Les brebis (souvenirs d’enfance dans les années 1960)
J’ai toujours eu pour les brebis une affection particulière, et encore aujourd’hui la vue d’un troupeau provoque en moi un irrépressible sentiment de nostalgie. Les considérations sur leur bêtise supposée et leur instinct grégaire m’ont toujours agacée, comme une injustice faite à ces animaux qui sont parmi les premiers que j’ai vraiment côtoyés, avant d’en avoir la garde pendant les vacances, de ma petite enfance jusqu’à la fin de mes études.
La maison d’habitation occupait dans la ferme familiale la place centrale, avec d’un côté et attenante, l’écurie des vaches ; du côté de l’entrée, un bâtiment indépendant, l’étable des brebis, et au-dessus, la grange. On descendait l’escalier qui menait à la cour, et là s’ouvrait tout de suite la porte à deux battants de la bergerie, ainsi que je la nommerais en langage plus soutenu après quelques années d’école.
Elle avait été construite au cours de l’année qui avait précédé ma naissance : 1954, la date figurait sur la façade, c’était elle que ma mère regardait toujours quand on lui demandait mon âge. Le chantier avait duré un mois, sans aucun jour chômé à l’exception du dimanche et sans une seule journée d’ouvrier perdue à cause du mauvais temps. Ma mère apportait ces précisions quand elle en parlait encore, plus de soixante ans plus tard, me racontant de nombreuses anecdotes sur cette construction qui avait visiblement marqué sa vie familiale, depuis l’argent prêté par sa famille pour les travaux jusqu’à l’introduction d’une activité supplémentaire qui allait lui incomber pour une bonne part, celle de l’élevage de brebis « pour le Roquefort ». A la rénovation de la maison d’habitation, qui en aurait pourtant eu bien besoin, mon père avait préféré, son choix rejoignant la nécessité, la construction d’une bergerie, privilégiant comme il se plaisait à le dire l’outil de travail à ce qui « ne rapportait rien », le confort le plus élémentaire étant pour lui relégué au rang de ce « rien ».
Tout cela bien évidemment, je ne l’ai compris que bien plus tard, et même alors je n’ai jamais vu les brebis ni d’ailleurs aucun des animaux de la ferme comme une source de rapport. Chacun, à sa place, remplissait une fonction particulière et était traité en conséquence. Chiens, chats, poules, canards, lapins, cochons, vaches et brebis ; tous ces animaux concouraient à la vie commune et bénéficiaient de la considération qui leur était due à ce titre. Cette considération s’entendait jusque dans le vocabulaire : si on soignait les gens quand ils étaient malades, on soignait les bêtes quotidiennement, et quoi qu’il arrive. En retour elles travaillaient, produisaient et donnaient jusqu’à leur vie. C’était dans l’ordre des choses et il n’y avait rien à redire. La cohabitation entre les gens et les bêtes allait de soi et la proximité avec tous ces animaux s’imposait naturellement dès la plus petite enfance.
L’escalier qui menait de la cuisine à la cour fut ainsi mon premier terrain de jeux. C’était aussi un observatoire privilégié. J’eus très tôt l’autorisation de m’y installer quand le temps le permettait, à condition de m’asseoir « du côté du mur » car il n’y avait pas de rampe. Le vieil escalier aux pierres disjointes avait été refait en ciment, à l’économie. J’y passais de longs moments, assise un peu en hauteur, comme sur les gradins d’un théâtre.
Et c’étaient bien des spectacles qui se jouaient dans la cour, en continu, tout au long de la journée… Unités de temps, de lieu et d’action caractérisaient le ballet bien réglé des allers-retours des brebis qui allaient pâturer, des vaches que l’on menait deux fois par jour à l’abreuvoir, et des animaux de la basse-cour qui recevaient leur pitance sur ce territoire de passages. Les acteurs changeaient un peu la trame de la pièce au gré du temps et des saisons, qui dictaient le contenu et les modalités de l’action. Lorsqu’il faisait vent d’autan, les poules, plumes retroussées, pressaient le pas pour se mettre à l’abri. Tout juste libérées du joug après les labours, moins placides qu’à l’accoutumée, les vaches se dirigeaient vers l’abreuvoir en remuant la tête et le cou comme pour se délasser. Un rien goguenard, le chat, immobile, perché au soleil sur le tas de bois semblait s’amuser des perturbations qui venaient agiter ce petit monde dès lors que s’annonçait un attelage ou que faisait irruption un personnage pourtant familier poussant une brouette.
La mise en scène se faisait parfois plus contemporaine lorsque, comme dans les pièces de théâtre que je verrais bien plus tard, les acteurs venaient à rencontre du spectateur. Les chiens et les chats montaient par l’escalier, et s’arrêtaient souvent près de moi, devenant spectateurs à leur tour. Je les retenais sans peine par mes babillages ou mes caresses. Il en allait tout autrement des poules ou des canards qui s’enhardissaient parfois à prendre l’escalier, à la recherche sans doute de nouveaux horizons et de quelques miettes. Ces bêtes à plumes manifestaient à mon égard une certaine indifférence et je la leur rendais bien, car je savais, moi, que la mémé, occupée à l’intérieur, allait immanquablement les chasser, suscitant une nouvelle péripétie avec leur retour précipité dans la cour qu’elles n’auraient jamais dû quitter. Je savais aussi que la même scène se rejouerait bientôt, exactement de la même façon. Territoires interdits, territoires partagés, à chacun sa place et son rôle, la transgression restait possible, mais étroitement encadrée…
L’entrée en scène des brebis dans cet espace toujours animé me faisait à chaque fois forte impression. Je ne voyais dès lors plus qu’elles et, de mon poste d’observation, c’était comme un gros nuage de laine qui avançait, occupant progressivement tout l’espace et disparaissant ensuite, selon le moment de la journée, dans la bergerie ou vers le pré.
Il faut dire que bien avant de m’apparaître ainsi dans la cour, les brebis avaient peuplé beaucoup d’histoires racontées par la mémé. Elles faisaient partie du bestiaire des récits de l’histoire sainte mais aussi de celui des histoires tout court que la mémé se plaisait à me raconter. C’étaient des bergers qui avaient suivi l’étoile pour parvenir jusqu’à l’enfant Jésus et ils lui avaient apporté des agneaux, symbole bien plus important que l’or, l’encens et la myrrhe des rois mages, puisque plus tard Jésus se qualifierait lui-même berger et veillerait sur les brebis égarées. Et que dire de cet « agneau de Dieu » capable « d’enlever le péché du monde » ? Ces animaux avaient quelque chose de sacré, à l’évidence, et j’en voulais pour preuve irréfutable l’image qui figurait sur la première page du catéchisme que je feuilletais avant même de savoir lire : c’était une illustration (j’apprendrais le mot plus tard) de la création et parmi les animaux représentés : un éléphant, un lion, une lionne, un ours, une vache, il y avait des brebis, et elles étaient quatre. A mes yeux, ces animaux, qui allaient toujours en groupe, bénéficiaient d’un privilège mystérieux qui se vérifiait jusque dans les contes que je me plaisais à faire répéter inlassablement à la mémé et dont je connaissais toutes les variantes. Quand le Drac, cette créature fantastique qui venait semer le désordre dans les fermes jetait son dévolu sur les brebis, il en détournait toujours plusieurs et c’est ensemble et ensorcelées qu’elles revenaient après diverses mésaventures se fondre dans le troupeau. Elles se prêtaient alors à toutes sortes de facéties plus ou moins préjudiciables à la vie collective.
Au printemps, en sus de la cuisine – on disait le manger – et des travaux ménagers, la mémé gardait les brebis dans les prés autour de la maison et je nous revois, elle, appuyée sur un bâton et moi, tenant fermement sa main restée libre. Nous restions toujours près du troupeau, marchant à petits pas, le chien couché un peu à l’écart. Il fallait promener les brebis, qui ainsi se dispersaient et mangeaient mieux. La mémé leur parlait doucement, interpellant parfois les rares d’entre elles qui bénéficiaient d’un nom, toujours lié à une particularité physique. Je me souviens de la Bouccarde qui avait des taches marron sur la tête et que la mémé gratifiait souvent d’un croûton de pain sorti de sa poche. J’attendais ce moment pour fourrager dans la toison de laine rêche, et en retirer parfois un flocon que je conservais entre mes doigts. Une odeur pénétrante émanait du suint qui collait à la peau. Sa persistance signait pour moi une forme de participation au mystère de cette entité que constituait le troupeau. La mémé connaissait toutes les bêtes, et leur manifestait la même bienveillance. Si elle marquait pour certaines une considération plus appuyée, mais toujours mesurée, c’est que, me disait-elle, elles menaient le troupeau.
Lorsque les brebis, convenablement dispersées, broutaient paisiblement, la mémé décidait que nous pouvions nous asseoir, et il y avait des « endroits » pour cela. Jamais sous un noyer, dont la fraîcheur du feuillage pouvait occasionner diverses maladies pulmonaires, et dont les racines étaient source de maladies « de femmes », pour moi à cette époque très mystérieuses. Seules les sorcières, qui avaient pour habitude de tenir séance à l’ombre de ces arbres ténébreux étaient en capacité de résister à tous ces maux. C’est avec amusement que je retrouverais, bien des années plus tard, ces légendes dans la littérature du Moyen Age. J’apprendrais aussi, au détour de la lecture d’une revue médicale, qu’une toxine fabriquée par les feuilles et les racines du noyer, la juglone, empêche la pousse des herbes au pied de l’arbre et peut être néfaste pour la santé… On ne s’asseyait pas non plus dans les endroits humides, près des sources ou des rigoles d’écoulement des eaux que les hommes curaient soigneusement à la morte-saison. Ou encore non plus, bien sûr, trop près ni trop loin du troupeau , qui devait rester tout entier dans notre champ de vision. Idéalement on s’asseyait sur quelque pierre -il y en avait dans le pré un certain nombre- ou sur l’un des murets qui servait de clôture à un lopin de terre dédié à la culture. Quand il faisait trop chaud, on s’asseyait dans l’herbe, à l’ombre, à condition de ne pas s’éloigner du troupeau.
Plus tard, je garderais les brebis seule, sans la mémé, et c’est moi qui lui raconterais au retour la vie du troupeau et la géographie des territoires parcourus. Nous aurions de longs échanges, elle se souvenant des moindres détails des prés, des arbres et des chemins, des histoires qui les habitaient et vérifiant avec moi les changements intervenus. Elle m’écoutait attentivement, contestant parfois mes dires et moi, pourtant si têtue, je lui laissais toujours le dernier mot. C’était elle qui savait.
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