Par Andreas Bikfalvi
CHAQUE ÉPOQUE APPORTE UNE NOUVEAUTÉ DANS LA VISION DE LA SOCIÉTÉ CE QUI PERMET DES AJUSTEMENTS FORT UTILES MAIS CHAQUE NOUVELLE MODE CONNAIT AUSSI SES EXCÈS. LE REPROCHE SOUVENT FAIT EST CELUI D’IGNORER LE SENS DE LA NUANCE.
AINSI LE TEXTE CI-APRÈS EST À MÉDITER POUR REFLECHIR AUX CONSÉQUENCES DES DÉRIVES AUXQUELLES PEUVENT CONDUIRE LES EXCÈS D’UNE MODE
TRIBUNE – Un groupe de scientifiques ont signé un article dans une revue universitaire pour alerter sur l’idéologie déconstructioniste, qui cherche à substituer au critère du mérite une logique identitaire, explique le professeur de biologie cellulaire et moléculaire à l’université de Bordeaux.
Andreas Bikfalvi travaille au Bordeaux Institute of Oncology. Ses travaux portent sur le cancer et la biologie vasculaire.
Vingt-neuf scientifiques de différentes nationalités, dont moi-même, se sont levés pour s’opposer aux attaques contre le mérite dans les sciences. Dans un article publié dans la revue à comité de lecture Journal of Controversial Ideas, nous mettons en lumière l’attaque idéologique contre la science qui se déroule dans les coulisses des universités, des maisons d’édition scientifiques et des instituts et agences de financement tels que l’Institut national de la santé (NIH) et la Fondation nationale des sciences américaine (NSF).
La notion de mérite est devenue politiquement incorrecte car elle perpétuerait des inégalités notamment en excluant des minorités sociales (ethniques, sexuelles ou genrées, religieuses, etc.) de divers secteurs de la société et en particulier des universités et des institutions scientifiques.
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C’est la première fois qu’un groupe de scientifiques et intellectuels s’oppose publiquement aux tentatives actuelles de remplacer le mérite scientifique par une politique qui s’appuie sur une idéologie identitaire.
L’article, intitulé «In Defence of Merit in Science», est rédigé par une équipe interdisciplinaire de scientifiques et d’intellectuels issus d’un large éventail de domaines. Les auteurs comptent des scientifiques de très haut niveau qui travaillent aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France, en Allemagne, en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Israël, et parmi lesquels figurent des lauréats du prix Nobel (Dan Shechtman, chimie, 2011, et Arieh Warshel, chimie, 2013), ainsi que cinq membres de l’Académie américaine des sciences (NAS).
Fin de la réalité objective
L’article décrit le conflit actuel dans la science entre les valeurs classiques issues de la modernité et des Lumières, et une nouvelle vision du monde issue du postmodernisme, de la théorie critique dans sa version racialiste et du mouvement décolonial. La Social Justice Ideology, ou «théorie de la justice sociale», représente une nouvelle forme d’idéologie victimaire qui tend à déconstruire les acquis sociaux, scientifiques, artistiques et intellectuels de l’Occident accusés d’être l’expression d’une suprématie blanche ou hétéronormative.
Les différentes branches de la «théorie de la justice sociale» sont en tension entre elles, d’une part elles sont relativistes et transgressives (tels que la théorie du genre et la théorie queer) ou bien essentialistes (la race, même considérée comme une construction sociale, est essentialisée dans la «théorie critique de la race»), mais elles ont en commun le concept d’intersectionnalité.
Cette nouvelle vision s’oppose à l’existence d’une réalité objective et prétend que le monde ne peut être perçu qu’à travers l’«expérience vécue», qui à son tour dépend des caractéristiques immuables du scientifique telles que son sexe et son origine ethnique. Par ailleurs, selon cette vision, la science est coupable car elle aurait perpétué le racisme et le sexisme et aurait été l’instrument d’un projet colonial.
Et cela ne concernerait pas seulement le passé mais perdurerait et s’appliquerait aussi à la situation présente. Selon cette théorie, en raison de l’importance centrale de l’«expérience vécue», les scientifiques et leurs recherches devraient être évalués sur la base de leur identité de groupe (ethnie, sexuelle, genre, etc.) plutôt que sur leur mérite.
Parce que la science est basée sur la recherche de vérités objectivables, l’idéologie de la « théorie de la justice sociale » menace l’ensemble de l’entreprise scientifique
Andreas Bikfalvi
Parce que la science est basée sur la recherche de vérités objectivables, l’idéologie de la «théorie de la justice sociale» menace l’ensemble de l’entreprise scientifique. Le mérite est l’un des piliers des sociétés modernes, de l’humanisme et de la démocratie car il est basé sur les qualités et les accomplissements de l’individu qui sont indépendants de son ethnie, de son sexe ou de ses croyances.
Même imparfait, le mérite se traduit dans les sciences par de la sélection des individus, de projets ou d’articles pour leurs qualités intrinsèques. Le mérite est attaqué par la «théorie de la justice sociale», car il fait fi des appartenances aux groupes sociaux spécifiques (qui ne doivent pas entrer comme critères dans l’évaluation) et perpétuerait donc inégalité et injustice sociale.
Or, la science, fondée sur le mérite, s’est avérée efficace et a produit une meilleure connaissance de la nature qui a conduit à des avancées technologiques et à l’amélioration de la condition humaine.
Nous lançons aussi un avertissement pour la science sur le continent européen. La pénétration de l’idéologie identitaire y est en marche forcée, notamment dans les pays du Nord, mais maintenant aussi en France.
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Cette diffusion est aussi promue par certains appels d’offres de la Commission européenne, ainsi que des projets nationaux et régionaux (European Commission, Priorities for 2021-2027). La «théorie de la justice sociale» a une emprise forte sur les sciences sociales et s’est diffusée maintenant dans les sciences dures, les sciences de la nature et la médecine (STEMM). Certains chercheurs des disciplines STEMM sont devenus eux-mêmes des acteurs obsédés par la promotion des «théories de la justice sociale» dans les sciences et dans la médecine.
Cela a des conséquences importantes et entraîne: le remplacement du fondement épistémique par le «savoir» alternatif de «théorie de la justice sociale» ; la recherche obsessionnelle du racisme et du sexisme supposés partout en sciences et en médecine ; la conformité sociale et l’effacement de la diversité des points de vue en science et en médecine ; la réduction de tout différentiel de santé au racisme, sexisme, etc. ; l’introduction de la «théorie de la justice sociale» et surtout de la «théorie critique de la race» dans le programme d’études en médecine ; l’adaptation des traitements de malades en fonction de la «théorie critique de la race» et des critères de genre ; l’élimination («cancelling») des dissidents.
Il existe à présent de multiples exemples de pénétration dans les universités françaises et notamment dans les sciences sociales. Les sciences dures et la médecine ne sont pour l’instant qu’indirectement touchées. Mais pour les publications et projets de recherche sont demandées: la «déclaration des identités raciales et de genre» des auteurs ; la «déclaration de diversité, équité et inclusion» (en anglais, «DEI statement», qui demande d’expliquer comment ce travail scientifique a contribué à la «justice sociale», à la représentation des minorités, etc.) ; équilibre des citations en fonction du critère de «race» et de genre des personnes citées, etc.
Ce n’est pas obligatoire pour l’instant, mais déjà fortement recommandé.
Le mérite remis en question
Pourquoi notre article a-t-il été publié dans le Journal of Controversial Ideas et non dans une revue scientifique interdisciplinaire comme Nature, Science ou Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS)? Nous avons tenté de le publier dans cette dernière, en contrepoint à plusieurs articles publiés par la revue, qui adoptaient le point de vue de la «théorie de la justice sociale».
Mais on nous a conseillé de retirer le mot «mérite» du titre car, selon le comité de rédaction de la revue, «le concept de mérite, comme les auteurs le savent sûrement, a été largement et légitimement attaqué comme étant creux». L’article a finalement été rejeté par cette revue pour des raisons étranges, notamment parce qu’il serait «nuisible» pour les minorités. Cela nous a incités à mentionner à la fin de notre article que «non seulement la méritocratie en science est une idée controversée, mais, dans certains cercles académiques, l’existence même du mérite en tant que concept est remise en question».