Claude Riveline, professeur, chercheur et maître

J’ai fait la connaissance de Claude Riveline À 1000 mètres sous terre, à Hénin Liétard. Alors jeune professeur d’exploitation des mines, il nous a guidés dans un boyau de mines étroit avec mes deux camarades, Jacques Attali et Thierry de Montbrial, dans le cadre de notre formation au Corps des mines. 

Le professeur

C’était une épopée mais ce qui m’a marqué à l’époque, c’était de découvrir le cours d’évaluation des coûts, qui a piqué ma curiosité. Je vous explique l’idée avec un exemple que j’ai utilisé plus tard quand je donnais des cours d’évaluation des coûts et qui suscitait des discussions passionnées.

Supposons vous proposiez à un ami d’aller aux sports d’hiver avec lui dans sa voiture. Si à la fin du périple, il calcule ainsi ce que vous lui devez : « Je te facture le coût du km en prenant en compte l’essence, l’huile, l’usure des pneus, l’entretien, le coût d’amortissement de la voiture, le coût de l’assurance et des frais de parking » il y a de grandes chances que vous lui disiez : « Je croyais que tu étais mon ami ! ». S’il répond : « Mais je ne fais que de te facturer le coût complet », vous pourrez lui répondre « Je me considérais comme ton ami et c’est pour cela que j’étais bien bon de te proposer de partager l’essence, alors que ta consommation avait à peine augmenté du fait de ma présence. » La discussion peut encore beaucoup rebondir : « Et si tu avais pris ta voiture ou le train ? Etc ».

Supposons maintenant que vous alliez ensemble de nombreux week-ends aux sports d’hiver avec sa voiture et que vous passiez tout l’été ensemble. Ne lui verser que la moitié du prix de l’essence pourrait être considéré comme abuser de sa bonne volonté. Si, finalement, vous épousez cet(te) ami(e), il ou elle vous exploiterait en ne prenant en charge que la moitié de l’essence de la voiture du foyer.

Cet exemple résume l’idée : on ne peut pas définir le coût d’un bien, ou plutôt son juste prix, indépendamment de l’usage qui en est fait (est-ce une décision unique ou une décision qui se répète par exemple), et la juste définition, au sens de la justice, est une question de points de vue. 

Le cours d’évaluation des coûts développe cette idée avec beaucoup d’exemples éclairants. L’examen final donnait lieu à des exercices qui faisaient beaucoup réfléchir, la copie étant notée sur 100 au point près. C’était une fascinante déconstruction, rigoureuse et méthodique, des fondements du calcul économique et de la comptabilité. Claude Riveline se faisait un point d’honneur à ce que son cours ne soit pas rendu obligatoire, et avait la satisfaction de voir que tous les élèves s’inscrivaient à ce cours facultatif. C’est le cours le plus souvent réédité, le plus téléchargé, et de loin, depuis qu’on peut trouver les cours de l’École sur Internet. Si vous demandez à un ancien élève de l’École comment on calcule de coût d’un bien, il vous dira : « Le coût d’un bien n’existe pas, voyons ! »

Le chercheur

C’était aussi un chercheur à l’esprit de découvreur. À la fin des années 1960, avait déferlé en France la mode de la gestion scientifique qui venait des États-Unis. Dans Le défi américain, Jean-Jacques Servan-Schreiber affirmait ainsi en 1967 que nous serions submergés par l’Amérique si nous ne nous formions pas vite à leur management science. J’ai donné des cours en ces matières en 1968 à l’École des mines et c’étaient les seuls cours pour lesquels les élèves “séchaient” les barricades. Gouverner grâce aux mathématiques avait de quoi les séduire puisque cela signifiait utiliser ce qu’ils maîtrisaient le mieux, les mathématiques, pour faire ce à quoi ils aspiraient le plus, exercer le pouvoir.

Les “bons” modèles 

Mais Claude Riveline disait à l’époque : « j’ai des doutes : le réel ne se laisse pas ainsi enformer dans les mathématiques ». Il avait d’ailleurs créé avec des élèves de troisième année de l’École des mines une option exploitation des mines dans laquelle les élèves essayaient d’utiliser sur le terrain des mines ces méthodes nouvelles. Cela conduisait parfois au succès, mais souvent à des désillusions. Pour en avoir le cœur net, il proposa d’explorer de manière méthodiques cette question en créant le Centre de gestion scientifique, dans lequel de jeunes chercheurs, dont j’ai fait partie, allaient essayer sur de terrains divers d’utiliser ces méthodes modernes. Nous nous définissions comme des créateurs des bons modèles. Assez rapidement il est apparu que cette quête risquait d’être vaine : pour quelques succès nous rencontrions souvent l’échec en faisant face à des résistances qui paraissait un peu mystérieuse. Avions face à nous des personnes hostiles au changement ou des esprits rétrogrades ? 

Pas si sûr et l’idée de génie qu’a eue Claude Riveline à l’époque a été de dire qu’il fallait étudier ces comportements d’apparence paradoxale pour mieux les comprendre. Finalement, avec nos modèles nous étions entrés dans l’intimité des entreprises, un peu comme un plombier accède à la salle de bains, la partie la plus intime de la maison, et découvrions des faits de gestion dont on ne trouvait guère trace dans la littérature académique de l’époque.

Je n’aborderai pas ici tous les thèmes qu’il a développés mais je ferai deux haltes: les comportements paradoxaux, le triptyque mythe-rite-tribu

Les logiques paradoxales

Les chercheurs ont résisté un temps à ce changement de perspective proposé par Claude Riveline, puis il a dégagé une piste d’analyse, toujours à nouveau d’exploitation des mines. Un phénomène l’intriguait : la production des puits de mine était constante ce qui était tout à fait anormal. En effet les veines exploitées par les mineurs avaient des qualités très variables. Dans certains cas l’exploitation était très difficile et la productivité s’en ressentait, alors que dans d’autres cas le filon se présentait tellement bien que c’était un bonheur que de l’exploiter. Dès lors pourquoi la production était-elle la même d’un jour à l’autre ? 

L’explication a été trouvée dans le système de jugement auquel étaient soumis les mineurs. À l’époque, les mines étaient dans une situation difficile et toute tonne de charbon perdue était une perte financière, et la direction générale suivait de près chaque jour la production de chaque puits de mine. Quand elle était inférieure à celle de la veille, la direction disait : que se passe-t-il ? et il n’était pas bon d’avoir des explications à donner. Si elle était supérieure à la veille, la direction risquait de dire de continuer à faire de même et on se préparait des lendemains difficiles. Tout allait bien quand rien ne changeait, et donc les mineurs, et leur hiérarchie, faisaient sorte que rien ne change. Mais comment faisaient-il ? Le procédé était simple et assez clandestin. Ils commençaient chaque jour par exploiter les mauvais filons, puis en fonction de l’avancement de l’exploitation, ils passaient sur les bons filons dans le cours de la journée pour arriver à ajuster l’objectif. C’était très logique et d’ailleurs tous faisaient pareil. Et c’est ainsi qu’on a fermé les mines avec les meilleures ressources au fond. Cela a donné lieu à une célèbre formule proposée par Claude Riveline : les gens se comportent en optimisant les critères selon lesquels ils se sentent jugés.

On pourrait dire que ce qui est valable dans les mines ne se retrouve pas ailleurs, mais bien au contraire les travaux du Centre de gestion scientifique et ceux du Centre de recherche en gestion de l’École polytechnique, que j’ai eu l’honneur de diriger, ont montré la fécondité de cette idée. Si j’avais plus de temps je vous montrerais comment les hôpitaux sont torturés par les critères de gestion que l’on y utilise ; comment la recherche est menacée de sclérose par l’abus du décompte des publications ; comment l’enseignement est menacé de déstructuration par l’abus de classements dont le plus célèbre est le classement de Shanghai ; comment les gouvernements sont prisonniers quand le peuple se saisit de critères simples comme le nombre de chômeurs ou l’évolution de l’inflation, ainsi que l’a montré Claude Riveline dans un célèbre article « Les lunettes du Prince ».

C’est ainsi un courant de recherche important, qui s’est développé depuis l’École des mines et l’École polytechnique. Si vous demandez à un anciens élèves de l’école des mines : « Comment se comportent les gens ? », beaucoup vous répondront « en fonction du critère selon lequel ils se sentent jugés ».

Rites-mythes-tribus

Si ce n’est plus la rationalité économique qui guide les comportements, si chacun optimise localement les jugements dont ils se sent l’objet, ce qui donne lieu à des affrontements réguliers, qu’est-ce qui fait que ça marche ? Claude Riveline a proposé de l’expliquer par un triptyque rites-mites-tribus. 

Comme cette idée est abstraite je vous propose un exemple. Un de mes amis me rapportait que sa grand-mère, une châtelaine généreuse et bien aimée du village, lui dit un jour en colère, reprenant ce qui se disait autour d’elle : « je ne trouve plus personne pour ramasser mes fraises, et avec toutes ces aides pour le chômage, les gens n’ont plus envie de travailler. C’est la flemme qui se répand partout ». Le petit-fils lui répond : « la flemme? Comment alors expliquer que des milliers de personnes se sont inscrits pour la course Paris-Brest-paris à vélo ?»

Je me suis interrogé sur cet exemple avec le triptyque mythe-rite-tribu. 

Mythe : si quelqu’un vous dit j’ai fait Paris-Brest-Paris à vélo vous allez le regarder comme une personne considérable ; mais s’il vous dit qu’il a trouvé un emploi pour ramasser des fraises, vous risquez de lui dire : « tu n’as rien trouvé d’autre ? » 

Rite : Pour réussir une épreuve aussi exigeante que Paris-Brest-Paris à vélo, il faut s’entraîner régulièrement et pour cela s’inscrire dans un club qui propose des sorties régulières.

Tribu : On sort en peloton, en tribu en quelque sorte. Chacun s’y sent quelqu’un : Untel est un blagueur invétéré, un autre a toujours le matériel dernier cri, tel autre est le roi des descentes,  un autre encore parle sans cesse de ses enfants, etc. Chacun est connu pour sa singularité, et c’est manifestement très important pour tous.

Mythe-rite-tribu : on fait ainsi partie de la glorieuse famille des héros de la petite reine, mythe magnifié chaque année par un rite de retentissement mondial, le Tour de France.

Par rapport à cela les ramasseurs de fraies n’ont rien pour eux. Pas de belle histoire à raconter : on apprend d’ailleurs régulièrement que les fraises françaises sont jetées au fossé car elles sont deux fois moins plus chères que les fraises espagnoles. Pas de tribu : le ramassage des fraises dans les grandes exploitations est loin du modèle familial d’antan. Il existe donc bien d’autres manières de vivoter que de ramasser les fraises, métier par ailleurs fort mal payé.

Lors de conférences auprès de dirigeants d’entreprises, quand  je leur dis de réfléchir à la question de savoir si leur personnel se sent plutôt proche de la masse informe des ramasseurs de fraises ou de la glorieuse famille des héros de la petite reine, cela les fait beaucoup travailler… Un jour l’un d’entre eux m’a toutefois dit: « Je ne suis pas d’accord avec vous pour les fraises de Plougastel : ce sont les meilleures et d’ailleurs on fait la fête pour les célébrer ». À quoi j’ai répondu : « Si vous faites la fête, vous devez trouver facilement des gens pour les ramasser et même des bénévoles. Mais réfléchissez à la question suivante : est-ce qu’on fait la fête des fraises à Plougastel parce ce sont les meilleures ou c’est là qu’elles sont les meilleures parce qu’on leur fait la fête? »

C’est une grille d’analyse éclairante, qui se heurte toutefois à de sérieuses résistances.  Le terme de tribu évoque en effet celui de mafia, ou de guerres tribales, le terme de mythe celui de baratin (d’ailleurs ce peut être du baratin quand les entreprises définissent aujourd’hui leur « raison d’être »), et on n’aime pas les rites parce que ça évoque, le rituel, l’inertie, l’enfermement. 

En tout cas si dites à un ancien élève de l’École des mines : « rites, mythes …» il y a de fortes chances qu’il vous réponde tribus.

Le maître

Pour conclure, j’évoquerai sa capacité de dialoguer avec autrui. J’ai pu m’en rendre compte dans la formation des ingénieurs au corps des mines.

En première année, les élèves font un stage industriel et en deuxième année un stage de recherche. Pour qu’ils tirent parti de ces expériences, Claude Riveline a proposé d’instituer le rôle de correspondant, qui doit rencontrer l’élève tous les mois et échanger avec lui une à deux heures selon un rituel précis. J’ai eu moi-même l’occasion d’exercer ce rôle, souvent avec des élèves qui faisaient des stages loin dans le monde et j’ai pu par ainsi découvrir, par l’échange, la vie et les coutumes de pays lointains. Claude Riveline était le correspondants le plus recherchés, et la direction était même tentée de lui confier les cas un peu difficiles : les élèves un peu trop extravertis ou un peu trop introvertis ou qui avaient d’autres problèmes.

En dernière année les élèves doivent faire un mémoire. Ils sont suivis par un pilote qui guide leur pas. Claude Riveline avait, comme pilote, une exigence très forte, selon laquelle les élèves ne devaient pas remettre un rapport monographique mais il fallait que ce rapport soit construit autour d’une thèse. Il ajoutait que la thèse devait pouvoir se résumer sur un ticket de métro. Même s’il écrit petit, on est obligé d’être concis sur un ticket de métro. C’est ainsi que plusieurs de ses élèves on fait des mémoires remarqués. Je pense par exemple à un mémoire sur le tourisme dont le rapport a été construit autour de la thèse suivante : le problème du tourisme en France, c’est qu’il met le personnel dans une position ressentie comme servile, ce qui est considéré comme vil dans notre culture comme l’a montré Philippe d’Iribarne dans La logique de l’honneur. Ils ont ainsi publié un livre, Tourisme : comment échapper au mythe du laquais, qui été récemment cité pour expliquer les dramatiques manques de personnel dans l’hôtellerie-restauration. 

Pour résumer, Claude Riveline a été à l’École des mines un grand professeur, un chercheur novateur et un maître qui était qui a aidé beaucoup d’élèves à trouver leur propre voie.

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