Gilbert BUTI

Aix-Marseille Université

MMSH-TELEMMe

Rapprocher Lacaune et le négoce maritime, autrement dit le commerce international, paraît cocasse, anachronique ou provocateur. Au vrai, Lacaune semble dans une certaine mesure une « ligne de partage des eaux maritimes » : certains de ses enfants, comme François Bonnaffé ou Pierre-Paul Nairac, se tournant vers les rives du Ponant, et particulièrement vers Bordeaux, d’autres comme Jacques Rabaud se dirigeant vers le Levant, et notamment Marseille.

La correspondance de Jacques Rabaud avec Jean Cabanes, échangée entre 1771 et 1793 etque publie aujourd’hui le Centre de Recherches du Patrimoine de Rieumontagné, invite à suivre cette dernière trajectoire, qui ne se limite pas aux rivages de la Méditerranée, à l’instar de la croissance que connaît Marseille au cours du dernier siècle de l’Ancien Régime.

Au xviie siècle des horizons surtout méditerranéens pour Marseille

Jusqu’à la fin du xviie siècle, Marseille est un port dont les horizons commerciaux sont essentiellement méditerranéens.

Les péninsules voisines, italique et ibérique, et surtout les Échelles du Levant (Constantinople, Alexandrie, Smyrne, Alep, Salonique) ainsi que les régences barbaresques d’Afrique du Nord (Alger, Tunis, Tripoli) sont les postes majeurs des échanges.

Là se situe le terreau de puissantes fortunes, là circulent des marchandises diverses (draps, coton, blé, céréales) et des produits de luxe (soieries, épices, moka d’Arabie).

Marseille au xviiie siècle : de la Méditerranée au monde

La situation change profondément au cours du xviiie siècle : Marseille conserve la Méditerranée mais étend progressivement au monde son territoire portuaire. C’est une ville en pleine transformation que découvre Jacques Rabaud, âgé de dix-huit ans, quand il s’y installe au milieu du siècle. L’Entrée du port de Marseille, représentée vers 1754 par le peintre avignonnais Claude-Joseph Vernet, témoigne du dynamisme de la place.

Les entrées de navires dans le port de Marseille sont, parmi d’autres indicateurs, les marqueurs de cette croissance commerciale.

L’élan a été donné au début du siècle, pendant la guerre de Succession d’Espagne (1702-1714), par une douzaine d’expéditions vers la mer du Sud (1703-1716), c’est-à-dire le sud de l’océan Pacifique.

Les armateurs marseillais ont d’abord suivi dans cette direction les « Messieurs de Saint-Malo » (Éon, Lefer, Magon) et ont pris ensuite seuls le chemin du Pérou pour aller puiser de manière interlope (clandestine) l’argent du Potosi. À ces voyages au-delà du cap Horn, longs ‑ plus de deux ans – et dangereux, ajoutons une dizaine d’armements en direction des Caraïbes et du Mexique, de Veracruz et Portobelo pour accéder directement à la Nouvelle-Espagne malgré le monopole ibérique. Le roi Bourbon d’Espagne n’ignore pas ces incursions mais laisse faire car la marine française lui est indispensable pour assurer la sécurité de ses flottes à travers l’océan Atlantique.

Ces expéditions sont certes peu nombreuses mais ouvrent véritablement les portes du « beau » xviiie siècle marseillais. Les comptabilités et papiers d’affaires des frères Raymond et Jean-Baptiste Bruny portent la trace de ces fabuleuses opérations : on ne compte plus en milliers mais en millions de livres-tournois.

La peste ou « grande contagion », comme la nomment les textes du temps, affecte cet élan. Le mal épidémique, dont Marseille est l’épicentre et qui gagne la Provence puis les marges du Gévaudan de 1720 à 1722, frappe sévèrement la ville qui aurait perdu environ 35 à 38 000 âmes sur environ 85 à 90 000 habitants (terroirs compris). Le Catalan Michel Serre, présent sur les lieux, a laissé d’impressionnantes vues de ce tragique événement.

La scène devant l’hôtel de ville n’est pas sans rappeler indirectement « l’imprudence » du maire ou premier échevin de la place, à savoir Jean-Baptiste Estelle, intéressé au navire et à la riche cargaison du Grand Saint-Antoine qui a introduit la peste dans la cité à partir de mai-juin 1720.

Pourtant, malgré cet événement-cataclysme, la croissance commerciale de Marseille, un temps ralentie par la fermeture du port lors de la contagion, n’est pas brisée. Une génération à peine après la peste, l’Intérieur du Port de Marseille, vu du Pavillon de l’horloge du Parc mis en scène par Claude-Joseph Vernet n’en porte pas la trace.

Le Lacydon (bassin du port) est rempli de navires aux multiples pavillons, les quais sont encombrés de marchandises diverses venues du proche terroir et de lointaines contrées, tandis que la présence de Levantins et d’Orientaux pointe le caractère méditerranéen de la place qui tend à devenir « la porte de l’Orient. »

L’outillage nautique, étroitement associé à la débordante activité commerçante du port, a répondu aux besoins des armateurs. Longtemps sous-estimée en nombre comme en tonnage, la flotte marchande attachée au port doit être à la lumière de travaux récents réévaluée.

Les bâtiments d’assez faible portée (tartane, pinque, barque) mais adaptés à la Méditerranée sont en recul alors que les plus gros porteurs se maintiennent ou progressent : vaisseaux, corvettes et brigantins représentent en 1788 près des 2/3 de la flotte et les 3/4 du tonnage. Si importante soit-elle, cette flotte ne couvre pas tous les besoins du commerce marseillais qui puise dans les ports voisins, de Martigues à Cannes en passant par Saint-Tropez, des navires et des hommes. Rappelons toutefois que les navires, petits ou grands, sont rarement des possessions individuelles, mais des copropriétés divisées en 24 parts ou quirats (ou carats). Les négociants contrôlent certes une large part de ce capital-navire, mais les capitaines marchands sont aussi souvent copropriétaires des bâtiments qu’ils commandent. Pour les armateurs, c’est peut-être là une garantie car ces gens de mer, qui ne sont pas seulement affectés à la conduite du navire, peuvent prendre part aux transactions en cours de voyage, et sont donc intéressés aux résultats financiers des opérations. Néanmoins, les affaires maritimes sont quelquefois dirigées par le subrécargue, représentant embarqué des armateurs ou chargeurs.

Ce matériel nautique est mis au service d’intenses et régulières liaisons vers les domaines océaniques, en premier lieu vers les Îles françaises d’Amérique, la Guadeloupe, la Martinique puis surtout Saint-Domingue, la « perle sucrière ».

D’une dizaine de navires expédiés annuellement dans ces directions au début du xviiie siècle on dépasse la centaine à la fin (122 en 1784-1788). En échanges de produits manufacturés (souliers, chapeaux, cartes, draps, tuiles, cotonnades imprimées dites « indiennes »…) et agricoles (huiles, vins, fruits secs) Marseille reçoit des produits tropicaux (indigo, sucre, café des plantations qui concurrence le moka d’Arabie) en large partie redistribués. Le seul négoce des Antilles approche, en valeur, à la fin du siècle celui du Levant.

Malgré le terrible séisme suivi d’un gigantesque incendie qui a affecté Lisbonne en 1755, les échanges avec cette cité portuaire sont réguliers et permettent à Marseille de recevoir des produits de l’empire portugais : ainsi en est-il de ces cuirs fins ou ces laines adressés en 1776 à la maison Rabaud, Solier et Cie, comme ces bois de teinture, campêche et « Brazil ».

Mais les liens majeurs avec la péninsule Ibérique sont ceux qui unissent Marseille à Cadix, grande place du commerce international et antichambre de l’Eldorado américain, qui a pris dans cette fonction la suite de Séville en 1717, avec l’installation de la Casa de la Contratación de las Indias occidentales (Chambre des comptes des Indes occidentales) assurant le monopole des échanges avec l’empire colonial.

Dans la cité andalouse sont installées de puissantes « colonies » ou « nations » marchandes étrangères. La « nation française », à laquelle appartenait Jean Cabanes après 1740, est la plus importante. Elle est dominée par des représentants des maisons de négoce des ports ponantais comme Bordeaux, Nantes, Rouen et Saint-Malo (Magon, Lefer, Gournay, Le Couteulx…) et du Languedoc comme les Gilly-Fornier, Cabanes, Cayla, maisons surtout protestantes situées, sous diverses raisons sociales, dans la première classe de la nation française gaditane. Les Marseillais, hormis Jean Payan, ne sont pas établis à Cadix mais disposent d’un solide réseau de correspondants qui leur permet d’être connectés avec toutes les places marchandes européennes. Par la « filière de Cadix » Marseille se hisse vraiment au niveau des plus grandes. Alors que pour saisir son essor les regards se tournent traditionnellement vers le Levant, il est nécessaire d’observer avec minutie les liens noués avec la péninsule Ibérique et le prestigieux empire qui la prolonge au-delà des océans. Avec l’Espagne, par Cadix, Marseille acquiert sa véritable dimension et entre dans le temps des « négociants-banquiers », des Hugues, Rabaud, Seimandy, Audibert, Roux….

Marseille devient une place importante pour la circulation des métaux précieux, l’argent espagnol, plus que l’or brésilien. La circulation des piastres espagnoles, parfois converties en thalers dans les ateliers germaniques (Gunzbourg) pour les besoins de l’Empire ottoman, fait de Marseille une plaque tournante d’un vaste mouvement qui intéresse l’Espagne, la France, l’Autriche, la Lombardie, le Levant, la Barbarie, les Antilles et l’océan Indien car le ratio entre l’or et l’argent se modifie au bénéfice de l’argent en allant en Orient.

En lingots ou en espèces, le négociant manie les métaux précieux comme une simple marchandise. Marseille contourne parfois les interdictions momentanées de sorties des monnaies hors d’Espagne en recourant à Bayonne, Barcelone ou aux Pyrénées et n’ignore pas certaines pratiques frauduleuses (comme ces piastres dissimulées dans des barils d’anchois destinés à la foire de Beaucaire). Toutes les mains peuvent manier le métal blanc, mais le marché est tenu par l’aristocratie du négoce : Hugues l’aîné, Jacques Rabaud, Jacques Seimandy, Antoine-Jean Solier, les frères Samatan, les Roux, les frères Audibert, les Sollicoffre, Jean-Jacques Kick…

Par Cadix, Marseille reçoit également la cochenille mexicaine, matière première tinctoriale de haute valeur (immédiatement après celle des métaux précieux), permettant d’obtenir toute une gamme de rouges (écarlate, cramoisi) destinée aux produits de luxe (soieries, plumes, cuirs fins).

Chercher la cochenille et vous trouverez les négociants, comme Jean Cabanes et Jacques Rabaud. Cette précieuse marchandise, qui entre dans d’étonnantes spéculations, est largement redistribuée. Les manufactures du Languedoc comme celles des Gobelins la recherchent pour des productions de haute qualité entrant dans la composition de bons assortiments de balles de draps.

Brute ou sous la forme d’étoffes teintes, la cochenille, comme nombre de produits du marché marseillais, sont diffusés vers les ports levantins et au-delà vers le monde asiatique : par voie terrestre, d’Alep à Bassorah, pour atteindre le golfe arabo-persique, ou par la mer Rouge.

La route du cap de Bonne Espérance n’est pas ignorée mais l’océan Indien est le domaine réservé aux navires de la Compagnie des Indes orientales dont le siège est à Lorient (Bretagne).

À la suite de la levée ou plutôt de la suspension de ce monopole en 1769, les négociants marseillais, à commencer par les frères Audibert (correspondants à Marseille de la Compagnie des Indes) et leurs proches comme Jacques Rabaud, se lancent dans ce nouveau champ d’action : au mythe du Pérou et de l’Eldorado, à l’attrait des Îles d’Amérique, répond désormais le rêve indien. Les navires atteignent les Mascareignes et se livrent souvent dans l’océan Indien à un cabotage dit « commerce d’Inde en Inde » pour le compte d’affréteurs locaux. Outre Pondichéry quelques navires gagnent aussi Canton et le marché chinois.

Ces armements sont le fait des maisons de négoce qui ont les « reins solides », capables d’y associer de solides partenaires et d’attendre patiemment de longs mois les retours sur investissement, en espérant échapper aux fortunes de mer (avaries, naufrages) et aux prises par des corsaires ou forbans. Mais alors les profits peuvent être considérables, dépasser les 250%, comme en témoignent les comptes de la maison Rabaud.

Dans les dernières décennies du siècle, des Marseillais se livrent à la traite négrière qu’ils avaient jusqu’alors négligée ou refusée, contrairement à de nombreux Ponantais, de Nantes, La Rochelle, Bordeaux.

C’est pour compenser le manque à gagner enregistré par l’essoufflement du commerce du Levant, que des négociants marseillais ont soudainement augmenté leur participation à la traite, envoyant près de dix bâtiments par an vers les côtes de Guinée, d’Angola et du Mozambique entre 1783 et 1792, là où ils n’en envoyaient qu’un tous les trois ans entre 1700 et 1782.

À la fin du xviiie siècle, le voyage du Solide symbolise à plus d’un titre l’extension de l’espace commercial de Marseille. Armé par les propriétaires Jean et David Baux, beaux-frères de Jacques Rabaud, ce navire a quitté Marseille en 1790 sous le commandement du capitaine Étienne Marchand, de La Ciotat, pour aller, selon les instructions des armateurs, « à la traite des nègres ou des fourrures. »

Le journal de bord du capitaine, qui a choisi d’aller à « la traite des fourrures » dans le grand nord canadien, permet de suivre ce périple extraordinaire, notamment la découverte sinon des traces de l’expédition de La Pérouse (1786-1788) tout au moins d’îles inconnues au cœur de l’océan Pacifique dénommées « îles de la Révolution » par le capitaine Marchand. L’opération commerciale n’a pas été fructueuse car, après une vingtaine de mois d’absence, le Solide est revenu à Marseille en 1792 chargé de fourrures canadiennes invendables et futures proies des vermines.

Néanmoins, cette deuxième circumnavigation (tour du monde) réalisée par un navire français après le voyage de Louis Antoine de Bougainville (1766-1769) illustre la dilatation de l’espace commercial de Marseille, devenu « port mondial » au xviiie siècle.

La lettre adressée par Jacques Rabaud à Jean Cabanes, le 22 juillet 1782, traduit parfaitement l’ampleur nouvelle de ce territoire commercial, la diversité des affaires et des préoccupations personnelles.

Son auteur y mentionne le désarmement du Télémaque de retour des Indes, une intervention de Cabanes auprès de La Lande Magon (descendants des « Messieurs de Saint-Malo ») pour faciliter une opération commerciale, le café de Bourbon (actuelle île de Réunion) réputé comme celui de Moka du Yémen, le vin de Constance (muscat prestigieux d’Afrique du Sud), la livraison de séné d’Égypte, l’évocation de la perte de Pondichéry, les « désastres » maritimes de De Grasse pendant la guerre d’Amérique, les espoirs mis en Suffren dans l’océan Indien, la rupture des négociations de paix, les compétences d’un de ses neveux et une réflexion personnelle : « si le gouvernement punit et récompense ceux qui le méritent, il sera mieux servi par la suite. »

Comprendre le « beau » xviiie siècle marseillais

À la fin du xviiie siècle Marseille a une réelle stature mondiale : les bornes méditerranéennes sont définitivement repoussées et les nouveaux horizons régulièrement sillonnés. Comprendre cette mutation exige que nous nous tournions vers les acteurs du négoce. Car la dilatation de l’espace commercial ne constitue pas le fruit d’un bouleversement technologique majeur intervenu dans le domaine des transports. Quant à la législation, comme l’édit d’affranchissement du port de 1669, elle n’est pas davantage à l’origine de cet élargissement des horizons, tout au plus l’accompagne-t-elle. Le souffle nouveau et les impulsions décisives à l’origine de l’ouverture océane résultent avant tout d’initiatives humaines. L’essor de Marseille au siècle des Lumières est parallèle à l’émergence d’un puissant groupe de marchands-bourgeois, marchands-grossistes constituant l’aristocratie du commerce et qualifiés de négociants.

La polyvalence des activités de ces hommes, à la fois marchands en gros, armateurs, banquiers et assureurs les différencie des marchands ou commerçants. Cette élite, forte de 250 individus au début du siècle et près de 750 à la fin quand la ville compte environ 120 000 habitants, est composée pour plus de la moitié d’étrangers à la ville : Provence, Dauphiné, Languedoc, Allemagne du Sud, Suisse, Italie en constituent les principaux horizons. Toutefois, force est de reconnaître que ces hommes sont souvent issus de modestes localités sinon simples bourgades provençales ou languedociennes.

Ainsi les Bruny et Roux étaient originaires de Toudon dans l’arrière-pays niçois, Joseph Audibert de Mison, près de Sisteron, et Jacques Rabaud de Gijou, près de Viane non loin de Lacaune.

À ce simple échantillon nous pourrions ajouter Hugues l’aîné, originaire de Lagrand (Hautes-Alpes), Jacques Seimandy, de Bédarieux, Antoine-Jean Solier, de Pont de Camarès (Rouergue), André Liquier, de Saint-Jean de Bruel (Rouergue), Antoine Anthoine d’Embrun…L’apport incessant de petites gens et de négociants issus des Cévennes et du Castrais, de la « montagne » tarnaise, rouergate ou gévaudanaise auquel s’ajoute la venue d’éléments Hauts et Bas-Alpins, pointe la forte mobilité des sociétés anciennes, trop souvent présentées comme figées, qui participe au dynamisme de Marseille, au renouvellement de ses élites.

En « parfait négociant » et homme des Lumières, Jacques Rabaud est représenté au sein de sa proche famille, entouré de sa femme, Philippine Baux, fille de négociant, et de leurs quatre enfants.

L’espace, que l’on devine cossu (mobilier, costumes), laisse entrevoir en arrière-plan, grâce à une tenture volontairement tirée, un espace maritime et la silhouette de navires qui ont contribué à la fortune du négociant. Sans doute ici la Philippine qui porte, comme on peut l’observer chez d’autres armateurs, le prénom de son épouse.

Ce groupe entrepreneurial qui rassemble des hommes unis par des liens familiaux et attachés à de puissantes maisons étrangères, partage une même culture et une semblable confession. Ils sont membres de la Chambre de commerce de Marseille, familiers de la Loge (cœur économique de la cité, situé au rez-de-chaussée du pavillon Puget, actuelle mairie) et parfois de Saint Jean d’Écosse de Marseille, loge maçonnique à laquelle sont également affiliés de nombreux capitaines.

Si la Loge permet aux négociants de « saisir le pouls de la place marseillaise », le négoce s’élabore dans le secret des comptoirs situés, ainsi que des entrepôts, le long du quai du port et près du quai de Rive-neuve (parcelle dédiée jusqu’au milieu du siècle à l’arsenal des galères), comme c’est le cas pour Jacques Rabaud.

Cet espace privé, « véritable poste de pilotage des affaires » établi parfois dans la maison du négociant, abrite ses collaborateurs ou ses commis. C’est aussi là que sont reçus les courtiers, les associés et autres visiteurs.

Les commis assurent une multitude de tâches, auxquelles participe aussi directement le négociant : tenue des livres de compte et de caisse, rédaction de la correspondance et de la comptabilité. Ils sont souvent issus de la proche parenté, ainsi en est-il de ce neveu de Jean Cabanes qui donne satisfaction à Jacques Rabaud ainsi qu’il le note dans une lettre du 22 juillet 1782 : « Je charge votre neveu de la caisse; je suis persuadé qu’il s’en acquittera bien (…) il est intelligent, il ne tiendra qu’à lui d’être, en peu d’années, en état de me soulager et d’être réellement utile à la maison. » Jacques Rabaud sait se montrer sévère à l’encontre d’autres neveux peu enclins pour les affaires…

Une « bonne correspondance », le terme « bonne » signifiant « de toute confiance », participe aux prises de décision. Un seul versant de cette activité majeure est généralement éclairé. Tantôt ce sont les lettres expédiées mais sans les réponses obtenues, tantôt ce sont seulement les lettres reçues, comme c’est le cas pour l’impressionnante correspondance, dite « passive », de la maison Roux de Marseille. Certes, dans les deux cas il est possible de deviner, voire de décrypter par les allusions faites, les objets des courriers manquants. Mais force est de reconnaître que les lettres des deux partenaires qui permettent de suivre le « dialogue de papier » ont plus rarement été conservées.

Or, tel est le cas des échanges épistolaires entre Jacques Rabaud et Jean Cabanes, qui plus est durant un quart de siècle.

Le rythme de la correspondance connue marque une phase croissante des échanges jusqu’au début des années 1780, suivie d’une décroissance, plus sensible parmi les envois de J. Rabaud. Cependant cette esquisse appellerait à être précisée et pondérée en tenant compte du nombre de pages, très variable, de ces lettres : rarement une seule, parfois une dizaine, à la rédaction fractionnée ou non, quelquefois rédigées à la suite de celles qui ont été reçues, comme le fait Jean Cabanes en juin 1784.

Cette documentation de première main révèle le comportement des négociants. Les lettres connues (au nombre de 134) de cette correspondance fourmillent d’informations de diverses nature, parfois sans transition. À titre d’exemple, dans la lettre du 12 août 1772 adressée de Marseille à Jean Cabanes, alors à Lacaune, Jacques Rabaud, après avoir présenté ses condoléances à son correspondant à la suite du décès d’un oncle, mentionne les connaissements reçus (état de marchandises embarquées, en l’occurrence des piastres) de Cayla, Solier, Cabanes et Jugla.

En fin de missive il signale les cours des piastres sur différentes places marchandes (Amsterdam, Londres, Madrid, Livourne, Gênes, Naples, Paris, Lyon), précieuses indications pour procéder à des arbitrages illustrant les maillons de chaînes de négoce.

Ce sont aussi des comptes personnels, aux deniers près, comme ceux concernant la confection d’un habit « couleur à la mode et décente pour mon âge » ou l’évaluation de l’achat d’une chaise de poste. On découvre parfois d’étonnantes pratiques comptables ou investissements comme cet emprunt public lancé en 1780 par Necker et comprenant des rentes viagères sur « 30 Têtes ». Le rendement de l’investissement repose en l’occurrence sur la durée de vie de trente jeunes filles de Genève, soigneusement sélectionnées, suivies médicalement et vaccinées (contre la variole), ce qui était encore pratique peu courante ! Jean Cabanes et Jacques Rabaud ne sont pas favorables à la proposition de ces « fichus genevois » concernant ces « trente immortelles ». Il semble que ce soit aujourd’hui le cas des Genevoises qui ont fait disparaître dans la toponymie urbaine le souvenir de cet étonnant dispositif.

Mais on saisit surtout au fil des pages des informations relatives aux marchés, des questions posées au sujet d’opérations en cours, menées en commun ou non, des demandes de renseignements sur la solidité de maisons de négoce, sur la véracité des rumeurs qui courent à leur sujet, mais aussi sur des événements qui peuvent affecter le déroulement des affaires : ici le krach des courtiers de Marseille (1774), là la « guerre des farines » dans la région parisienne (1775) ou encore le rétablissement des privilèges de la Compagnie des Indes orientales et de la Chine (1785). Jacques Rabaud est particulièrement sensible à cette dernière question et hostile au rétablissement du monopole de la compagnie, lui qui a armé une trentaine de navires pour ces territoires lointains, souvent associé à Solier puis aux banquiers Senn et Bidermann.

Ces armements, au départ ou non de Marseille (en utilisant parfois le pavillon de la maison de Savoie), représentent près de la moitié de ceux réalisés par les négociants de la cité phocéenne. Avec des taux de profits quelquefois énormes et déclarés (287%), alors que ces hommes d’affaires évoquent très souvent simplement « de beaux ou d’honnêtes profits. »

Destin d’une place, destinée d’un homme

La croissance commerciale de Marseille a été, au cours du xviiie siècle, ponctuée de crises rapidement suivies de vigoureuses reprises. Rien de tel à la fin du siècle : « en 1793, le grand xviiie siècle se brise inachevé » (Charles Carrière).

La crise est alors profonde, longue et brutale. L’année 1789 n’a pas été funeste pour le négoce marseillais, ainsi que les années qui la suivent immédiatement. En décembre 1792 le ciel des affaires est encore sans nuage qui invite à la création de sociétés commerciales à l’instar de celle des frères Liquier (qui ont eu des activités communes avec Jacques Rabaud). Le coup de tonnerre intervient dans un ciel serein en avril 1793 à la suite de la guerre contre l’Angleterre et du blocus associé qui paralyse les routes du grand commerce maritime. La reprise économique n’intervient lentement qu’après 1815, en prenant appui sur la Méditerranée avant de retrouver des espaces mondiaux mais dans un contexte général différent. Au reste, le « parfait négociant » aux activités polyvalentes cède alors la place à des spécialistes de la banque, ou du commerce en gros, ou de l’assurance ou de l’armement.

L’année 1793, plus précisément la lettre adressée le 18 septembre par Jean Cabanes à Jacques Rabaud, marque la fin de leur bonne correspondance.

Appelé à Paris par le Comité de Salut Public pour conseiller le comité des subsistances aux prises avec d’énormes difficultés de ravitaillement, Jacques Rabaud, bon connaisseur des marchés d’approvisionnement, a été arrêté à la suite d’une dénonciation anonyme partie de Marseille. Rapidement jugé, Jacques Rabaud, âgé de 57 ans, est guillotiné à Paris le 1er mai 1794.

Il est le seul, parmi les 41 négociants marseillais exécutés sous la Terreur, à l’avoir été à Paris. Ces négociants représentent plus de 22% des Marseillais guillotinés (176) sous la Terreur, et environ 5% des membres du grand commerce.

La fortune a été particulièrement visée dans ces condamnations (Hugues l’aîné, Basile Samatan et Jacques Rabaud étant les plus grands brasseurs d’affaires du moment), et Barras a souhaité pourchasser les « infâmes négociants », mais le prétexte des poursuites semble avoir été essentiellement politique. La justice révolutionnaire aurait surtout visé les fédéralistes accusés de mettre en danger l’unité nationale : était-ce le cas de Jacques Rabaud ?

Le motif de son exécution n’est pas précisé dans la correspondance qui ne laisse pas transparaître de réflexions ou prises de position antirépublicaines. Peu après son exécution, dans une lettre du 11 mai 1794, adressée à une de ses nièces, Jean Cabanes estime, par prudence sans doute, que l’exécution prononcée « doit nécessairement nous faire présumer qu’il était coupable » mais considère Jacques Rabaud comme « un des meilleurs et des plus francs patriotes. »

Quelques jours avant sa condamnation, Jacques Rabaud se montre confiant dans le verdict attendu. Depuis sa prison parisienne il écrit à Pierre Moultou, un de ses correspondants genevois :

« Tous les meilleurs patriotes républicains reconnaissent mon patriotisme et ma loyauté ; ils l’ont attesté dans un certificat que j’attends au premier jour, ce qui j’espère me procurera ma liberté » (2 mars 1794).

Et d’ajouter peu après et quelques jours avant la sentence :

« Je ne doute pas du vif intérêt que vous prenez à ce que justice me soit rendue, elle le sera, je m’en flatte, dès que l’on pourra s’occuper de l’examen de ma conduite ; on me fait espérer que ce sera bientôt (…) la justice de la nation française est et sera juste pour tout le monde » (7 avril 1794).

La destinée de Jacques Rabaud épouse le destin de la place dont il a été un des plus brillants représentants du négoce. En cela, le « beau xviiie siècle » de Marseille est aussi, dans une certaine mesure, le siècle de Jacques Rabaud.

Orientation bibliographique

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