Le merle blanc par Marie-Noëlle POMMIÉ

Chaque année à la fin de l’hiver, fin février début mars, le pépé venait passer une semaine ou deux à la maison pour tailler la vigne. Il venait généralement seul, la mémé restait à Esplas, retenue pour seconder mon oncle qui avait repris la ferme familiale. Mon père allait le chercher en voiture et partait dans l’après-midi, afin d’être de retour pour la traite des brebis. Il m’emmenait parfois, lorsque cela tombait un jeudi, dans la 2 CV à malle rebondie qui avait remplacé la vielle C6 à marchepieds. J’aimais particulièrement ce voyage, et la petite route qui serpentait dans des bois. Le plus souvent on ne voyait âme qui vive, sinon quelque lapin ou un lièvre qui traversaient hardiment la chaussée ou qui couraient sur les bords herbeux avant de s’enfoncer dans les bois de châtaigniers.

Je connaissais cette route par cœur, les petites côtes, les virages plus ou moins faciles à aborder, les petits ponts qui enjambaient les ruisseaux, les quelques cabanes qui la bordaient, les rares hameaux traversés. Son élément le plus remarquable était, à peu près à mi-chemin, une stèle de pierre sombre dressée sur un bas-côté, juste avant un tournant en tête d’épingle. Ce petit monument était couvert d’inscriptions que je ne pouvais déchiffrer. A chaque passage j’interrogeais mon père, pour qu’il me raconte l’histoire : « Pendant la dernière guerre, il y avait eu en ces lieux une escarmouche et des résistants avaient été tués. Leurs noms étaient gravés sur la pierre, ce n’étaient pas des gens du pays. » Il n’en disait pas plus, considérant sans doute que je n’étais pas à même de comprendre « l’escarmouche », un bien joli mot dont je soupçonnais au ton employé qu’il cachait une réalité qui l’était moins. Mon père parlait peu, et si j’arrivais à engager la conversation, c’était en racontant ce que j’apprenais à l’école, un sujet pour lequel il manifestait toujours de l’intérêt, concluant invariablement sur l’impérieuse nécessité de bien travailler : il en allait de mon avenir, tout tracé, « faire l’École Normale et être institutrice plus tard… ».

Au retour, je montais à l’arrière, et assise au milieu de la banquette, les deux mains sur l’ossature métallique des sièges avant, je regardais la route, m’attachant à reconnaître les lieux qui paraissaient toujours différents abordés dans l’autre sens. Mon père et le pépé parlaient des récoltes, du temps plus ou moins favorable, du prix des bestiaux lors de la dernière foire, et surtout de la vigne, leur passion commune. A la faveur des silences qui émaillaient ces conversations, le pépé tournait vers moi son épaisse moustache et me parlait doucement, en français, comme s’il me faisait des confidences.

Non loin de Coupiac, il me montrait l’embranchement de Moussac, « une propriété dont il connaissait bien les habitants, de gros paysans qui avaient beaucoup de terres » disait-il. J’imaginais au bout du chemin bordé d’arbres une vaste clairière de champs et de prés avec en son milieu de grandes bâtisses de pierre et une tour couverte de mousse bien verte… Au gré des passages successifs l’image se faisait plus précise, il y avait un grand jardin qui jouxtait les bâtiments, des champs de blé et dans les prés des vaches et des moutons… Lorsque bien des années plus tard, j’apprendrais que la terminaison en « ac » des noms de villages ou de lieux-dits remontait à l’époque de la colonisation romaine, c’est l’image de Moussac qui me reviendrait. Il est vrai qu’une troupe de soldats romains stationnés sous les arbres à l’entrée du chemin aurait eu fière allure…

Quelques kilomètres plus loin, après plusieurs virages qui me faisaient vaciller sur mon siège, le pépé, une pointe de malice dans la voix, s’adressait à moi : « Regarde, on va traverser, et sans barque, un ruisseau qui croise la route ». Effectivement mon père ralentissait et la 2CV franchissait sans heurts un filet d’eau bien fourni qui s’écoulait hardiment dans une tranchée creusée à même la chaussée. Mon père faisait toujours le même commentaire « Mais comment les envoyés ont-ils pu laisser faire cette coupe en travers de la route ? ». Le pépé acquiesçait, et je me demandais qui étaient les mystérieux « envoyés », à l’évidence des personnages assez importants pour qu’on les désigne en français. Je connaissais un seul « envoyé », celui des textes de la messe lus régulièrement par la mémé et c’était Jésus, venu pour « enlever le péché du monde ». Une tout autre histoire… Je finis par demander des explications à mon père. En fait d’importants personnages, il n’y en avait qu’un, et c’était l’agent voyer, censé encadrer le travail des cantonniers. A la faveur des sonorités occitanes, il était tombé dans mon oreille d’écolière transfiguré en plusieurs « envoyés » … Je l’apprendrais plus tard, l’interdiction de faire des saignées dans le corps de la chaussée afin d’assurer l’écoulement des eaux est bien inscrite dans un règlement de 1835 relatif au travail des cantonniers…

Lorsque le jour baissait, bercée par la conversation des deux hommes, je me laissais aller sur la banquette à rayures grises et je regardais défiler les frondaisons des arbres qui se découpaient sur un ciel de plus en plus sombre. Mais les nombreux virages me laissaient peu de répit, et le pépé me disait alors « Allez, cramponne-toi, on va les passer ». Je devais rapidement reprendre ma posture initiale, les mains sur la barre des sièges avant. « Se cramponner », c’était un verbe qui revenait souvent, au sens propre comme au sens figuré, surtout dans la bouche de mon père : on se cramponnait, dans les travers, pour beaucoup de travaux agricoles ; il fallait aussi se cramponner pour comprendre et assimiler des notions nouvelles, en toute occasion favorable ; et le premier devoir des enfants était, bien sûr, de se cramponner à l’école… « Se cramponner » aurait toujours pour moi la couleur gris clair et la fermeté de l’ossature métallique des sièges avant de la 2CV…

« Regarde, on sera bientôt rendus, on voit le Tarn ». C’est sur un ton enjoué que le pépé saluait notre arrivée dans la vallée. Dans la clarté persévérante du jour, le souffle de la 2CV se faisait plus régulier et l’air paraissait plus doux. Aux virages anonymes et peu amènes succédaient les contours familiers : les contours de Saint-Dalmazy,lecontour de l’usine, le contour de Dissane. Et, aprèsle bien nommé contour de la routeque l’on abordait pour quitter la départementale, les contours de la vigne, et le dernier : lecontour de la maison

Les deux chiens accouraient joyeux, pour nous faire fête, dès que nous descendions de la voiture. Maman apparaissait alors au fond des escaliers. « Montez, papa, le café est chaud ! » disait-elle, s’adressant au pépé. Je mesurais à l’éclat particulier de ses yeux et à son sourire combien elle était heureuse de l’accueillir.

Tout le monde rentrait et la mémé servait le café fait de frais dans sa cafetière émaillée à liserés bleus et à décor de fleurs qu’elle avait ramenée de Paris au début du siècle. A l’ordinaire, le café était servi réchauffé dans une petite casserole cabossée et la cafetière restait sur la desserte près de la cuisinière. Mais il y avait le pépé, et pour l’occasion, je pouvais admirer à loisir, là, trônant sur la table, la cafetière et ses bouquets de trois fleurs aux couleurs anciennes. Avec leurs pétales mauves et leur pistil brun entouré d’étamines jaune pâle ces fleurs aristocratiques ressemblaient à des yeux grands ouverts. J’étais transportée dans un autre temps, celui du Paris de 1900 que me racontait la mémé : le Zouave du pont de l’Alma, le Jardin des plantes, le Champ de Mars, Félix Potin…

Le voyage toutefois ne durait pas. La conversation allait bon train autour de la table et captait rapidement mon attention. Les sujets étaient nombreux et variés, graves ou anecdotiques : un véritable tour d’horizon de l’actualité de la famille, du voisinage et des travaux agricoles en cours. Ma mère, plutôt discrète à l’accoutumée, s’exprimait sans retenue. Elle m’apparaissait sous un autre jour.

Et, fait inhabituel, ce n’étaient pas la maman, le papa, le pépé et la mémé qui conversaient mais Simone, Marc, Joseph et Léonie. D’ordinaire, ces prénoms étaient rarement prononcés, tout juste précisait-on parfois, pour les grands parents : le pépé d’Esplas, la mémé de la maison… Et là, ils sonnaient à mes oreilles. Simone, Marc, Joseph, Léonie : de vrais personnages, avec leur part de mystère, et une autre vie que celle que je partageais avec eux. Ils faisaient vraiment cercle autour de cette table que mon père avait voulue ronde, rompant avec la tradition des tables de ferme massives et rectangulaires, au motif qu’autour d’une table ronde « on pouvait toujours rajouter une assiette ». A l’évidence les quatre protagonistes s’exprimaient en toute liberté, dans un mélange de sérieux et de légèreté. Un moment de partage privilégié, comme une parenthèse enchantée dans une vie dominée par le travail et des contraintes de tous ordres.

Quand venait l’heure de la traite, mes parents partaient pour l’étable. La mémé s’affairait alors pour préparer le repas du soir, « de la bonne soupe neuve avec un os », tandis que le pépé s’asseyait avec moi au coin du feu. L’atmosphère me redevenait familière. La conversation se faisait plus tranquille, ponctuée par des moments de silence au cours desquels le pépé me caressait les cheveux en souriant. Ils s’entretenaient de leur santé, de leurs occupations quotidiennes, le pépé donnait des nouvelles de la mémé Marthe restée à Esplas. Ils parlaient aussi de l’ancien temps et évoquaient des souvenirs communs, me gratifiant parfois d’une fable de La Fontaine ou de quelque conte du Drac que j’affectionnais particulièrement.

Les jours suivants, je retrouvais le pépé en fin de journée, à son retour de la vigne. Il arrivait, un fagot de sarments sous le bras, et disait invariablement, s’adressant à la mémé : « Vous savez, Léonie, j’ai les mains gelées ». Après avoir déposé son fardeau dans le coin de la cheminée, il attrapait une chaise et la calait vigoureusement près du feu, une main sur le dossier, l’autre sous le siège, repoussant au besoin le tas de bois. Il s’asseyait alors et, le buste penché en avant, tendait lentement ses deux mains ouvertes vers les flammes. Immobile dans sa vieille canadienne, avec son chapeau de feutre noir et ses mains tellement calleuses qu’on aurait dit des griffes écaillées, il ressemblait à un dragon bienveillant dans la lumière rougeoyante du foyer. La mémé lui servait le caféqui l’attendait, bien chaud, dans la petite casserole sur le coin de lacuisinière. Elle lui demandait, invariablement où il en était de la vigne, et quelle que soit sa réponse « au fond de la combe », « de l’autre côté », « à la vigne lointe » … elle commentait, admirative : « Joseph, vous êtes un maître pour la taille… ».

Je l’observais en silence et au bout d’un moment, invariablement, quand il s’était un peu réchauffé, il se tournait lentement vers moi : « Viens me voir, Nêne, que je te raconte ». Il me juchait sur ses genoux, ses mains d’écaille à présent réchauffées emprisonnaient doucement les miennes et il commençait : « Tu sais, je compte les yeux des pieds de vigne : un, deux, trois, et je taille. Comme ça, la vigne donne plus. Et après, tu sais, là où j’ai coupé, la vigne pleure, et elle repart, les yeux que j’ai laissés débourrent… ». Le cycle hivernal et printanier de la vigne, avec ses yeux : les bourgeons, ses larmes : la sève ; et ensuite les nouveaux rameaux qui se développent, les petites feuilles qui s’ouvrent, et enfin les fleurs qui s’épanouissent, plus tard les grappes qui se forment… J’avais appris tout cela avec mon père qui m’avait montré des croquis de la taille dans son gros livre d’agriculture aux pages fatiguées. Mais le livre et ses images n’y faisaient rien : dans la bouche du pépé, la vigne prenait une autre dimension. Avec ses rangs, ses pieds, ses yeux, ses pleurs, elle formait une communauté qu’il mettait en ordre de marche pour la conduire à l’apothéose des vendanges. Joseph était le maître de la vigne.

Le pépé continuait : « Au pied de la dernière souche que j’ai taillée, il y avait… tu ne devineras jamais, acclaté là, et qui me regardait, un merle, un beau merle, mais tout blanc, tu te rends compte un merle blanc, ça ne s’est jamais vu… J’ai voulu l’attraper et j’ai bien cru que je le tenais, mais pfft ! il a disparu, quel dommage ! Tu comprends, il faudrait des mains à plumes… ». L’histoire la plupart du temps s’arrêtait là. Parfois, le pépé ajoutait : « Mais regarde ce qu’il a laissé au pied de la souche… ». Et il dégageait mes mains des siennes pour sortir de sa poche un écu de cinq francs en argent : « Tu le donneras à la maman quand il te faudra quelque chose… ». Le facteur, qui portait sa retraite à la mémé, lui donnait plusieurs écus de cinq francs pareils à ceux du merle blanc. Et le pépé lui aussi touchait sa retraite. La clef de l’énigme était là, je le savais.

Je n’en dis cependant jamais rien, à personne, même pas à la mémé qui était ma première confidente. Je voulais y croire… Après tout, le facteur, lui aussi, taillait la vigne à la saison. Et il avait, lui aussi, des mains d’écailles… Le pépé me raconta ainsi maintes fois l’histoire, et je l’écoutais toujours avec la même attention.

Avoir des mains à plumes… Attraper le merle blanc…

Ce n’est qu’un demi-siècle plus tard que j’ai lu le « Conte du merle blanc ». Dans ce conte, d’origine celtique, le merle blanc est un oiseau magique qui a un pouvoir sur l’écoulement du temps et peut ainsi rajeunir autrui à volonté…

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