Suite à notre échange sur le biaïs, voici ci-après le texte de Bergson auquel votre propos me faisait penser, à savoir que l’obligation de tirer parti des problèmes, difficultés et autres inconforts pour les surmonter et les dépasser était propice au développement de l’intelligence… je laisse ce texte dans « son jus »: un cours que j’avais fait sur la relation entre la technique et le progrès (un classique des programmes de philo !).

À partir du moment où le progrès est l’essence de la technique n’est-il pas vain, sinon absurde de vouloir les dissocier ?

Le progrès technique n’est-il pas consubstantiel au progrès de l’humanité ? Ne peut-on pas penser avec Bergson que le propre de l’intelligence humaine est d’être avant toute chose une intelligence technique ? Si nous n’étions pas si orgueilleux, dit Bergson dans L’Évolution créatrice, nous reconnaîtrions qu’avant d’être un homo sapiens, l’homme est un homo faber.

1) Rappel de l’enjeu du mythe d’Épiméthée

2) Un mythe moderne : Robinson Crusoé de Daniel Defoe

3) Henri Bergson, L’Évolution créatrice, II, « Vie et conscience, place apparente de l’homme dans la nature » :

Au contraire la conscience se déterminant en intelligence, c’est-à-dire se concentrant d’abord sur la matière, semble ainsi s’extérioriser par rapport à elle-même ; mais, justement parce qu’elle s’adapte aux objets du dehors, elle arrive à circuler au milieu d’eux, à tourner les barrières qu’ils lui opposent, à élargir indéfiniment son domaine. Une fois libérée, elle peut d’ailleurs se replier à l’intérieur, et réveiller les virtualités d’intuition qui sommeillent encore en elle. De ce point de vue, non seulement la conscience apparaît comme le principe moteur de l’évolution, mais encore, parmi les êtres conscients eux-mêmes, l’homme vient occuper une place privilégiée. Entre les animaux et lui, il n’y a plus une différence de degré, mais de nature. En attendant que cette conclusion se dégage de notre prochain chapitre, montrons comment nos précédentes analyses la suggèrent. C’est un fait digne de remarque que l’extraordinaire disproportion des conséquences d’une invention à l’invention elle-même. Nous disions que l’intelligence est modelée sur la matière et qu’elle vise d’abord à la fabrication. Mais fabrique-t-elle pour fabriquer, ou ne poursuivrait-elle pas, involontairement et même inconsciemment, tout autre chose ? Fabriquer consiste à informer la matière, à l’assouplir et à la plier, à la convertir en instrument afin de s’en rendre maître. C’est cette maîtrise qui profite à l’humanité, bien plus encore que le résultat matériel de l’invention même. Si nous retirons un avantage immédiat de l’objet fabriqué, comme pourrait le faire un animal intelligent, si même cet avantage est tout ce que l’inventeur recherchait, il est peu de chose en comparaison des idées nouvelles, des sentiments nouveaux que l’invention peut faire surgir de tous côtés, comme si elle avait pour effet essentiel de nous hausser au-dessus de nous-mêmes et, par-là, d’élargir notre horizon. Entre l’effet et la cause la disproportion, ici, est si grande qu’il est difficile de tenir la cause pour productrice de son effet. Elle le déclenche, en lui assignant, il est vrai, sa direction. Tout se passe enfin comme si la mainmise de l’intelligence sur la matière avait pour principal objet de laisser passer quelque chose que la matière arrête. La même impression se dégage d’une comparaison entre le cerveau de l’homme et celui des animaux. La différence parait d’abord n’être qu’une différence de volume et de complexité. Mais il doit y avoir bien autre chose encore, à en juger par le fonctionnement. Chez l’animal, les mécanismes moteurs que le cerveau arrive à monter, ou, en d’autres termes, les habitudes que sa volonté contracte, n’ont d’autre objet et d’autre effet que d’accomplir les mouvements dessinés dans ces habitudes, emmagasinés dans ces mécanismes. Mais, chez l’homme, l’habitude motrice peut avoir un second résultat, incommensurable avec le premier. Elle peut tenir en échec d’autres habitudes motrices et, par là, en domptant l’automatisme, mettre en liberté la conscience. On sait quels vastes territoires le langage occupe dans le cerveau humain. Les mécanismes cérébraux qui correspondent aux mots ont ceci de particulier qu’ils peuvent être mis aux prises avec d’autres mécanismes, ceux par exemple qui correspondent aux choses mêmes, ou encore être mis aux prises les uns avec les autres : pendant ce temps la conscience, qui eût été entraînée et noyée dans l’accomplissement de l’acte, se ressaisit et se libère. La différence doit donc être plus radicale que ne le ferait croire un examen superficiel. C’est celle qu’on trouverait entre un mécanisme qui absorbe l’attention et un mécanisme dont on peut se distraire. La machine à vapeur primitive, telle que Newcomen l’avait conçue, exigeait la présence d’une personne exclusivement chargée de manœuvrer les robinets, soit pour introduire la vapeur dans le cylindre, soit pour y jeter la pluie froide destinée à la condensation. On raconte qu’un enfant employé à ce travail, et fort ennuyé d’avoir à le faire, eut l’idée de relier les manivelles des robinets, par des cordons, au balancier de la machine. Dès lors la machine ouvrait et fermait ses robinets elle-même ; elle fonctionnait toute seule. Maintenant, un observateur qui eût comparé la structure de cette seconde machine à celle de la première, sans s’occuper des deux enfants chargés de la surveillance, n’eût trouvé entre elles qu’une légère différence de complication. C’est tout ce qu’on peut apercevoir, en effet, quand on ne regarde que les machines. Mais si l’on jette un coup d’œil sur les enfants, on voit que l’un est absorbé par sa surveillance, que l’autre est libre de s’amuser à sa guise, et que, par ce côté, la différence entre les deux machines est radicale, la première retenait l’attention captive, la seconde lui donnant congé. C’est une différence du même genre, croyons-nous, qu’on trouverait entre le cerveau de l’animal et le cerveau humain

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