C’était un cardigan en laine mohair, à longs poils de couleur jaune poussin, avec des boutons de verre transparents concaves à motif de fleurs  ciselées. Une merveille du dernier chic. Je devais avoir 8 ou 9 ans. Ma mère avait  réalisé cette œuvre exceptionnelle, sans doute avec l’aide et sur les conseils  de ma  jeune tante Henriette, qui avait fait souffler dans la maison un vent de nouveautés à l’aube des années 1960.

Ma mère tricotait beaucoup, de tout temps et en tous lieux .Elle avait appris enfant, vers sept ou huit ans, lorsqu’elle était  placée  dans des fermes voisines de celle de ses parents pendant les grandes vacances qui duraient alors trois bons mois.

 Le plus souvent, elle avait pour tâche de surveiller le bétail, ce qui lui laissait le loisir de tricoter .Une patronne  bienveillante l’avait initiée à cette activité et sa persévérance avait fait le reste… « Au début me disait-elle, je défaisais et je recommençais souvent,  puis j’ai appris à augmenter et à diminuer pour les emmanchures des vestes et des tricots et en dernier à faire les chaussettes ».

 Par la suite le tricotage était devenu une activité presque quotidienne .Elle tricotait en gardant le troupeau de brebis ; mais aussi lorsqu’elle allait aux champs, à pied ou assise sur la charrette et  l’hiver le soir à la veillée. Les réunions de famille ou les repas organisés à la fin des moissons ou des vendanges constituaient autant d’occasions d’échanger « entre femmes » sur les savoir-faire et les ouvrages respectifs qu’elles avaient plaisir à  faire voir.

 Les tricots et les chaussettes de travail pour les hommes étaient réalisés en  laine  de brebis, de couleur écrue ou  burelle. J’aimais particulièrement la laine burelle, qui provenait des brebis noires. On allait chercher cette laine naturelle chez l’artisan à qui l’on remettait chaque année  les ballots de  toisons  prélevées sur le  troupeau lors de la tonte. Il lavait et cardait la laine dans sa filature et la restituait ensuite conditionnée en écheveaux.

 J’avais eu très tôt le privilège de participer à la transformation des écheveaux en pelotes, opération indispensable avant le tricotage. La mémé positionnait l’écheveau préalablement détordu sur les dossiers de deux chaises mises dos à dos. Ensuite, debout,  d’un geste ample, elle empelotait la laine que, juchée sur la chaise,  j’obtenais parfois le droit d’accompagner de mes petits doigts maladroits. Plus tard, c’est moi qui tiendrais l’écheveau tendu à l’écartement de mes deux poignets et je m’appliquerais à accompagner la laine du mouvement régulier de mes deux mains actionnées comme des pales souples. Je m’imaginerais alors gracieuse marionnette, bavardant avec la mémé qui à son habitude racontait des histoires ou récitait des prières et des fables que je ne rechignais jamais à apprendre.

J’aimais le contact de cette laine rêche qui me rappelait  les toisons des brebis dans lesquelles il m’arrivait de fourrager à pleines mains lorsque j’accompagnais ma mère à l’étable. Dévider des écheveaux de couleur brune était pour moi une occasion supplémentaire de revendiquer, comme je le faisais régulièrement, la possibilité d’avoir dans le troupeau quelques brebis noires qui auraient apporté un peu de fantaisie. Je protestais auprès de la mémé contre l’argument qui m’était opposé tout aussi régulièrement par mon père, selon lequel les brebis noires étaient rares. « Et cette laine, alors ? ». La mémé s’en tenait à un silence que je sentais gêné. J’ai persévéré dans ma demande  pendant des années sans succès .Mon père avait toujours raison…

 Ma mère tricotait aussi de la laine  mélangée, apparue dans les années 1940 et dont la commercialisation s’était généralisée après la guerre. Cette laine, déclinée dans toute une gamme de coloris, et dans des fils de  différentes grosseurs  marquait pour les femmes des campagnes la sortie d’une forme d’autarcie obligée et l’arrivée d’une certaine modernité. Son utilisation fut dans un premier temps réservée aux ouvrages destinés aux femmes et aux enfants ; par la suite elle viendrait peu à peu du fait de sa plus grande solidité  remplacer la laine naturelle pour les vêtements de travail, avant un peu plus tard l’apparition des fibres synthétiques … La mémé n’avait jamais vraiment adopté cette laine mélangée , il n’y avait pour elle de vrai que la laine de brebis et le coton blanc dont on tricotait le linge de corps (et notamment les petites culottes…) ou des ouvrages plus rares comme des couvre lits …

Ma mère achetait la laine mélangée au magasin de laines du bourg voisin pour la foire, qui avait lieu le 8 de chaque mois. Elle m’emmenait avec elle lorsque la foire tombait pendant les vacances, et c’était pour moi une fête. Je revois la marchande de laine que l’on appelait la lanaïre, une   femme très brune qui portait  invariablement une blouse de nylon épais de couleur bleue, un bleu  indéfinissable, entre le bleu ciel et le bleu charrette. Ce vêtement  signait pour moi son appartenance au monde citadin. Je revois l’alignement de pelotes disposées dans des casiers qui couvraient les murs de la petite pièce. Il y avait aussi une commode avec de nombreux tiroirs qui recelaient divers articles de mercerie et  un choix impressionnant de  boutons.

 Une fois la laine choisie, on s’interrogeait sur le nombre de pelotes nécessaires, calculé au plus juste, en fonction de la grosseur du fil. Ma mère posait chaque fois la même question, à savoir si la lanaïre  reprendrait les pelotes éventuellement non utilisées, et la réponse était toujours la même « oui elle les reprendrait », mais il faudrait bien en garder une « en cas »pour réparer l’ouvrage ou le modifier un peu, « les enfants grandissent vite vous savez ».On choisissait ensuite, si besoin, les boutons dans les grands tiroirs de la commode, comparant longuement les formes et les couleurs et là aussi on en prenait généralement un de plus « en cas »…  .

 Parfois, quand nous étions seules dans le magasin, la lanaïre nous invitait à « boire quelque chose » dans la cuisine séparée du magasin par un rideau de perles qui m’émerveillait à chaque fois. « Ce sont des maisons de ville tu comprends » disait la mémé lorsqu’au retour je lui racontais les perles et leur son cristallin. Ma mère buvait donc parfois le café chez la lanaïre, et à moi elle offrait un verre d’eau et des gaufrettes qui portaient une petite inscription amusante que je ne manquais pas de déchiffrer consciencieusement.

Lorsqu’il était question d’acheter de la laine pour un ouvrage qui me serait destiné, je désignais discrètement à ma mère les couleurs qui me plaisaient. Je me souviens que les laines « chinées », peu nombreuses, m’attiraient particulièrement, elles tranchaient par leur fantaisie sur le mur de couleurs unies.

Ma mère ne cédait que rarement à mes envies. Elle interrogeait d’abord la marchande sur la solidité des fils et s’agissant de la couleur on privilégiait l’uni, pour des raisons d’économie, mais aussi pour d’autres raisons, que je saisissais moins. Un joli bleu ou un joli rouge,  « ça  ne  passait pas de mode »  dirait la mémé, et puis «  ça s’accordait mieux ». C’était comme pour les costumes d’homme, pour lesquels il n’y avait qu’une seule couleur qui vaille, le « gris souris » qui « allait bien à tout le monde » et aussi « avec tout »… La mémé appliquait dans ce domaine des principes d’élégance surannés qui dataient de sa vie parisienne au début du siècle.

 Ma mère cependant cédait parfois, pour me faire plaisir et sans doute aussi par défi, comme une entorse aux règles imposées par sa belle-mère qui gouvernait  la vie de la maison. Je me souviens ainsi  d’une laine chinée rose et blanc, que ma mère avait accepté d’acquérir pour me faire une veste du dimanche. La  lanaïre  avait approuvé ce choix : « le commis me l’a livrée ces jours ci, c’est la dernière mode ». J’avais donc eu à ma grande satisfaction un gilet rose chiné de blanc que je revois encore avec ses côtes « un /un » et ses jolis boutons de nacre. Ma mère n’avait pas été totalement satisfaite du résultat : « il y a des laines qui rendent mieux en pelote que tricotées », disait-elle. Mais pour moi le chiné était signe de distinction et de fantaisie, cela seul comptait. Et puis la mémé, me voyant sans doute si heureuse de cette nouveauté dans la grisaille habituelle des vêtements sur lesquels je n’exerçais aucun choix, (et aussi parce qu’au fond elle aimait, sans jamais l’avouer bien sûr, une certaine fantaisie)  avait fini par dire que «c’était joli, quand même … ».Et elle m’avait embrassée tout en haut du front, à son habitude, renforçant ainsi avec cette onction  prophylactique(de son point de vue par souci d’hygiène les vieilles personnes ne devaient pas embrasser  les enfants sur les joues)  ma joie d’arborer pareille nouveauté.

Je ne me souviens pas d’avoir assisté à l’achat   de la laine mohair,  peut- être  ma mère l’avait-elle achetée avec ma tante, peut-être cette dernière l’avait-elle achetée ailleurs, à la ville. Dans mon souvenir, il n’y avait pas de mohair sur les longues rangées de pelotes chez la lanaïre. J’avais dès l’abord été émerveillée par ces pelotes de laine aux longs poils si doux, que j’avais caressées en passant subrepticement ma main dans la poche de papier cristal qui crissait sous les doigts. Ces cinq ou six pelotes de laine précieuse méritaient à l’évidence d’être emballées dans une matière raffinée. Autre fait marquant, ma mère s’était procuré pour l’occasion des aiguilles numéro 4,5 en plastique gris, de la pointe jusqu’à la boule, alors qu’elle tricotait habituellement avec des aiguilles métalliques à boule noire dont le corps était couvert de peinture verte ou bleue, souvent écaillée et fatiguée….

 La taille du tricot, la question des bandes de boutonnage à tricoter en même temps que les devants ou à rapporter, la forme du col, V ou rond, firent l’objet de moult discussions avec ma tante. Puis les mailles du dos furent montées et le bord-côtes entrepris. A ma grande surprise je vis ma mère ranger soigneusement l’ouvrage dans un torchon neuf qui devait le protéger de toute salissure ou de tout accroc malvenu. Elle qui fourrait toujours son ouvrage dans le sac qu’elle faisait suivre partout aux champs ou qui le posait négligemment sur le buffet ou sur l’appui de fenêtre…

 Cet ouvrage était décidément bien singulier…Je m’ouvris de mon étonnement auprès de la mémé, qui avait manifesté face à cette nouveauté une circonspection restée discrète, par sympathie sans doute pour ma tante. Elles partageaient fréquemment avec un plaisir non dissimulé de longues conversations sur la cuisine et  les travaux ménagers. Ma tante, fait notable, lui avait fait adopter le fer à repasser électrique, alors qu’elle ne jurait que par ses vieux fers qu’elle faisait chauffer sur le coin de la cuisinière, racontant régulièrement comment elle avait appris le repassage chez le notaire qui l’employait à Paris dans les années 1900.

La mémé m’expliqua que le mohair était de la laine de chèvre. Lorsque j’allais garder les brebis au-dessus du village, je rencontrais parfois un camarade de classe qui faisait paître au bord des chemins deux chèvres qui fournissaient le lait nécessaire aux  sept enfants de la famille. Je ne pouvais imaginer que l’on puisse tondre pour un si beau résultat ces animaux faméliques aux os saillants. Les chèvres étaient de surcroît  honnies par mon père parce qu’elles abimaient les arbres et pouvaient même les détruire lorsqu’ils étaient jeunes, ce qui pour lui constituait un véritable sacrilège.

 Je fis part de ma déception à la mémé qui m’indiqua alors que la laine mohair venait de chèvres d’une autre race, à poils longs et soyeux, qu’on appelait des chèvres angora, originaires de pays lointains et montagneux. Elle avait oublié le nom de ces pays mais elle se souvenait très bien d’avoir vu dans sa jeunesse ancillaire de luxueuses pièces de drap confectionnées à partir de cette laine. Je fus rassurée. Ainsi s’agissait-il d’animaux d’exception dont la singularité ne pouvait remettre en cause ni ma méfiance envers les chèvres ordinaires ni mon affection pour les brebis du troupeau pourvoyeuses habituelles de laine ni même mon rêve d’avoir quelques brebis noires… Tout au plus avais-je là un motif supplémentaire de rêveries : « tu ne te rappelles vraiment pas comment ils s’appellent, mémé, ces pays des chèvres angora, qu’on regarde sur l’atlas…. »

Je surveillai attentivement le déroulement de l’ouvrage qui montait lentement car ma mère ne s’y consacrait que mains très propres et une fois terminés tous les travaux de dehors. La mémé manifestait une certaine indifférence à l’égard des entreprises personnelles de ma mère qu’elle jugeait toujours à l’aune de ses propres certitudes et souvent défavorablement.  Mais je sus que cette indifférence était feinte lorsqu’elle m’avoua que ce tricot « irait bien avec ma robe bleue du dimanche » pour aller à la messe de Pâques. En fait comme moi elle était conquise par cette jolie couleur jaune, celle des poussins qu’elle prenait sous son édredon par grands froids ; elle était conquise par ce toucher si doux…Et puis comme je le compris plus tard, sous les dehors austères que lui avait imposés les normes sociales et une bien réelle pauvreté, c’est par-dessus tout que la mémé aimait la fantaisie.    

Le tricot  fut prêt à Pâques et je l’arborai fièrement à la messe, sur la jolie robe bleue. Il était, comme il se doit, un peu ample, pour que je puisse le porter deux saisons, et incroyablement chic. Ma mère « l’avait réussi », la mémé le reconnut sans façons   …

Longtemps après, dans les années 1980, ma mère, qui n’avait jamais cessé de tricoter, tricota pour moi une longue veste en laine mohair d’un  gris lumineux. J’étais assise près d’elle, à assembler soigneusement l’ouvrage dont elle terminait la deuxième manche. J’interrompis mon travail pour la regarder : « Tu te souviens, maman… ». Sans lever les yeux, elle poursuivit : « le tricot mounou…. ». Nous restâmes silencieuses.

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