attaque massive d’escadres aériennes et terrestres, voilà donc l’indispensable recours de la défensive moderne ». Et il ajoute, pensant encore et toujours au coup d’après : « ne nous y trompons pas ! Le conflit qui a commencé pourrait bien être le plus étendu, le plus complexe, le plus violent de tous ceux qui ravagèrent la terre. La crise politique, économique, sociale, morale dont il est issu revêt une telle profondeur et présente un tel caractère d’ubiquité qu’elle aboutira fatalement à un bouleversement complet de la situation des peuples et de la structure des Etats ».
Une fois de plus, il prêche dans le désert. Et se révolte dans sa correspondance contre la stagnation : « être inerte, c’est être battu ». Pendant ce même temps, Hitler arme et réarme du plus vite qu’il peut, puis conclue un pacte de non-agression avec la Russie, pacte dont il attend qu’il lui laisse les mains libres pour agir à l’Ouest, en Belgique et en France.
Le 10 Mai 1940 au matin, le Blitzkrieg est lancé sur les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg. Vingt-deux divisions allemandes du groupe d’armées B, avec à leur tête trois divisions de panzers, foncent vers la Dyle et vers la Meuse. Selon un plan préétabli, les trois armées françaises du général Billotte et les neuf divisions du corps expéditionnaire britannique commandé par Lord Gort entrent en Belgique. Mais c’est plus au Sud que la partie va se jouer : le 14 Mai, après avoir franchi les Ardennes et la Meuse, sept divisions de panzers du groupe d’armées A enfoncent les lignes françaises à Dinant et à Sedan ; soutenues par les stukas, suivies par trente divisions d’infanterie motorisée qui occupent le terrain, elles font littéralement voler en éclats les 2ème et 9ème armées françaises. Au Nord, les divisions françaises, britanniques et belges, déjà durement accrochées à l’est et hautement vulnérables au Nord après la capitulation de l’armée néerlandaise, se trouvent désormais menacées sur leurs arrières par la rupture du Front de Sedan, et doivent faire précipitamment retraite vers l’Ouest.
Si les succès initiaux de la Wehrmacht sont si éclatants, observeront les historiens, c’est que l’armée française se bat avec les armes, les stratégies et même les généraux de la guerre précédente. Le généralissime Gamelin, paralysé par l’attaque éclair, n’a donné pratiquement aucun ordre depuis le 10 Mai ; le général Georges, commandant le front du Nord-Est, est totalement dépassé par les évènements ; quant aux commandants de division, ils se trouvent inutilement démunis devant le choc des éléments cuirassés. L’armée française en a certes autant que la Wehrmacht … Mais ils ont été dispersés en accompagnement d’infanterie, comme lors de la Grande Guerre, et seront vite balayés par la masse compacte des divisions de panzers, puissamment soutenues par l’artillerie et les bombardiers en piqué.
En à peine un mois, toutes les prévisions, toutes les prophéties de De Gaulle répétées, assénées, et pourtant argumentées, auront été vérifiées.
Après une incroyable pagaille politique, qui voit les gouvernements français successifs se déchirer entre les partisans de la guerre et les convaincus d’une défaite irrémédiable, où chacun tient les autres par la « barbichette », Paul Reynaud , qui tient officiellement toujours les rênes, à vrai dire comme il peut, Paul Reynaud donc appelle le Général de Gaulle comme sous-secrétaire d’Etat à la Défense. Nous sommes alors le 6 Juin 40. Le jour suivant, soit le 7 Juin, De Gaulle recommande à Paul Reynaud de constituer un « réduit breton », où le gouvernement continuerait la lutte contre l’envahisseur, avant de passer en Afrique du Nord puis dans le reste de l’Empire. Que Paul Reynaud en soit ou non convaincu n’a plus d’importance : quand bien même il le souhaiterait, le voudrait, il ne serait plus en état de l’imposer.
Reynaud décide alors de dépêcher De Gaulle à Londres, en vue de solliciter un renforcement des forces anglaises sur le continent. Le War Office lui promet l’envoi de quatre divisions. De Gaulle obtient une entrevue avec le Premier Ministre Winston Churchill, qui a remplacé Chamberlain le 10 Mai précédent. Il rencontre là un Chef de Gouvernement fermement décidé à poursuivre la lutte, mais on ne peut plus sceptique sur les capacités françaises à lancer une contre-offensive. Dès cette première rencontre, De Gaulle a eu une idée de la force de caractère du Vieux Lion britannique ; il a aussi gagné aux yeux de celui-ci une légitimité morale et intellectuelle, qui vient alors s’ajouter à son titre du moment, car leurs analyses sont bel et bien convergentes : il faut poursuivre la guerre contre Hitler, cette guerre sera un jour mondiale, et les alliés – la France et l’Angleterre la gagneront parce que tôt ou tard les Américains interviendront.
Le 14 Juin, les Allemands ont pénétré dans Paris, décrétée ville ouverte à la demande du Général Weygand pour éviter tout bain de sang. Depuis le 10, le Gouvernement français a quitté la Capitale , pris la route de la Loire où se succèdent ses conseils de château en château. A Briare où se tient le Conseil suprême interallié, en présence de Churchill, De Gaulle est présent. Mais le 12, cette fois au château de Chissay, il apprend de Reynaud que Pétain et Weygand se sont déclarés favorables à un armistice rapide. Le 13, au lieu de gagner Quimper, le gouvernement part pour Bordeaux.
Weygand et Pétain ont alors persuadé Reynaud de poser aux Britanniques la question de l’armistice. La question est claire : « en dépit de l’accord du 28 Mars 1940, qui excluait toute suspension séparée des actions militaires, l’Angleterre accepterait-elle que la France demandât à l’ennemi quelles seraient , pour elle-même, les conditions d’un armistice ? ».
En même temps pour ainsi dire, Reynaud, sans doute pris de remords ou conscient de vivre une sorte de pièce de théâtre où nul ne sait sur qui vraiment compter, Reynaud assure à De Gaulle qu’il continuera la guerre en Afrique du Nord, et lui permet de repartir pour Londres, en vue d’informer Churchill et de demander aux Britanniques de se mobiliser pour orchestrer au mieux le transport de troupes françaises vers l’Afrique du Nord. Sans avion disponible*, De Gaulle gagne Brest par la route, d’où il s’embarque pour Plymouth ; il parvient à Londres le 16 Juin.
A Londres aussi, on phosphore sur cette bien étrange situation. L’Ambassadeur de France Charles Corbin et Jean Monnet, alors chef de la mission d’achats franco-britanniques, lui présentent le projet qu’ils ont imaginé avec des membres du Foreign Office : unir la France et l’Angleterre sous un même gouvernement, afin de réunir toutes leurs forces et leurs ressources. Churchill a donné son accord.
* le film De Gaulle, interprété avec Lambert Wilson dans le rôle de De Gaulle, en est une figuration sans failles aucunes.
De Gaulle revient à Bordeaux dans un avion que le Premier Ministre britannique a mis à sa disposition. Mais, atterri dans la soirée, il apprend que Reynaud, démissionnaire, vient d’être remplacé par le Maréchal Pétain. Le Conseil des Ministres qui suit enterre le projet de fusion franco-britannique.
Dans la foulée, quelques heures plus tard, Pétain fait transmettre par l’Espagne une demande d’armistice à Hitler. Le lendemain 17 Juin, Reynaud apprend le projet du général de repartir pour l’Angleterre d’où il veut continuer la lutte ; il ne le suivra pas, mais lui fait remettre une somme de 100000 Francs provenant des Fonds secrets de l’Etat. De Gaulle gagne Londres dans un avion mis à sa disposition par les British. Il dira de lui un peu plus tard : « je m’apparaissais à moi-même, seul et démuni de tout, comme un homme au bord d’un océan qu’il prétendait franchir à la nage ».
Il ne sait pas encore ce qu’il va faire, ce qu’il va devenir, de quels appuis il pourra disposer dans sa volonté d’insoumission. Il demande audience à Churchill. Audience accordée sans délais. Churchill a compris que cet homme-là est d’une autre trempe que les politiciens qu’il a rencontrés ou côtoyés en France. De Gaulle le surprend pourtant en sollicitant de sa part de pouvoir lancer un Appel aux Français sur les ondes de la BBC. Bien qu’il en soupçonne les dangers – cet appel va creuser le fossé qui sépare déjà les gouvernements britannique et français –, Churchill donne après examen son feu vert.
C’est ainsi que De Gaulle est conduit à formuler cet appel demeuré depuis fort célèbre … Le texte de l’appel ne ressort nullement d’une quelconque improvisation. On peut dire bien au contraire qu’il consacre tout ce qui aura alors traversé l’esprit de De Gaulle, et pas seulement sous le coup de l’émotion ou de la colère provoquée par les folles semaines qu’il vient de vivre.
Le texte, devenu si célèbre par la suite, parle de lui-même :
« Les chefs qui, depuis de nombreuses années, sont à la tête des armées françaises, ont formé un gouvernement. Ce gouvernement, alléguant la défaite de nos armées, s’est mis en rapport avec l’ennemi pour cesser le combat. Certes, nous avons été, nous sommes submergés par la force mécanique, terrestre et aérienne de l’ennemi. Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui nous font reculer. Ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui ont surpris nos chefs au point de les amener là où ils en sont aujourd’hui.
Mais le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non ! Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis que rien n’est perdu pour la France. Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un jour la victoire. Car la France n’est pas seule ! Elle a un vaste empire derrière elle. Elle peut faire bloc avec l’Empire britannique qui tient la mer et continue la lutte. Elle peut, comme l’Angleterre, utiliser sans limites l’immense industrie des Etats-Unis.
Cette guerre n’est pas limitée au territoire malheureux de notre pays. Cette guerre n’est pas tranchée par la bataille de France. Cette guerre est une guerre mondiale. Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances n’empêchent pas qu’il y a, dans l’univers, tous les moyens pour écraser un jour nos ennemis. Foudroyés aujourd’hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là.
Moi, général de Gaulle, actuellement à Londres, j’invite les officiers et les soldats français qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes, j’invite les ingénieurs et les ouvriers spécialistes des industries d’armement qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, à se mettre en rapport avec moi.
Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas ».
Appel d’une incroyable force, appel d’une incroyable clarté.
Le lendemain, 19 Juin, De Gaulle voudrait durcir le ton, condamner un gouvernement « tombé sous la servitude ennemie » et , au nom de la France » appeler au refus les forces présentes en Afrique. Mais le Foreign Office lui interdit de parler. La diplomatie britannique espère encore pouvoir négocier avec le gouvernement français aux fins d’obtenir la mise de la flotte française hors de portée des Allemands.
De son côté, le gouvernement de Pétain a enjoint à De Gaulle de rentrer en France sans délai. La révolte continuant, De Gaulle est mis le 26 Juin à la retraite d’office à titre disciplinaire. Pétain utilise aussi la radio pour défendre sa politique et implicitement railler les postures anglaises : « les Français sont certains de montrer plus de grandeur en acceptant leur défaite qu’en lui opposant des propos vains et des projets illusoires ». le ton s’envenime de part et d’autre de la Manche. Le 28 Juin, le gouvernement britannique reconnaît Charles de Gaulle comme « chef de tous les Français libres, où qu’ils se trouvent ».
En à peine un mois, Charles de Gaulle est devenu le symbole, la voix publique, le héraut de la Résistance française. Une sorte de Bayard des temps modernes exempt de toutes peurs et du moindre reproche qu’il pourrait se faire à lui-même. Nul ne pourra lui faire perdre ce rang ou ce prestige dans les années qui suivront. Pas davantage en France qu’hors de France.
Au moment même où tout ceci survient, soit fin Juin, De Gaulle est encore bien seul à Londres . Rejoint par à peine quelques centaines d’hommes . L’appel n’en fonctionnera pas moins, et de 500, ils passeront à près de 7000 à la fin du mois de Juillet 40.
En attendant , le Foreign Office, fort prévoyant, redoute que les Allemands ne s’emparent de la flotte française basée en Algérie à Mers-el -Kébir. Ceci arriverait-il, la supériorité allemande serait acquise sur les mers et, forts alors d’une indiscutable supériorité marine, les Allemands pourraient sûrement envahir assez aisément l’Angleterre. En accord avec De Gaulle, les Anglais donnent le choix à l’amiral français commandant la dite flotte soit de se rallier soit d’être désarmée soit encore de fuir aux Antilles. Faute de recevoir une réponse, les Anglais sont contraints, et avec l’accord de De Gaulle, d’envoyer par le fond les navires français et 1500 hommes qui sont à bord.
Décision évidemment mûrie, fût-ce dans l’urgence.
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Reprenons à présent le fil de cette évocation de la guerre. En tâchant d’éviter les sujets qui , conjoncturellement, soit mois après mois, pourront apparaître importants, mais qui ne seront finalement que secondaires.
En Juillet 40, De Gaulle a à l’esprit quatre convictions ou quatre certitudes qui à elles seules fondent une stratégie :
- La guerre deviendra mondiale et les Etats-Unis seront obligés de s’y impliquer ;
- Le pacte germano-soviétique de non-agression ne tiendra pas , car Hitler est un impérialiste dans l’âme et il voudra fondre sur la Russie dès qu’il espèrera pouvoir s’y lancer ;
- Le développement des mouvements de résistance en France sera un atout, lorsque sera venu le temps pour les Alliés de débarquer dans notre pays ;
- Enfin, même si cela prendra du temps, des forces françaises agissant ici ou là en Afrique devraient petit à petit pouvoir se constituer et venir un jour apporter leur contribution à cet effort de guerre.
Ces quatre convictions supposent que l’Angleterre parvienne à résister aux tentatives d’invasion par les troupes allemandes. Mais si l’Angleterre perd cette partie, en fait la guerre sera perdue et Hitler aura triomphé.
Sur un plan plus personnel, De Gaulle sait bien ce que l’Histoire lui aura appris . Et notamment :
- La vie est, plus qu’on ne l’imagine, un combat , pour une nation comme pour un homme ;
- Le caractère, c’est la vertu des temps difficiles ;
- L’action, ce sont les hommes au milieu des circonstances.
- On ne fait rien en dehors des réalités.
- Les Français sombrent souvent dans les querelles ou la médiocrité, mais ils sont susceptibles de se réveiller si quelque chose de grand parle à la fois à leur cœur et à leur esprit.
- Les grands pays le sont pour l’avoir voulu.
- Aucune nation civilisée n’est l’artisan exclusif de sa propre civilisation.
- On ne réussit jamais, si on confond le Vrai et le Faux, ou si l’on confond le Réel et l’Imaginaire.
- La culture ne s’hérite pas , elle se conquiert ( phrase que prononcera plus tard André Malraux … ).
- L’essentiel est sans cesse menacé par l’insignifiant, phrase que l’on devra ultérieurement à René Char.
Ces principes, il ne les aura pas seulement découverts sur les bancs d’une quelconque école. La vie lui aura sans cesse montré leur pertinence ou leur validité. Il ne les oubliera jamais, quels que soient les orages ou les tempêtes qu’il aura à affronter. Et nous souffrons toujours et encore , de trop les méconnaître ou, pire même, de les ignorer .
Revenons à présent à la guerre, telle qu’elle se sera déroulée. Sans bien sûr prétendre ou faire même semblant de l’évoquer en détails, tâche évidemment impossible à remplir en seulement quelques pages, mais en nous attachant à essayer de comprendre quel rôle De Gaulle y joua, pourquoi d’année en année ce rôle ne cessa de croître, et plus encore pourquoi il sut en tirer tant pour lui-même que pour le pays, le meilleur des effets. Au point de devenir célèbre, non seulement en France, mais dans le monde tout entier.
En Juillet 40, après qu’il ait lancé son fameux « Appel aux Français », De Gaulle ne se fourvoie guère quand il se sent encore bien seul. En ce début même de ce mois de Juillet, ils sont à peine 500 à avoir répondu à ce fameux appel et avoir rejoint Londres, et il n’y a parmi eux pratiquement aucune personne qui bénéficie d’une quelconque réputation en France.
A la fin de cette même année de 1940, ces 500 seront devenus 5000 à Londres même, avec parmi eux, des militaires de haute volée, qui joueront tous un rôle réel durant la guerre : Koenig, De Larminat, Catroux, Leclerc, d’Argenlieu … Ayant eu la chance tout au début de ma vie professionnelle de travailler sous les ordres de Jean-Gabriel Eriau, seul commandant français de sous-marins anglais durant la guerre de 40-45, Eriau par ailleurs inconnu de la plupart de mes contemporains, je puis même témoigner qu’il se trouvait parmi eux des personnalités exceptionnelles, fussent-elles non célèbres.
Plus généralement, à la fin de l’an 40, les historiens évaluent à environ 25000 le nombre de personnes qui se seront ralliées à la France Libre dans ce qu’on appelait alors l’Empire Français. Mais, même si De Gaulle pouvait attacher à tout cela la plus grande importance – comment en aurait-il pu être autrement ? –, tout cela était encore bien marginal. Du reste , c’était encore bien auprès du Maréchal Pétain qu’étaient accrédités les Ambassadeurs de l’URSS, des Etats-Unis, du Canada, de Chine … et les lois de Vichy, y compris celles concernant les Juifs, s’appliquaient partout de l’Afrique du Nord jusqu’en Indochine. Sur un plan plus général, De Gaulle ne jouait évidemment aucun rôle dans la Bataille d’Angleterre que Churchill allait remporter face à Hitler. Et malgré leurs anticipations, tant Churchill que De Gaulle ne pouvaient qu’observer ô combien les Etats-Unis hésitaient encore à se positionner.
En 1941, les choses commencèrent à bouger : quelques exploits militaires montrèrent que la France Libre n’était pas qu’une construction de l’esprit. Churchill put considérer qu’après avoir préservé l’Angleterre d’une invasion, il ne perdait pas davantage la bataille sous-marine face aux sous-marins allemands, ce qui eût sinon conduit à un blocus mortel pour son pays. Plus importants que tout cela furent deux mouvements auxquels ni l’un ni l’autre ne devaient rien. Tout satisfait de ce qu’il avait obtenu à l’Ouest, Hitler décida de rompre le pacte germano-soviétique de non-agression qu’il avait lui-même signé quelques années auparavant : comme De Gaulle l’avait prédit, il éparpillerait ainsi ses forces et s’exposerait peut-être même à des revers analogues à ceux que d’autres auraient connu de par le passé en prétendant envahir cet immense pays. En attaquant la flotte américaine à Pearl Harbour, les Japonais avaient pensé qu’en cas de succès, ils seraient à même de conquérir l’Asie comme ils l’entendaient. Mais ils n’avaient pas forcément réalisé qu’ils forceraient les Etats-Unis à entrer résolument dans le conflit et à y consacrer toutes leurs forces.
Dès le premier semestre de 1942, tout cela commença à produire ses effets. Après que les Allemands aient connu des succès impressionnants sur le front russe, ils butent à Stalingrad sur une résistance opiniâtre qui débute en Février 42 et durera un an. Puis les Américains reprenant l’offensive jusqu’à gagner la si capitale bataille de Midway en plein cœur du Pacifique. Tout cela n’était point sans conséquences sur le moral de tous ceux qui étaient alliés dans la lutte face aux deux impérialismes, celui des Allemands et celui des Japonais : alors que jusqu’à la fin de 1941, la défaite paraissait infiniment plus probable que la victoire, la victoire apparut au contraire plus probable que la défaite tout au long de l’année 42. Tant Churchill que De Gaulle pouvaient se considérer comme ayant vu juste dès Juin 40 …
Mais si Churchill pouvait à juste titre se considérer comme étant un Chef d’Etat, traité du reste comme tel par le Président américain Franklin Delano Roosevelt, De Gaulle était encore bien loin d’avoir une légitimité qui fut comparable. A Washington, on n’accordait encore qu’une importance fort secondaire aux atouts militaires qu’il pourrait représenter, et la question des atouts que pourrait représenter la Résistance en France en cas de débarquement des Alliés dans notre pays, était loin d’être dans les têtes. On n’en était pas là.
Une question toute pratique embarrassait par contre tant les Américains que les Anglais, et ce dès la fin de l’année 42. Quelles forces de nationalité française armer et sous quel commandement les placer ? On a longtemps imputé ces atermoiements, et les tensions qui s’ensuivraient, aux jugements que les uns ou les autres, Roosevelt et Churchill bien sûr, mais aussi leurs entourages pourraient formuler sur le Général. Sans doute tombait-il sous le sens que celui-ci avait quelque peu tendance à se prendre pour un héritier tant de Jeanne d’Arc que de Clémenceau, ce qui n’était objectivement pas faux, quand bien même ce qualificatif aurait quelque chose de surréaliste. A y regarder toutefois du plus près qui soit, ce que François Kersaudy aura fait dans ses patientes et minutieuses recherches d’historien * , la clef
*Notamment son « De Gaulle et Roosevelt, duel au sommet ».
de tout cela semble bel et bien avoir été chez Franklin Roosevelt et devoir sa complexité à trois convictions que celui-ci pouvait avoir. La première d’entre elles avait été exprimée au grand jour et ne faisait en fait de doutes pour personne. Echappé de captivité à l’été de 1942, général à cinq étoiles, désireux de reprendre la lutte contre l’Allemagne sans pour autant vouloir se fâcher avec le régime de Vichy, le général Giraud présentait beaucoup d’atouts aux yeux des Américains. D’autant qu’il se félicitait de ne prétendre agir que sous leur contrôle.
La seconde conviction avait pareillement été exprimée à maintes reprises par ce même Roosevelt. Tant que le débarquement en France ne serait pas d’actualité ou surtout en cours, inutile de se demander comment la France serait re-dirigée. Il se pourrait même qu’un protectorat américain s’avère nécessaire pour faciliter ce retour à une vie démocratique. En tous cas, nul ne devrait pouvoir ex ante s’arroger le pouvoir de dire qu’il représenterait ex ante la France.
La troisième conviction de Roosevelt était infiniment plus secrète. Jugeant aussi dépassés l’un que l’autre les deux empires coloniaux de la France et de l’Angleterre, il ne donnait pas cher des chances de chacun des deux pays de pouvoir maintenir l’un comme l’autre. Et si Churchill apparaissait tant être de collusion avec De Gaulle, n’était-ce point parce que ces deux-là raisonnaient toujours en termes de colonies et pensaient que leurs deux causes étaient plus solidaires l’une de l’autre qu’ils ne voulaient bien le dire ou le reconnaître ?
Bref, Roosevelt et De Gaulle étaient aux antipodes l’un de l’autre, et les soi-disantes critiques des personnalités ou de la myopie de chacun n’étaient en fait que des trompe l’œil.
Ainsi en arriva-t-on à ce que le débarquement des Alliés de Novembre 42 le fut sans aucune troupe française. De Gaulle comprit vite qu’il lui fallait faire semblant de ne rien noter … et de se réjouir de la nouvelle.
Après que les Allemands aient perdu début 43 la bataille de Stalingrad, l’issue de la guerre ne faisait plus de doute aux yeux des Alliés. Il y faudrait du temps, la guerre serait encore fort meurtrière, mais son issue ne ferait plus de doute. Du moins , si rien d’imprévu ne viendrait contrarier cette heureuse prévision.
L’année 43 vit donc les mouvements de résistance grandir en France. De Gaulle consolida son pouvoir dans ce qui avait été institué par les Américains et les Anglais comme devant « représenter les Français en guerre contre les Allemands. Nommé en Novembre 43 comme chef des armées alliées en vue du débarquement de 44, le général Eisenhower fit comprendre à De Gaulle qu’il avait compris ô combien la Résistance française pourrait être importante après le D-day. Et comme en Angleterre le patron du Foreign Office avait lui compris que les mouvements communistes pourraient vouloir fomenter une révolution après l’effondrement de Vichy, De Gaulle disposait désormais de deux alliés forts, l’un aux Etats-Unis, l’autre en Angleterre quand le débarquement aurait effectivement eu lieu.
Suprême paradoxe ou suprême étrangeté, le débarquement en France fut organisé et mis en œuvre sans que lui-même n’en sache rien. N’importe qui d’autre, confronté à une telle situation, en aurait conçu fureur ou amertume. Cela n’allait pas être son cas : bien au contraire, il allait savoir se servir des circonstances et des ambiguïtés propres à tel ou tel … pour transformer en victoire sidérante ce qui avait été organisé ou monté, comme s’il existait à peine.
A peine le débarquement réalisé et réussi, il prend la parole et s’adresse aux Français, ce que nul autre à part lui ne saurait faire : « la bataille suprême est engagée. Bien entendu, c’est la bataille de France et c’est la bataille de la France ! Pour les fils de France, où qu’ils soient, quels qu’ils soient, le devoir simple et sacré est de combattre l’ennemi par tous les moyens dont ils disposent… Derrière le nuage si lourd de notre sang et de nos larmes, voici que reparaît le soleil de notre grandeur ».
Quelques jours plus tard, il pose le pied sur le sol français, le 14 Juin exactement. Moment d’intense émotion, comme chacun peut l’imaginer. Un de ses compagnons, Pierre Viénot, fait remarquer qu’il y a 4 ans, jour pour jour, les Allemands entraient à Paris. « Eh bien , ils ont eu tort », réplique calmement le Général. A Bayeux puis Isigny, en pleine Normandie, l’Homme du 18 Juin reçoit un accueil mémorable. De Gaulle ne s’en laisse pas conter : il nomme François Coulet Commissaire de la République pour les territoires libérés … La Résistance apporte vite son écot aux troupes débarquées, en sabotant les voies de communication et en compliquant la tâche des forces allemandes par des escarmouches toutes plus difficiles à anticiper les unes que les autres.
Malgré la progression de ses troupes, Eisenhower envisage alors de contourner Paris. Craignant de s’y enliser dans des combats qui lui feraient perdre beaucoup de temps et d’hommes. Alors que Paris s’est alors réellement insurgé, donc que la rébellion y sévit, De Gaulle parvient à persuader Eisenhower qu’il est plus approprié de changer ses propres plans et de laisser la 2ème DB filer vers Paris. A l’aube donc du 23 Août, les trois colonnes de la 2ème DB venues d’Argentan entreprennent de percer les positions ennemies qui lui barrent encore la route de Paris.
Nous en connaissons tous la suite : à l’issue d’une chevauchée fantastique, applaudie tout au long de son trajet, les chars de la 2ème DB arrivent à Paris sur la Place de l’Hôtel de Ville dans la soirée du 24 Août. Le Lendemain matin, Leclerc lui-même entre dans Paris avec le gros de sa division, et le général Von Choltitz, qui a lui-même in fine refusé d’exécuter l’ordre de Hitler de faire sauter Paris, Von Choltitz signe donc la reddition de la garnison allemande.
Au cours de l’après-midi, De Gaulle entre à son tour dans la capitale, rejoint Leclerc à la Gare Montparnasse, puis, au lieu de se rendre directement à l’Hôtel de Ville, va droit au Ministère de la Guerre, rue Saint-Dominique, geste hautement symbolique, puisqu’ayant quitté ces mêmes lieux quatre ans plus tôt alors qu’il était Sous-Secrétaire d’Etat à la Guerre … il s’y réinstalle à présent. « Immédiatement, écrira-t-il plus tard dans ses Mémoires, je suis saisi par l’impression que rien n’est changé à l’intérieur de ces lieux vénérables. Des évènements gigantesques ont bouleversé l’Univers. Notre armée fut anéantie. La France a failli sombrer. Mais, au Ministère de la Guerre, l’aspect des choses demeure immuable. Dans la cour, un peloton de la garde républicaine rend les honneurs, comme autrefois. Le vestibule, l’escalier, les décors d’armure sont tout juste tels qu’ils étaient. Voici, en personne, les huissiers qui, naguère, faisaient le service. J’entre dans le « Bureau du Ministre » que M. Paul Reynaud et moi quittâmes ensemble dans la nuit du 10 Juin 1940. Pas un meuble, pas une tapisserie n’ont été déplacés. Sur la table, le téléphone est resté à la même place et l’on voit, inscrits sur les boutons d’appel, exactement les mêmes noms ( … ). Rien n’y manque, excepté l’Etat. Il m’appartient de l’y remettre. Aussi m’y suis-je d’abord installé ». Aurait-il voulu démontrer que les quatre années du régime de Vichy n’avaient été qu’une parenthèse pendant laquelle il avait lui incarné la continuité de l’Etat à Londres …il n’aurait pu imaginer de symbole qui fût plus marquant que celui-ci.
Dans la foulée on le presse de se rendre à l’Hôtel de Ville pour y rencontrer les responsables de la Résistance. Prétendant là improviser un discours qu’il a en réalité soigneusement préparé , qui a toute la majesté d’un opéra et qui commence comme suit : « pourquoi voulez-vous que nous dissimulions l’émotion qui nous étreint tous, hommes et femmes, qui sommes ici, chez nous, dans Paris debout pour se libérer et qui a su le faire de ses mains … Il y a là des minutes qui dépassent chacune de nos pauvres vies. Paris ! Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé, mais Paris libéré ! Libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l’appui et le concours de la France tout entière : c’est-à-dire de la France qui se bat. C’est-à-dire de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle ».
Le lendemain, le 26 Août, flanqué de ses plus proches compagnons, il descend les Champs-Elysées en liesse, flanqué de ses plus proches compagnons. Il y a là au moins deux millions de personnes, sinon plus encore. Un des plus grands rassemblements populaires jamais connus auparavant. De Gaulle, encore lui, confiera dans ses Mémoires : « il se passa là un de ces miracles de la conscience nationale, un de ces gestes de la France, qui, parfois, au long des siècles qui viennent illuminer notre Histoire ». Puis le voici devant le Parvis de Notre-Dame, au contact des chars de la 2ème DB et à nouveau de grappes humaines. En dépit de quelques coups de feu, on entonne bientôt un Magnificat à l’intérieur de la Cathédrale. Les témoins présents assureront que le Général chantait à pleine voix …
Ces deux jours auront marqué non seulement la France, mais le Monde. Toutes les polémiques, toutes les tensions, tous les atermoiements vécus, ressentis ou constatés dans les cinq années précédentes seront comme balayés par ces deux jours qui auront célébré la fierté ou l’honneur d’un pays enfin libéré de l’occupation allemande.
Toujours lucide, De Gaulle ne s’illusionne pas pour autant, Paris est libéré, mais la guerre n’est pas pour autant finie. Les armées alliées le savent du reste mieux que personne. Mais désormais les troupes françaises, celles de Leclerc et de De Lattre de Tassigny, vont spectaculairement grandir en nombre, car rejointes par tous les résistants qui veulent désormais parachever leur œuvre.
Toutes ces énergies ne seront pas de trop. Après avoir fléchi dans le D-day, après avoir réellement disparu face à la prise surprise de Paris, les troupes allemandes se ressaisissent et opposent à nouveau un front structuré. De Gaulle participe à présent aux discussions avec Eisenhower qui aura toujours reconnu son sérieux et sa rigueur d’analyse. C’est ainsi que la décision de maintenir les troupes de Leclerc à Strasbourg en dépit de menaces allemandes, ou encore un peu plus tard l’ordre donné à De Lattre de foncer sur Karlsruhe puis Stuttgart l’auront été à l’initiative du Général , mais sans susciter de tollé de la part d’Eisenhower …
Parce que la guerre est résolument mondiale , parce que la Russie y participe et y joue un rôle essentiel, il ne se prive nullement de rencontrer Staline dont il sait toute l’importance pour l’emporter. Mais ne se laisse pas manipuler pour autant . Le portrait qu’il dressera après la Guerre de Staline en dit du reste long sur le plaisir qu’il aura éprouvé à en percer les secrets : « Staline était possédé de la volonté de puissance. Rompu par une vie de complots à masquer ses traits et son âme, à se passer d’illusions, de pitié, de sincérité, à voir en chaque homme un personnage ou un danger, tout était chez lui manœuvre, méfiance et obstination. La révolution, le parti, l’Etat, la guerre lui avaient offert les occasions et les moyens de dominer. Il y était parvenu, usant à fond des détours de l’exégèse marxiste et des rigueurs totalitaires … Pendant les quelques quinze heures que durèrent, au total, mes entretiens avec Staline, j’aperçus sa politique, grandiose et dissimulée. Communiste habillé en maréchal, dictateur tapi dans sa ruse, conquérant à l’air bonhomme, il s’appliquait à donner le change. Mais, si âpre était sa passion qu’elle transparaissait souvent, non sans une sorte de charme ténébreux ».
Au final, plus de huit mois se seront écoulés entre la Libération de Paris et l’armistice signé à Berlin le 8 Mai 1945 . Jusqu’au bout, De Gaulle aura œuvré pour que la France en soit co-signataire. Obtenant d’être considérée parmi les vainqueurs de la Guerre, ce qui eût été strictement impensable avant le Débarquement du 6 Juin 44.
Il garda pour tous ceux qui y avaient activement participé une reconnaissance qui ne s’éteindrait jamais. Celles ou ceux qui en douteraient gagneraient à prendre connaissance de la lettre qu’il envoya en 1947 à la veuve du Général Leclerc, une fois celui-ci décédé dans un accident d’hélicoptère : « j’aimais votre mari, qui ne fut pas seulement le compagnon des pires et des plus grands jours, mais aussi l’ami sûr dont jamais aucun sentiment, aucun acte, aucun geste, aucun mot, ne furent marqués même d’une ombre par la médiocrité. Sous l’écorce nous n’avons jamais cessé d’être profondément liés l’un à l’autre ».
Et quand la question se poserait bien plus tard de savoir si notre pays devrait disposer de l’arme atomique, ou s’il devrait reposer sur les Américains pour résister à une éventuelle attaque russe, De Gaulle ne manquerait pas d’arguments tirés de l’Histoire pour défendre son point de vue. Sans pour autant se montrer ingrat envers les concours apportés jadis par les Américains pour gagner cette guerre inouïe contre les folies allemandes et japonaises d’autrefois.
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Revenons à présent à tout ce qui allait advenir après justement le 8 mai 45. Notamment en nous appuyant sur les résultats des travaux de Michel Winock, tels que relatés et synthétisés dans son ouvrage « Charles de Gaulle, un rebelle habité par l’histoire ».
Lançons-nous donc dans son sillage, du moins pour la période qui prévaudra de 1945 à 1947.
Chef du Gouvernement Provisoire, tel que reconnu tant dans l’Intérieur qu’à l’extérieur de la France, De Gaulle, dans la mission qu’il assumait de remettre la France en ordre et en route, devait répondre à un double impératif : reconstruire matériellement et refonder politiquement le pays. Telle que préparée par le Conseil National de la Résistance ( le CNR ), l’œuvre législative du Gouvernement Provisoire, de son Assemblée consultative, puis de la première Assemblée constituante élue le 21 Octobre 1945 allait en effet être l’une des plus fécondes que la France ait jamais connues dans un délai aussi court. Winock synthétise autant qu’il ne détaille : « cette œuvre comprenait des mesures d’exception, tel l’impôt de solidarité, véritable impôt sur le capital, destiné à régler les frais exceptionnels dus au retour des prisonniers et aux débuts de la reconstruction. Mais surtout, des réformes de structure : droit de vote reconnu aux femmes ; nationalisation des charbonnages, des usines Renault, des établissements Gnome et Rhône, d’Air France , de la Banque nationale et des grandes banques de crédit ; rétablissement de la gratuité de l’enseignement secondaire ; création des comités d’entreprise* ; restauration de la liberté de la presse ; réforme de la fonction publique ; création du Commissariat à l’Energie atomique ; création de l’ENA, du Commissariat général au Plan, sans compter le plan de Sécurité sociale qui sera appliqué après le départ du général. « Oui, déclare-t-il dès le 2 Mars 1945, c’est le rôle de l’Etat d’assurer lui-même la mise en valeur des grandes sources d’énergie : charbon, électricité, pétrole, ainsi que des principaux moyens de transport ( ferrés, maritimes, aériens ), et des moyens de transmission, dont tout le reste dépend. C’est son rôle de disposer du crédit, afin de diriger l’épargne nationale vers les vastes investissements qu’exigent de pareils développements et d’empêcher que des groupements d’intérêt particuliers puissent contrarier l’intérêt général ». De Gaulle pratiquait ainsi ce qu’on pourrait aujourd’hui qualifier de « socialisme de reconstruction » sans jamais le nommer, et qui, à ses yeux, n’était ni de gauche ni de droite, mais répondait aux nécessités de l’heure et du lendemain.
Dans cette tâche immense, lui et son gouvernement furent largement soutenus par les politiques et par l’opinion. Il ne devait point en aller de même, lorsqu’il s’agirait d’entreprendre ou non l’instauration d’un nouvel ordre constitutionnel. Deux points de vue s’opposaient en fait : il y avait d’un côté le Général partisan d’un Chef d’Etat fort, et d’un autre côté les partis politiques désireux de garder le Pouvoir au sein d’une Assemblée , qu’on qualifiera au choix de constituante ou de nationale.
Aux termes de péripéties, dont je vous passe le détail**, De Gaulle allait en fait perdre la partie. Et quand il vit qu’on était prêt à le nommer Président de la République, mais sans lui donner de pouvoirs réels de diriger le pays, soit donc en le limitant à des tâches de représentation, il préféra se retirer plutôt que de faire semblant. L’exprimant avec la rectitude que nous lui avons déjà fait preuve : « le régime des partis a reparu. Je le réprouve. Mais, à moins d’établir par la force une dictature dont je ne veux pas, et qui, sans doute, tournerait mal, je n’ai pas les moyens d’empêcher cette expérience. Il me faut donc me retirer ». Était-il pour autant décidé à déposer les armes, ce n’est pas complétement évident . mais à ce jeu, il lui fallait lui-même créer un parti politique, ce qui n’était pas sa tasse de thé et ce en quoi il était loin d’exceller.
*lesquels « fonctionneraient » très inégalement dans la France des années qui suivraient …
**détails bien relatés par Michel Winock dans son ouvrage « Charles de Gaulle, un rebelle habité par l’histoire ».
Quand le temps de vraiment se retirer fut advenu, il ne manqua point d’en tirer synthèses et conclusions : « il faut une tête à la France …faute de quoi la multiplicité des tendances qui nous est propre, en raison de notre individualisme, de notre diversité , des ferments de division que nous ont laissés nos malheurs, réduirait l’Etat à n’être , une fois encore, qu’une scène pour la confrontations d’inconsistantes idéologies, de rivalités fragmentaires, de simulacres d’action intérieure et extérieure sans durée et sans portée ».
Propos d’une telle force et d’une telle netteté, qu’il marquerait chacun. Quand le temps serait venu en 1957-1958 de constater que la France se débattait dans des difficultés inextricables, avec des partis politiques incapables de dégager une majorité qui fût stable, tous ces propos du Général apparaîtraient comme ayant été prémonitoires …
Eût-on du reste avancé auprès du Général : un homme n’est pas seulement ce qu’il dit, il est aussi ce qu’il tait … , il se serait sans doute dressé sur ses ergots, en disant que c’est bien par là que les embrouilles commencent et prolifèrent, le défaut de courage, de clarté , de sincérité et d’authenticité ne pouvant conduire la plupart du temps que dans des cul-de-sac ou des impasses.
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Après avoir quitté le Pouvoir, De Gaulle s’attaque à l’écriture de ses Mémoires de Guerre qui retracent dans le détail tout ce que nous avons tenté de conter et de raconter. Tout cela le conduit à méditer ou reméditer ce qu’a été l’histoire de notre pays, et à se pencher ou se repencher sur Chateaubriand et ses Mémoires d’Outre-Tombe.
Commençons par l’Histoire de France. De Gaulle trouve ou retrouve ce qui est désormais une évidence ou une banalité pour tous nos historiens, à savoir que c’est l’Etat qui a fait naitre en France la Nation. De Clovis à Saint-Louis, de Philippe Auguste à Philippe le Bel, de Louis XI à Louis XIV. Point n’est besoin d’en accumuler les preuves, ceci ressort comme une évidence.
Deuxième constat, indiscutable, quand bien même nous ne serions point les seuls à en avoir fait l’expérience. De tous temps, semble-t-il, les Français ont toujours eu tendance à se quereller entre eux. Nos 16ème et 17ème siècles ont été remplis de ces querelles, de ces féodalités que les gouvernants n’ont eu de cesse de combattre
Troisième constat. De Gaulle observe dans une logique très bergsonienne que nous conservons une singulière mémoire des grands hommes qui ont marqué l’histoire de notre pays . Là encore, nous ne saurions le contester. Ce qui, peut-être, ressort aussi dans tout grand pays de longue histoire, la logique voulant alors que l’on se souvienne de ce qui a nourri ou fait naître cette grandeur.
A ces trois constats, De Gaulle rajoute en fait une hypothèse : nous sombrons trop souvent dans la médiocrité ou la banalité avant que de nous « réveiller » sous l’impulsion ou l’action d’un « grand homme ». Il y aurait là une sorte de loi cachée de l’Histoire de France. Les grands hommes n’étant pas nécessairement ou seulement des Gouvernants, mais des hommes qui réveillent le pays par leur ardeur, leurs talents et leur créativité.
Dans tout ce panorama que je ne saurais discuter, De Gaulle bute pourtant sur un grand homme, Napoléon, indiscutable grand homme, mais dont l’histoire se termina dans le sang , avec deux millions de morts sur les champs de bataille. Un Napoléon du reste fortement mis en garde par un autre grand homme, le Vicomte de Chateaubriand. Sans que nous ayons de quoi nous en étonner, le cas de Chateaubriand émerge vite au cœur de ses méditations.
Tout au long de ces années où il se mit en quelque sorte « en réserve de la République », De Gaulle ne cessa donc de se pencher sur la vie et l’œuvre de Chateaubriand. Bien qu’il se soit abstenu d’en faire une quelconque théorie, il ne nous est pas aujourd’hui bien difficile d’en comprendre au moins quelques raisons. Aidés en cela par un remarquable article écrit Jean-Daniel Jurgensen, qui consacra à ce sujet un long article paru dans la Revue des Deux Mondes. Article qu’on retrouve aisément aujourd’hui sur le Web. .
Qu’en dire aujourd’hui, au risque d’abusivement résumer ?
Chateaubriand savait, tout comme De Gaulle, que le monde du passé ne subsisterait pas tel qu’il avait été, mais avait œuvré, ou peiné en vain, pour concilier richesses du passé et aspirations nouvelles. Je dis peiné, car jamais Chateaubriand ne trouverait quelles seraient les institutions qui conviendraient à notre pays, qui seraient à la fois admises et performantes. Non par sa faute à lui, Chateaubriand, mais parce que le monde de son temps n’y était pas prêt.
Chateaubriand était pourtant un visionnaire d’exception. Entrevoyant vers quelle société nouvelle les Amériques se dirigeraient, pressentant qu’il faudrait sortir de l’esclavage et donner une liberté politique à tous, s’inquiétant de ce qu’une société rêvant de seulement des richesses matérielles risquait, sans même le savoir, de devenir en fait bien pauvre. Si du reste, pressentait aussi Chateaubriand , chacun ne se définirait bientôt plus que par son travail, qu’en irait-il demain partout où le travail n’existerait pas ? De Gaulle, lecteur attentif, ne pouvait que voir ô combien le Vicomte avait tenté de voir « loin ». Et il le confia même à Malraux en 1947 : « c’est une oeuvre prodigieuse que les Mémoires d’Outre-Tombe … Chateaubriand pose sur l’avenir un regard profond … En fait, il a presque tout vu, y compris les bolcheviques »
Dans toutes ses actions politiques, Chateaubriand n’avait eu de cesse de penser à l’intérêt national, sous réserve de respecter de bons principes. De Gaulle aurait pu préciser ce que Chateaubriand avait considéré comme bons principes. Fort de son expérience, De Gaulle aurait pu dire sous réserve de sauvegarde de la paix, du droit et de la liberté laissée à chacun pour conduire et mener sa propre vie.
Enfin et peut-être même surtout, Chateaubriand n’avait cessé de mettre en garde Napoléon contre les failles ou les carences de ses propres raisonnements. En vain. Ce qui n’empêcherait pas Napoléon, une fois reclus à Sainte-Hélène, de reconnaître ses erreurs et donc de rendre justice à son opposant si valeureux.
Il était tout aussi impossible à De Gaulle de ne pas voir en quoi le style littéraire de Chateaubriand était inimitable, entremêlant verve, précision et éclat, et donc en quoi , au travers même de ses écrits, Chateaubriand était à lui seul un paysage. Paysage qu’il s’efforçait de faire ressentir par la magie de sa plume. Paysage qu’on pourrait définir comme articulant et rassemblant ses sentiments, ses émotions et ses idées. Où se mêleraient le sensible, l’affectif, le rationnel et le spirituel.
Ne serait-ce que parce que lui-même De Gaulle était en train de rédiger ses Mémoires, que le célèbre Vicomte avait œuvré 30 ans durant pour écrire ses « Mémoires d’Outre-Tombe », De Gaulle ne pouvait lui-même que s’interroger sur ce qui, en fait, le rapprochait et non le distinguait de celui-ci. Mais nous ne pouvons sur tout cela faire la moindre hypothèse, car lui-même De Gaulle n’en aura rien dit. Mais comme cette dernière remarque vaudrait pour n’importe qui, pas seulement pour le Général, nous pouvons ressentir l’invitation implicite qu’il nous aura faite de le suivre dans cette découverte … ou redécouverte de Chateaubriand.
Curieusement, mais après tout c’est bien logique, durant cette période de semi-retraite le Général ne semble pas avoir prêté une grande attention aux principaux travaux menés sur le nazisme , et plus généralement les totalitarismes et leurs effets. Sans doute en avait-il tant « soupé » par le passé qu’il ne pensait avoir nul besoin d’y re-réfléchir. En tous cas, on ne lui voit jamais dans ses carnets et correspondances évoquer Hannah Arendt, pourtant impossible à ignorer après la Guerre. Il ne prêtera pas davantage attention aux travaux de Jankélévitch et à sa réflexion sur les Vertus. Comme, nous l’avons vu précédemment, le 18ème siècle lui inspire la plus grande des méfiances, il ne s’interroge guère sur Diderot et son Neveu de Rameau, ne voit guère que le 18ème siècle tout entier aura buté sur la question de raccords ou de liens possibles entre jouissances et vertus, et a fortiori il ne prête guère attention à ce que Jankélévitch trouve en fait les réponses à cette question. Tout cela n’a alors pas la moindre importance, ou ne semble point en avoir.
Il faut bien voir qu’à l’époque, surtout dans les années 56-58, De Gaulle peste contre les partis politiques et l’apathie, pour ne pas dire l’inconscience et le manque de volonté des Français. Avec une rudesse de ton qui lui rappelle sûrement l’avant seconde guerre mondiale. C’est ainsi qu’on lui voit dire et écrire : « la France est un pays de veaux … On ne fait rien avec un peuple couché. Les Français sont couchés et, voyez-vous, plus ils seront couchés, plus ils seront heureux ». Il est même des livres, tels que « La tragédie du Général », paru sous la plume de Jean-Raymond Tournoux, qui recense méthodiquement tous les propos du Général, qui ressemblent de près ou de loin à un tel souci, à un tel ressentiment.
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Recollons une fois de plus à l’existence même de De Gaulle que nous retrouvons donc à la veille de son retour au Pouvoir, soit en 1958. Au terme de deux semaines qui auront été aussi intenses que les deux semaines qui avaient précédé l’appel du 18 Juin.
A nouveau, je m’appuierai ici sur le récit qu’en fait Michel Winock dans le livre que j’ai déjà amplement évoqué.
« Quand, le 13 Mai, à Alger, la mise à sac par des émeutiers des bâtiments du Ministère de l’Algérie, suivie par la Création d’un Comité de Salut Public contrôlé par l’armée et dirigé par le Général Massu, provoque un état de quasi-sécession entre l’Algérie et la Métropole, nul ne songe dans l’immédiat au Général de Gaulle. Mais deux jours plus tard, il n’est bruit que de son nom. Le 15 Mai, le général Salan a crié devant la foule du forum un « Vive de Gaulle ! » qui apostrophe et qui fait signal ; le même jour, De Gaulle, toujours à l’affût – on ne se refait pas ! –diffuse un communiqué symbolique par lequel, sans rien condamner de ce qui se passe à Alger, il se déclare « prêt à assumer les Pouvoirs de la République ». Le Gouvernement de Pierre Pfimlin, maire de Strasbourg, investi malgré – ou grâce à –l’émeute d’Alger, qui avait montré d’emblée sa volonté de résister, se trouve du coup sérieusement affaibli. Un troisième pouvoir, potentiel mais prégnant, a surgi entre le Gouvernement de Paris et les Généraux d’Alger.
A ce moment-là, les députés repoussent la solution de Gaulle, mais un flottement des résolutions est perceptible. Dès le 16 Mai, Guy Mollet, secrétaire général du parti socialiste alors désigné sous le terme de SFIO, interroge publiquement de Gaulle sur ses intentions. A vrai dire, repousser de Gaulle, faire face aux insurgés d’Alger exigerait une union des forces démocratiques réticentes ou opposées à ce retour, mais celle-ci achoppe sur la situation du Parti Communiste français, le PCF, le plus puissant des partis s’opposant à un tel coup de force, mais lui-même exclu de toute alliance depuis les débuts de la Guerre Froide. Guy Mollet ayant donné un peu auparavant le La avec son accusation mémorable : « les communistes ne sont pas à gauche, ils sont à l’Est ». Dans cette conjoncture de Mai 1958, le gouvernement centriste de Pfimlin comme le parti socialiste de Mollet considèrent le Parti communiste comme un danger, et refusent d’engager toute espèce d’unité d’action, même défensive avec lui.
De Gaulle va en fait profiter de ces circonstances, qui ne sont plus celles de l’après-guerre quand les deux grands « partis ouvriers » étaient coalisés dans une majorité parlementaire. La division de la gauche exclut la formation d’un nouveau Front populaire. Le 19 Mai, de Gaulle, qui n’a pas répondu directement à Guy Mollet, ne voulant pas désavouer la rébellion militaire, donne une Conférence de presse à l’hôtel d’Orsay. Il se fait rassurant, ce n’est pas à 67 ans qu’il entamera une carrière de dictateur, tout en s’engageant davantage à l’heure où la tension militaire grandit : « rétablir l’Etat à la fois dans son autorité et dans la confiance nationale », voilà quel serait son programme. Rien de plus, et rien de moins, serais-je tenté d’ajouter.
Les ralliements s’ensuivent, mais le Gouvernement Pfimlin se cabre. Le Général demande alors discrètement au commandement militaire d’Alger de lui envoyer un émissaire qui lui rende compte de la situation. Débarquent ainsi à Colombey-les-Deux-Eglises le général Dulac flanqué de quelques subordonnés. Le message est clair : si De Gaulle est empêché de prendre le pouvoir, l’armée décidera d’agir en métropole.
Le 24 Mai, coup de théâtre ! La Corse tombe aux mains des rebelles d’Alger. Pierre Pfimlin, encore soutenu par l’Assemblée, tente alors le compromis avec De Gaulle. Il veut obtenir de lui qu’il désavoue Alger et le débarquement en Corse. Vœu illusoire, puisque c’est d’Alger, de ses insurgés que le Général tient sa chance de revenir aux manettes. Condamner l’insurrection, ce serait pour lui rentrer dans le rang. Une rencontre secrète entre Pfimlin et de Gaulle se tient dans la nuit du 26 au 27 Mai, au parc de Saint-Cloud. Il n’en résulte rien, sauf que, le lendemain, de Gaulle publie un communiqué où il déclare : « j’ai entamé hier le processus régulier nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain … ».
Pfimlin est comme sidéré, mais, sur le conseil du Président Coty, il ne va pas jusqu’à désavouer celui qui l’a manipulé. En aurait-il eu la force et les moyens, rien n’est moins sûr. De Gaulle, toujours à l’aise dès qu’il s’agit de mener une guerre de mouvement, va même dans son communiqué demander à l’armée sur le ton du commandement de rester disciplinée, comme s’il était déjà au pouvoir : « j’attends des forces terrestres, navales et aériennes présentes en Algérie qu’elles demeurent exemplaires sous les ordres de leurs chefs ».
Le mercredi 28 Mai, plusieurs centaines de milliers de personnes défilent de la Nation à la République contre de Gaulle, à l’appel des journaux de gauche ; on voit bien côte à côte des radicaux, des communistes, des socialistes, des républicains sommes toutes classiques, mais les leaders politiques ne sont nullement d’accord sur la solution à trouver à la crise. Ce même 28 Mai, Pfimlin démissionne et le Président de la République René Coty décide de faire appel au Général de Gaulle , déclarant : « le pays étant au bord de la guerre civile, je me suis tourné vers le plus illustre des Français, vers celui qui, aux heures les plus sombres de notre histoire, fut notre chef pour la reconquête de la liberté et qui refusa la dictature pour rétablir la République » . Puis, convaincu qu’il est , lui René Coty, que De Gaulle est la seule solution, il annonce, pour parachever le tout qu’il démissionnera si De Gaulle n’est pas investi !
En moins de quinze jours, en deux communiqués et une conférence de presse, De Gaulle a réussi une sorte de guerre-éclair. Non sans raisons objectives. On saura plus tard que les généraux et les colonels d’Alger avaient effectivement conçu une sorte de coup d’Etat militaire qui viendrait conclure une opération baptisée du terme de « Résurrection ».
Cette conquête du pouvoir, réalisée en à peine deux semaines, n’a guère qu’un précédent dans notre histoire : celui du 18 Brumaire déclenché par Bonaparte pour mettre fin au désordre de la fin des années révolutionnaires.
Si De Gaulle était aussi clair que cela dans « ses manières de faire », c’était sans aucun doute parce qu’il savait bien qu’il faudrait résoudre la question algérienne, mais parce qu’il avait deux autres idées en tête : doter notre pays d’un régime politique qui, à ses yeux, puisse être approprié et efficace, accélérer le développement de son économie, notamment en l’ouvrant à un monde nouveau qui verrait apparaître de toutes nouvelles formes de puissances.
Par deux fois, De Gaulle s’était montré un homme providentiel. En Juin 40 et en Mai 58. Il lui incombait maintenant de montrer qu’il était un homme d’Etat à part entière, maître des situations, définissant et mettant en œuvre une stratégie, et jugé comme tel par les Français.
Avec le recul du temps, on peut considérer qu’il s’en tint quatre ou cinq ans durant à ces trois priorités, qu’il les fit progresser concomitamment, et que tous ces progrès sur chacune de ces trois thématiques furent alors si manifestes qu’il ne se trouva alors personne, ou presque personne, pour venir le lui contester.
Au risque d’une fois encore schématiser , tentons à présent d’en rendre compte en nous appuyant sur quatre ouvrages disponibles en librairie : le « Charles de Gaulle, un rebelle habité par l’histoire » de Michel Winock , déjà longuement cité ; la biographie d’Eric Roussel parue sous le titre tout simple « De Gaulle » ; le « C’était De Gaulle » d’Alain Peyrefitte, rassemblant les compte-rendus d’entretiens que Peyrefitte eut avec De Gaulle des années durant ; et enfin le plus récent ouvrage de Franz-Olivier Giesbert , intitulé « Le sursaut » et plus spécifiquement consacré au traitement de la question algérienne.
Commençons justement par évoquer cette question. C’est celle qui a provoqué l’arrivée de De Gaulle au pouvoir, c’est celle qui menace de plonger le pays dans une crise totalement inédite. Grâce aux travaux de bien des historiens, mais surtout grâce aux compléments d’analyse apportés par le livre de Giesbert, on est désormais clairement capable de comprendre comment De Gaulle a analysé la question, et surtout comment ses positions ont évolué au fur et à mesure des années.
Avant de revenir au pouvoir, De Gaulle a quatre certitudes :
- Les mouvements de décolonisation sont en marche, partout dans le monde Vouloir maintenir à toutes forces l’Algérie au sein de la République Française est au choix une erreur ou une illusion. Toutefois les décolonisations sont pour nous plus difficiles que pour les Anglais, car eux ont toujours plus reconnu les différences de races et de cultures que n’ont su le faire les Français ;
- L’histoire, la nôtre, mais pas seulement la nôtre, montrent que les révolutions dévorent les gens raisonnables.
- Deux solutions sont donc possibles , concernant l’Algérie : soit un pacte associatif soit l’indépendance. De Gaulle espère encore pouvoir œuvrer en vue de la solution du pacte associatif, mais craint clairement qu’il ne soit déjà trop tard pour y parvenir.
- Enfin il a été mis en garde par Malraux dans une note du reste stupéfiante datant de 1956 (!) , la poussée islamiste est déjà en marche et constituera un rôle majeur dans le monde à venir. Je dis bien note majeure, car on y voit pratiquement décrits tout ce qui adviendra par la suite, au moins avant les attentats du World Trade Center.
Malraux y pointe en effet : « c’est le grand phénomène de notre époque que la violence de la poussée islamique. Sous-estimée par la plupart de nos contemporains, cette montée de l’Islam est analogiquement comparable au début du communisme au temps de Lénine. Les conséquences de ce phénomène sont encore imprévisibles ». Avant même que de prédire, toujours dans cette incroyable note : « les données actuelles du problème portent à croire que des formes variées de dictature musulmane vont s’établir successivement à travers le monde arabe », ou de dire en bref, il sera plus important pour beaucoup d’être musulman que d’être riche au sens que ce mot a en Occident.
Dès lors qu’il est parvenu au Pouvoir, De Gaulle perçoit bien que la rébellion algérienne est si vive qu’il ne trouvera aucun allié du côté de l’Algérie pour aller dans cette direction du pacte associatif. Et s’interroge : les Pieds-Noirs présents en Algérie n’ont-ils pas nourri des décennies durant ce ressentiment ? Sans doute espèrerait-il maintenir les intérêts français au Sahara , mais était-il bien réaliste de pouvoir l’espérer ? Dès lors qu’il s’est en fait convaincu des réponses qu’il apporte à ces deux questions, il sait en fait vers quoi il faut aller et ne se dérobe pas. Toujours ce courage, où la rigueur des raisonnements , le respect des vérités qui comptent occupent une place si centrale.
Comme il ne peut lui-même dire trop vite que seule la solution de l’indépendance est crédible, il ne laisse pas trop vite voir vers quelle solution on devrait se diriger. Ce que tous ceux qui l’approchent, français comme étrangers, ressentent comme une indécision … En bon français, on pourrait dire qu’il laisse les choses mûrir avant de faire mouvement. Soit l’exacte attitude inverse de celle qu’il a coutume de célébrer.
Puis, et je vous en passe les détails , mener les négociations avec ses interlocuteurs algériens, de manière à faire apparaître que lui aussi aura besoin de faire légitimer sa propre politique par un référendum. Contre les militaires, attachés à l’Algérie française , qui n’auront rien compris « au film », et déclencheront même un putsch qui sera condamné à échouer . Détail révélateur de tout ceci : quand le putsch d’Alger est déclenché, tout son entourage panique devant les évènements, tandis que lui lâche un laconique : tout cela n’est que tempêtes dans un verre d’eau.
Venons-en à son second objectif : doter la France d’un régime politique qui soit à la fois approprié et efficace. Nous l’avons déjà dit, l’essentiel pour De Gaulle est de donner à la France le moyen d’avoir un exécutif fort, sans pour autant la priver d’être une réelle démocratie. C’est paradoxalement de la guerre d’Algérie que De Gaulle va tirer la possibilité de bâtir une nouvelle République, la 5ème , ainsi que nous la nommons encore. Quelles que soient leurs opinions sur le Général, tous les historiens ont de cette genèse la même lecture. Laquelle est si claire que nous ne risquons pas de nous y perdre.
Sans la guerre d’Algérie, « la traversée du désert » de De Gaulle se fût poursuivie et la 4ème eût continué sa route vaille que vaille. En ce sens , la Constitution que nous pouvons qualifier de gaullienne – nul ne le conteste –, cette constitution a été la fille des tensions vécues en Algérie, ou venues de ce qu’elles auront engendré. Les deux sujets – l’Algérie et la Constitution – se sont donc trouvés liés l’un à l’autre, ainsi que nous allons à présent le préciser.
Au départ de tout cela, l’Algérie ne semble jouer qu’un rôle tout à fait secondaire. L’opinion a ratifié , par le référendum du 28 Septembre 1958, le rehaussement du pouvoir exécutif. Un pouvoir qui n’est plus dilué, mais personnalisé. Un Etat qui ait une tête ; un chef, reconnu par la nation et qui sera le garant de ses destinées. Mais le Chef doit pouvoir s’appuyer sur le peuple. Chaque fois qu’il le jugera utile ou nécessaire, ce Chef pourra demander au peuple de s’exprimer par voie de référendum. Chaque fois que la situation semblera le demander, le Chef de l’Etat pourra disposer de pouvoirs exceptionnels pour faire face à la « crise ».
Toutes ces choses s’appliqueront à propos de l’Algérie. Le référendum de Janvier 1961 confirmera que le peuple français approuve la politique préconisée par le Général, à savoir le droit donné aux populations algérienne de décider par elles-mêmes de leur avenir. Lorsque surviendra le putsch des généraux, le Général disposera de tous les moyens pour y mettre fin. Lorsqu’enfin les négociations avec le FLN auront abouti, les deux ensemble, l’Algérie et la France se prononceront chacun pour les approuver ou non.
La Loi de Décembre 1962, aboutissant à ce que le Président de la République soit désormais élu au suffrage universel, fait clairement suite à l’attentat du Petit-Clamart. Si le chef de l’Etat doit avoir une telle importance dans l’organisation française, c’est le peuple qui doit le choisir. Son élection ne saurait être le simple vœu de notables, ou la conséquence de combinaisons politiques entre Partis.
Si enfin le Président de la République considère que l’Assemblée Nationale est un frein abusif ou rédhibitoire face à la Gouvernance de la Nation, il a le droit de provoquer sa dissolution, mais il se doit d’accepter les conséquences d’un nouveau vote, et donc soit appeler un nouveau Premier Ministre issu de ce vote soit démissionner lui-même.
Tels sont donc les principaux principes mis en œuvre par le Général, et dont il fera usage jusqu’à la fin de son mandat de Président de la République.
On a moins prêté attention, surtout avec le temps qui aura passé , à la troisième priorité que De Gaulle avait en tête en 1958 : accélérer le développement de l’économie française.
Ce qu’il dit à propos de l’économie est tout sauf ambigu : « l’efficacité et l’ambition de la politique sont conjuguées avec la force et l’espérance de l’économie » ; c’est la puissance d’une économie qui définit désormais la puissance d’une nation, tout autant que ne le font ses atouts dans le domaine du militaire. Et ce qu’on qualifie de politique sociale ne précède pas le développement d’une puissance économique, mais lui fait suite. En langage plus moderne, on pourrait dire que deux credo sont infiniment présents dans son esprit : « il ne peut y avoir de politique étrangère forte sans une économie dynamique, une société apaisée et des finances assainies »*, ou encore « un pays fracturé, qui ne semblerait plus s’aimer ni croire à son destin , ne pourrait qu’aller à sa perte »*.
Techniquement, tout cela conduit à vouloir agir sur la stabilité et la solidité de la monnaie, l’équilibre du budget, la limitation de l’endettement et la lutte contre l’inflation. Quatre domaines sur lesquels il est aujourd’hui facile de repérer comment il aura pu s’y prendre.
*Formulations que nous devons à un livre récemment paru sous la plume d’un de nos grands ambassadeurs des décennies récentes, Maurice Gourdault-Montagne.
On a justement souligné combien il s’était appuyé sur l’expérience et les intuitions de Jacques Rueff. Ancien directeur du Trésor sous le Front Populaire, devenu depuis sous-gouverneur de la Banque de France, Rueff a toujours combattu les idées keynésiennes selon lesquelles il faudrait, pour aller de l’avant, dépenser l’argent que l’on n’a pas encore gagné. La dette et le déficit sont aux yeux de Rueff deux doux poisons dont on ne se méfie pas assez, mais qui peuvent vite tourner à l’addiction. Rueff tire de tout cela deux impératifs : la lutte contre l’inflation et la recherche de la stabilité monétaire. Auxquels De Gaulle va adhérer sans réserve aucune.
Concrètement, De Gaulle et son gouvernement vont commencer par provoquer une dévaluation qui va permettre de rétablir la balance commerciale et même aussi la balance des paiements . Dans la foulée on adoptera un budget dégageant lui-même un excédent des recettes sur les dépenses et jouera sur la politique de fixation des prix pour contenir au mieux l’inflation. Un emprunt public faisant appel à l’épargne disponible en France, emprunt assorti d’avantages fiscaux, complètera le dispositif et visera à garantir les Pouvoirs Publics contre une quelconque vulnérabilité financière.
Cette politique est rude, et De Gaulle le dit sans ambages à la télévision qui vient de naître : « sans l’effort de remise en ordre, avec les sacrifices qu’il requiert et les espoirs qu’il comporte, nous resterons un pays à la traîne, oscillant perpétuellement entre le drame et la médiocrité ».
Le succès de cette politique sera pourtant patent, pas seulement parce que les spécialistes le comprendront, mais aussi et surtout parce que tous pourront le constater. La croissance économique sera au rendez-vous, plus importante en France au début des années 60 que dans tout autre pays européen. L’inflation, qui côtoyait les 15% avant l’arrivée du Général, redescendra vite en dessous des 7% . Le Gouvernement pourra même se féliciter de remplacer le solde des emprunts publics contractés par le passé auprès de fonds américains.
Sans doute De Gaulle bénéficie-t-il des effets positifs de la constitution du Marché Commun, et de prix de l’énergie qui sont alors bas en regard de ce qu’ils deviendront par la suite. Il n’empêche : les résultats sont là. De Gaulle s’en inquiète même en 1962-1963. Les Français, prévient-il en Conseil des Ministres, vont vouloir profiter de cette embellie économique et financière pour en vouloir toujours plus. Sans doute ne prend-il pas lui-même ces avertissements trop au sérieux : il ne tardera pas à constater ô combien ils pèseront dans les années qui suivront…
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Ces objectifs une fois atteints, De Gaulle va déléguer ce qu’on appellera la « politique intérieure » à son Directeur de Cabinet, Georges Pompidou, qu’il promeut comme nouveau Premier Ministre, s’adjugeant ou s’arrogeant les sujets dits de « politique étrangère ». Sujets auxquels il s’est indiscutablement frotté de par le passé. Sujets pour lesquels il est donc tout sauf un néophyte.
Rendre compte de ses analyses, de ses désolations comme de ses déclarations marquantes n’est pas chose aisée. D’abord parce qu’en ces périodes de guerre froide les choses n’étaient pas plus simples qu’elles ne le sont aujourd’hui. Ensuite parce que fatalement, logiquement on se demande ce qu’il en est resté, ce qui bien évidemment fait sens, mais ne lui est pas forcément imputable. Tentons donc de nous y repérer, à défaut de vouloir et a fortiori prétendre avoir su parler de tout.
Même si la victoire de 39-45 fut loin de lui être due, il y a participé, surtout dans les douze derniers mois, et nul ne viendra lui contester d’avoir été à la table des vainqueurs, quand l’armistice fut signé. Son histoire personnelle était désormais aussi largement connue : beaucoup savaient la plupart des situations qu’il avait connues et affrontées toute la guerre durant. Sans qu’on ait besoin de beaucoup argumenter pour le prétendre, il fait alors partie des « Grands » de ce Monde. Tous, y compris ses ennemis, lui reconnaissent un talent hors normes. Comment en aurait-il pu être autrement ?
Poursuivons nos investigations. De Gaulle, me semble-t-il, marque l’après- guerre parce qu’il a fait de la France une puissance atomique. Tous ceux qui ont contribué à ce qu’il en aille ainsi n’ont pas oublié que la création du CEA en 1946 lui aura été due. Il marque aussi tout le monde en disant qu’il est temps d’en finir avec les guerres entre la France et l’Allemagne, et qu’il faut au contraire bâtir et rebâtir l’Europe autour du couple Franco-Allemand. Lui et le Chancelier Adenauer marqueront ainsi l’histoire, du moins jusqu’à la fin du 20ème siècle. La solidité de ce couple devenant par la suite bien moins manifeste. François Mitterrand et Helmut Kohl l’auront en tous cas incarné tout au long de leur exercice commun du Pouvoir.
De Gaulle aura persisté à croire qu’une troisième voie pouvait être trouvée entre capitalisme et communisme. Croyance qu’il avait déjà en lui du temps de la deuxième guerre mondiale, comme en témoignent de multiples interventions qu’il fit alors sur ce sujet. Mais croyance dont il vit bien, y compris dans son seul pays, que tant de forces, politiques ou syndicales, ne voulaient point entendre parler. Mais, parce qu’il croyait avant tout que chaque peuple avait sa propre histoire, se devait de forger son propre destin, il ne se serait jamais aventuré à dire que le problème puisse être considéré ou abordé de manière universelle.
Un autre de ses regrets ou de ses constats avait déjà porté sur le fait que l’Angleterre regardait toujours plus du côté des Etats-Unis que de l’Europe. Il aurait bien voulu rêver d’une extension du pacte franco- allemand en un accord tripartite entre anglais, allemands et français. Il pressentait pourtant que cela relèverait du rêve bien plus que d’un quelconque sens des réalités.
Concernant les questions de défense, il était fier de ce que la France ait refait surface, et de quelle manière, en étant parmi les premiers à disposer d’une force de frappe à têtes atomiques. La guerre de 39-45 lui avait montré que les Etats-Unis pouvaient fort longtemps s’en tenir à des positions isolationnistes … De Gaulle disposait donc d’arguments pour dire que la France devait donc être maître de sa propre défense, autant qu’elle le pourrait. Mais, lorsqu’il fut avéré que les Russes implantaient des bases de missiles à Cuba, tout près des côtes américaines, il n’hésita pas une seconde : tout cela lui apparaissait intolérable, et il le fit savoir en appuyant immédiatement les Américains. Ce que nul de par le monde ne fit alors avec tant de hâte et tant de netteté.
En fait il ne croyait pas le moins du monde que le communisme à la manière russe ait le moindre avenir, mais ne voyait pas pourquoi tous les pays du monde devraient être gérés à l’américaine. De voyage en voyage, on lui vit donc multiplier les discours analogues à celui-ci , tenu en Amérique du Sud : « notre monde, déclare-t-il ainsi devant les militaires au pouvoir en Equateur le 25 Septembre 1964, ne doit pas être orienté sur deux pôles uniquement. Bien que ces deux pôles ne soient nullement comparables – le pôle américain respecte les libertés ; le pôle soviétique peut s’effondrer s’il ne fait pas sa place à l’homme — , il est dangereux que le monde soit pris entre ces deux seules forces. Le monde est riche et varié. L’Amérique latine est nécessaire à son équilibre, tout comme l’Europe si elle sait s’unir … »
Tout cela n’était pas sans arrière-pensée. Ainsi que le souligne Denis Tillinac dans son « Dictionnaire amoureux du Général » : « il n’avait aucune aversion pour le peuple yankee dont il admirait l’énergie pionnière et le patriotisme. Mais une méfiance instinctive : la supériorité économique et militaire des Américains lui paraissait rendre possible, et même probable, un assujettissement de la planète. Or le matérialisme de l’American Way of Life lui paraissait incompatible avec les fondamentaux de la Vieille Europe. Au fond, il jugeait dangereux que les dirigeants yankee prétendent tenir le flambeau de la civilisation occidentale. Trop de puissance, trop peu de mémoire, et un culte un peu naïf de la réussite matérielle ». Bien juste pressentiment, is’nt’it ?
Son principal coup d’éclat devait survenir en cette même année 1964 avec la reconnaissance politique de la Chine. Tout cela ne lui était pas venu subitement à l’esprit.
En Juin 1962, il avait déjà déclaré à Alain Peyrefitte : « l’intérêt du monde, un jour ou l’autre, sera de parler avec eux, de s’entendre avec eux, de faire des échanges commerciaux avec eux (…) La politique du cordon sanitaire n’a jamais eu qu’un résultat, c’est de rendre dangereux le pays qui en est entouré ; ses dirigeants cherchent des diversions à leurs difficultés, en dénonçant le complot impérialiste, capitaliste, colonialiste, etc. Ne laissons pas les Chinois mijoter dans leur jus. Sinon, ils finiraient par devenir venimeux ». En Mars 1963, il reprend la même idée, toujours lors d’échanges avec Peyrefitte : « il y a quelque chose d’anormal dans le fait que nous n’avons pas de relations avec le pays le plus peuplé du monde, sous prétexte que son régime ne plaît pas aux Américains ».. Le 8 Janvier 1964, il officialise en Conseil des Ministres sa prise de position : « le fait chinois est là. C’est un pays énorme. Son avenir est à la dimension de ses moyens (…) Ce qui est sûr, c’est qu’un jour ou l’autre, peut-être plus proche qu’on ne croit, la Chine sera une grande réalité politique, économique et même militaire. C’est un fait, et la France doit en tenir compte ».
A peine quelques semaines s’écoulent, les liens diplomatiques avec la Chine sont renoués et De Gaulle s’en explique, sans rien dissimuler, en Conférence de Presse.
De nouvelles pommes de discorde avec les Etats-Unis devaient apparaître avec les engagements américains dans la guerre du Vietnam. Une fois encore, tout cela ne survient pas dans la précipitation et mérite d’être relaté avec tout le détail nécessaire. C’est en effet du « De Gaulle pur jus », qu’on y retrouve.
L’historien anglais Julian Jackson conte et raconte tout cela dans la longue monographie qu’il a consacrée au Général : « l’accord négocié par Pierre Mendès France à Genève en 1954 mettant fin à la présence française en Indochine avait abouti à la division du pays le long du 17ème parallèle. Les élections prévues alors au Nord et au Sud pour décider de l’avenir du pays n’ont pour autant pas été organisées par la suite. Les tensions entre le Sud nationaliste et le Nord communiste dégénèrent bientôt en conflit ouvert. Pour aider le Sud à se défendre, les Américains commencent par envoyer des « conseillers », qui sont rejoints par des troupes américaines. Le gouvernement américain se retrouve inexorablement happé par un conflit qu’il considère comme un front important de la guerre froide ». Voilà donc pour le début de l’histoire.
Méthodique et précis, Jackson enchaîne : « dans ses mémoires écrits huit ans plus tard avec le bénéfice du recul, De Gaulle se souvient d’avoir dit à Kennedy en Juin 1961 : je vous prédis que vous irez vous enlisant pas à pas dans un bourbier militaire et politique sans fond, malgré les pertes et les dépenses que vous pourrez y prodiguer… ». En Août 1963, alors que l’engagement américain se renforce au Sud Vietnam, De Gaulle prend publiquement position à la fois contre cette guerre et pour des processus politiques qui en reprendraient la résolution. Rien n’y fait. Les Américains s’enferrent , et De Gaulle qui connaît la chanson prédit à Peyrefitte que lorsque les pertes des Gis s’accumuleront, ce sera une déroute en bonne et due forme.
Que dire de tout cela, au-delà même de tel ou tel évènement, de telle ou telle posture ?
Jusqu’en 1966, la France n’est pas seulement un pays qui se tient debout, un pays qui défend des principes mais un pays dont les constats ou les idées alimentent les rapports entre les pays. Le fait que cette parole vienne de quelqu’un qui a compté dans l’histoire du monde n’est pas pour rien dans ce pouvoir qu’elle a acquis. Mais aussi le fait que De Gaulle ait des choses à dire, et que tout cela ne soit pas que parlotes.
Si tant est que nous nous autorisions à juger aujourd’hui de l’efficacité de cette politique étrangère, je ne vois personnellement qu’un regret qu’on puisse avoir. C’est que jamais il n’ait été en position de plaider pour une défense européenne. Les Allemands, plus traumatisés qu’il n’y paraît par la seconde guerre mondiale, ne pouvaient évidemment pas en faire une priorité. Sans une implication forte des Anglais, les Français seraient bien trop seuls pour entraîner derrière eux un quelconque consensus. Ainsi le projet d’une défense européenne ne progressa-t-il point 30 ans durant … et il n’est probablement pas plus avancé qu’il ne l’était il y a déjà 30 ans.
On pourrait indéfiniment ou infiniment débattre de ce que cette politique fut en Afrique, ou ce qu’elle aurait pu ou dû être. La vérité , me semble-t-il la plus essentielle , fut que les autres pays européens s’en désintéressèrent. Laissant à la France le soin de s’en dépêtrer. Ce qu’elle ne sut pas faire, mais dont rien ne prouve qu’à elle seule, il aurait pu en aller autrement.
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Petit à petit pourtant, la machine gaulliste s’enraye ou commence à avoir des ratés à partir de 1965, peut-être même dès 1963*. Sans doute cela n’est-il visible qu’avec le recul de l’histoire. Et pourtant, peut-être parce que justement l’historien a justement le recul nécessaire pour en juger, il devient progressivement manifeste que le bel élan connu depuis 1958 tend à se dégrader.
*En France comme en Angleterre, la question des mines de charbon joua un rôle crucial tout au long des années 60 et 70. La grande grève de 63 eut sûrement une importance majeure : s’attaquer dans la France d’alors aux mineurs de charbon, c’était symboliquement s’attaquer à la classe ouvrière.
C’est d’abord, aurais-je tendance son plus proche collaborateur, Georges Pompidou qui commence à s’irriter des marottes du Général. Celui-ci, du moins c’est le sentiment qu’en a Pompidou, croit en deux « drivers », le Plan et la Parole du Général. Pour le dire plus prosaïquement, Pompidou doute qu’on puisse diriger l’économie d’un pays comme on dirigerait une armée. Une seconde lézarde, pour ne pas dire une fracture, se développe entre Pompidou et le Général, qui tourne autour du sujet de la participation ou de l’intéressement des salariés aux bénéfices d’une entreprise. De Gaulle pense que c’est là le sujet qui peut faire adhérer les Français au Capitalisme. Pompidou, qui vient des milieux financiers et qui vit les épreuves des négociations avec les syndicats français, est dubitatif, réservé, pour ne pas dire opposé. Enfin viennent s’ajouter à cela des grèves qui viennent perturber une société, plus en tensions que De Gaulle lui-même ne le pensait, ou qu’il n’était prêt à admettre.
Quoi qu’il en soit de la nature de ces différends, feutrés ou non, il n’en demeure pas moins que le Président et son Premier Ministre ne sont plus tout à fait sur la même ligne. Quand bien même bien des décisions publiques sont prises, qui ne le laissent même pas complètement percevoir.
Sur un plan qu’on pourrait qualifier de plus « politique », De Gaulle ne bénéficie plus tout à fait du même soutien populaire que celui qu’il a connu dans son premier septennat. Alors que lui-même se croit parti pour une élection facile comme Président en 1965, l’élection se révèle beaucoup plus difficile qu’il ne le pensait lui-même. Elle n’est pas acquise au premier tour, et il ne gagne au deuxième tour qu’avec 55% des voix face à un revenant en politique, François Mitterrand. Pis encore pour lui, quand on regarde de plus près tous ces résultats électoraux, De Gaulle n’a déjà plus la majorité chez les moins de 35 ans. Il ne parle plus aux plus jeunes, ou, pour être plus précis, sa parole s’adresse déjà beaucoup plus à leurs anciens qu’à eux-mêmes. Ce qui se confirmera dans les élections législatives suivantes, celles de 1967. Les partis politiques, qui avaient sombré avant 1958, refont surface : De Gaulle, qui les abhorre, ne va plus pouvoir se situer « au-dessus d’eux ».
Sur le plan de la politique étrangère, de la politique internationale, le bilan n’est guère plus rose. Trois affaires, trois thématiques vont l’illustrer successivement.
La première, l’affaire Ben Barka, peut paraître aujourd’hui bien anecdotique. Elle ne l’était pas à l’époque. Un opposant au régime d’Hassan II est assassiné en France, après y avoir été enlevé . Les enquêtes révèlent assez vite que les services secrets français ont été mêlés à l’affaire, puis qu’un ministre tours en activité au Maroc a participé à l’assassinat, voire même a monté lui-même toute l’opération. Comme toujours en ce genre d’histoires, la Presse se délecte de l’avancement de l’enquête, tandis que le Général, furieux, n’arrive même pas à obtenir du Roi du Maroc de quelconques explications. Y aurait-il quelque chose qui ne tourne plus rond dans le Royaume de France ?
La seconde affaire, autrement plus sérieuse, survient à la suite de fortes tensions entre Egypte et Israël. De Gaulle entend influencer le cours des choses en menaçant chacun des protagonistes de sanctions, s’ils entrent en guerre l’un contre l’autre. Israël n’en a cure, déclenche la guerre et la gagne en six jours. L’affaire est en fait doublement grave pour De Gaulle : d’un côté son impuissance est ressortie au grand jour, et d’un autre côté les milieux juifs ne cesseront dans les semaines et les mois qui suivent, de médire de cette inclination pro-arabes de la politique française. Et il faudra attendre en fait les accords entre Simon Perez et Anouar El Sadate, sous emprise américaine, pour qu’un espoir de paix, du reste de courte durée, naisse sur ce douloureux sujet.
Quelques mois plus tard, toujours en 1967, De Gaulle se rend au Canada. Pris par l’ambiance, subitement conquis par la volonté des Canadiens de langue française de s’émanciper du pouvoir et de la tutelle des Canadiens de langue anglaise, il se prend de passion pour leur cause et soutient de manière tonitruante leur volonté de parvenir à l’indépendance du Québec. La réaction non seulement au Canada mais dans tout le monde anglo-saxon est unanime : De Gaulle déraille et enfreint tous les usages. Imaginerait-on un Anglais ou un Américain venir plaider pour l’indépendance de la Corse ou de la Bretagne ? L’affaire est d’autant plus déconcertante qu’on ne pourrait trouver après coup de quelconque argumentaire, pour expliquer qu’il y ait pu avoir malentendu ou incompréhension. Ce que Couve de Murville, Ministre des Affaires étrangères, le si zélé des Ministres de De Gaulle depuis 1958 , est bien obligé de reconnaître en privé : « on a fait une connerie ».
Bref bref, pour le dire simplement, ces diverses affaires achèvent de montrer que l’influence de la France sur le cours des affaires du Monde est devenue bien floue. De Gaulle n’imprime plus les esprits comme il a pu le faire dans le passé. Pis encore pour lui qui s’est toujours voulu être un homme d’action, on l’accuse désormais de toujours parler, mais en fait de révéler ô combien il ne fait plus que cela. Un célèbre article de l’époque paru sous la plume de Pierre Viansson-Ponté, article célèbre puisqu’on le retrouve toujours sur le Web sous le titre « Quand la France s’ennuie », cet article le dit sans ambages : non seulement la France s’embourgeoise et s’ennuie, mais elle se banalise et ne pèse plus que très marginalement sur le cours du Monde.
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Enfin surviennent les grandes tensions de Mars à Mai 68. Tensions que personne n’a réellement vues venir, mais qui vont embraser la France.
Au tout départ on retrouve , parti de l’Université de Nanterre, un mouvement étudiant dont les autorités croient qu’il ne traduit qu’un refus de la société, telle qu’elle existe. Ce n’est pas la première fois que surgissent de tels mouvements, et je ne crois pas que les gouvernants y voient quelque chose de non-classique .
Petit à petit pourtant surgissent des slogans de ces révoltes étudiantes, qui, eux, n’ont rien de classique : « il est interdit d’interdire », « je ne veux pas perdre ma vie à la gagner », « soyez réalistes, demandez l’impossible », « prenons nos désirs pour des réalités » , ou encore « sous les pavés, la plage ».
Au terme de cette série d’évènements – je vous en passe les détails –, trois contestations vont s’entremêler :
- La première est somme toute classique : les salaires pourraient-ils ou devraient-ils augmenter ?
- La seconde est plus inédite : peut-on, pourrait-on aller vers des sociétés où l’économie exercerait moins de rôle ?
- La troisième est carrément intellectuelle et tourne autour du nietzschéo-freudisme. N’y aurait-il d’autres vérités que des points de vue ? la soi-disante morale n’est-elle qu’une utopie et, pire, un outil de castration ? Tout cela qui nous vient en fait de Nietzsche . Quant à Freud , reprenant et étendant Schopenhauer, il viendrait nous asséner que nous ne sommes que des êtres désirants, et que tout cela provient de la sexualité.
Oublions ici la première de ces contestations, à laquelle l’Etat devait répondre par ce qu’on appellera les « Accords de Grenelle ». Avec Georges Pompidou à la manœuvre, et non point le Général.
La seconde contestation laissera pantois le Général : comment pourrait-on vouloir ainsi en fait faire disparaître le rôle de l’économie ? Ce en quoi l’avenir lui donnerait raison, la dite société de consommation ne s’éteignant pas mais grandissant bien au contraire.
La troisième contestation le laissa coi : toute sa vie durant, il n’aurait même jamais pu imaginer qu’on puisse voir la vie sous cet angle, ou même qu’on puisse se poser ce genre de questions.
Aussi, très logiquement en fait (!) , il médita tout ce qu’il avait vu, ressenti ou entrevu en dégageant deux options, deux éléments de solution qui lui paraissaient devoir ou pouvoir faire sens.
La première touchait à ce qui l’avait longtemps préoccupé : comment mieux associer les salariés aux bénéfices dégagés par leurs entreprises. Sujet auquel en fait il s’était heurté toute sa vie durant. Ce qu’on appellerait plus tard les accords d’intéressement et de participation, mais auxquels il voulait donner , il aurait voulu donner une ampleur et une résonance qu’ils n’ont jamais connus. Pas plus en France que dans les autres pays européens.
La seconde « solution » consistait à vouloir compléter la démocratie par un Sénat rénové » qui comprendrait toujours des élus régionaux, mais serait élargi aux syndicats tant patronaux que sociaux et à des forces intellectuelles de premier plan.
Logique avec lui-même, il fit appel au référendum pour que le peuple se prononce sur ses deux propositions. Personne ne l’ayant vraiment soutenu, ni sur la première idée ni sur la seconde, il décida dans la foulée … de se retirer, mais dans la dignité.
A peine un an après, il s’éteignait, toujours dans la plus extrême des dignités. Espérant que l’Histoire retiendrait qu’il avait été utile à son pays tout au long de sa vie …
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