
Victor Malzac

Les arrières-arrières-grands parents de Victor Malzac : Marie Caumette (originaire de Révaliès) et Jacques Théron (de Nages)
Ce qui suit a été écrit par Victor Malzac, entré il y a deux ans à l’École Normale Supérieure (Ulm, lettres). Victor Malzac est l’arrière-petit-neveu de Gustave Théron, maire de Nages (1955-1974). Le biaïs vu à travers Platon et Aristote, ce n’est pas mal ! De plus, comme me l’a écrit un lecteur du blog : Formidable ! S’interroger sur le biaïs c’est commencer a philosopher…
Platon et Aristote ne se sont pas toujours entendus, et encore moins lorsqu’il a fallu réfléchir à la meilleure façon de mener sa vie. Si Aristote a bien sûr été élève et disciple de Platon, il a ensuite su trouver des arguments philosophiques suffisamment solides pour pouvoir pointer un certain nombre de contradictions et de limites dans les dialogues de son maître, pour mettre en faveur un principe bien connu de nous autres : le biais, qui portait alors, en grec, le nom de mètis.
C’est notamment sur les questions morales que les deux philosophes divergent, quoique disposant tous deux d’un socle commun qui est, d’une part, le présupposé eudémoniste (la morale est avant tout une façon d’accéder au Bien, c’est-à-dire au bonheur) et la mise en valeur de la notion d’effort personnel (la morale est un acte, une habitude à prendre, et non pas quelque chose de donné à la naissance).
A partir de cela, c’est ici l’Éthique à Nicomaque qui nous intéresse, dans la mesure où Aristote y propose une théorie éthique qui promeut l’usage de la mètis (que l’on peut traduire par la ruse) en plus de celui du logos (discours, raison), qui, quoique toujours important, n’est pas une forme d’intelligence suffisante pour comprendre les enjeux de la vie concrète.
Pour mieux saisir cette opposition conceptuelle entre les deux philosophes, il faut rappeler à quel point, chez un platonicien, le logos est synonyme d’intelligence morale.
Chez Platon, chacun de nous doit, s’il veut trouver son bonheur, améliorer sa façon de penser et se rapprocher le plus possible de la sagesse, par un exercice constant de sa réflexion. L’idée fondamentale de la théorie morale platonicienne est que les Idées (le Bien, le Bon, le Beau) sont des concepts abstraits et purs qui échappent à la vie concrète et au monde sensible. Dans la vie courante, on ne voit pas « le Beau », mais seulement des choses qui ont une belle apparence. Pour comprendre ce qui, dans un vêtement ou un immeuble, est véritablement beau, il faut alors exercer sa raison, pour trouver, à force d’efforts intellectuels, l’Idée du Beau cachée derrière les choses.
Or, se dégager du monde sensible nécessite tout un apprentissage, un long cheminement vers la sagesse et la raison : c’est cela qui porte, en grec, le nom de logos.
Un être moral, intelligent et heureux est donc, pour Platon, un être qui apprend à se dégager du monde sensible, pour accéder progressivement, grâce à la raison, au monde uniquement intellectuel des Idées. Le logos est la façon structurée de raisonner qui permet d’accéder à cette intelligence.
Ainsi, si nous n’interrogeons pas le fond des choses, si nous nous contentons du monde sans le questionner, nous ne saurons jamais ce qu’est le Bien et ne serons jamais véritablement heureux. Un être immoral et malheureux sera, par conséquent, un être limité dans ses choix de vie, qui ne questionne rien, qui se contentera de ce qu’il voit. C’est, par exemple, quelqu’un qui se vautre dans ses désirs sans se demander si ces désirs-là lui plaisent vraiment, ou s’ils lui font véritablement du bien sur le long terme.
Mais nous ne sommes, bien sûr, pas tous égaux devant l’apprentissage du logos. Platon distingue trois parties de l’âme : la partie désirante (désir), la partie irascible (empathie), la partie sage (intelligence) ; chacun de nous possède, en proportions plus ou moins grandes, un peu de ces trois parties, et est donc plus ou moins apte à aller loin dans la connaissance des Idées, en fonction de ce qui prédomine en soi.
Ainsi, si rien n’empêche le fait que la morale doit être toujours poursuivie par un exercice régulier de son logos, que l’on soit plutôt du côté des sages ou des gens simples, il reste évident que ce sont toujours les mêmes, à la fin, qui accèdent à la sagesse et à la morale : les gens intelligents ; comprendre, donc, les aristocrates. En effet, la racine étymologique d’aristocrate est « arètè », qui signifie l’excellence. On rappelle que, pour un platonicien, le Bien est aussi Beau et Bon ; ce qui signifie qu’un homme bien né est, fatalement, beaucoup plus propice à faire partie du cercle des « aristoi » (les excellents).
On comprend là pourquoi Platon condamne ouvertement la mètis, qui est selon lui un moyen détourné de parvenir à ses fins sans faire usage de la sagesse, lorsque l’on n’est pas quelqu’un d’excellent dans l’exercice de sa raison. Ceci est d’autant plus vrai que la mètis n’est pas l’apanage des « aristoi », mais peut se trouver, en quantité modérée, chez des gens plus simples qui ne sont pas forcément bien nés : ce sont ces gens-là que l’on appelle les « parvenus ». Maîtriser son logos, donc, serait l’apanage du sage, quand la mètis serait le moyen, pour quelqu’un de moins sage, de faire croire à son intelligence sans s’être exercé à la vertu pour autant, ce qui lui semble quelque peu douteux et peu digne de confiance.
Mais Aristote, quant à lui, interprète la mètis d’une façon plus fine, en lui redonnant toute sa valeur éthique et en cessant de la condamner, comme le fait Platon, au profit de l’intellectualisme. Aristote veut montrer qu’il ne suffit pas de savoir raisonner pour être capable de vivre de façon éthique. Le savoir et la réflexion, en plus d’être réservés à l’élite, ne suffisent pas dans la vie concrète. Il faut aussi maîtriser un certain savoir-faire, tout comme un savoir-être avec les autres, et être capable de discernement (autre synonyme de mètis), afin de reconnaître la meilleure chose à faire dans une situation délicate ou, lorsque l’on n’y arrive pas, être capable d’admettre que l’on s’est trompé.
La philosophie d’Aristote est souvent appelée « philosophie éthique » plutôt que « philosophie morale ». On y perçoit l’éthique comme une morale plus pratique et plus concrète, adaptée aux réalités de la vie, alors que la morale est généralement le lieu des principes de vie, plus abstraits et moins conformes à nos situations réelles. De plus, il faut reconnaître que dans l’éthique réside une prise en compte de la présence des autres dans la situation de la vie, quand la morale est généralement une question de rigueur et de réflexion qui n’engage que soi.
Si Aristote ne remet pas en question le fait qu’il faille travailler et faire des attitudes éthiques une habitude de vie, il fait une distinction entre la « vertu intellectuelle », qui dépend uniquement de la raison et de l’enseignement que l’on reçoit, et la « vertu éthique », qui est un effort perpétuel d’habitude et de mise en place, dans toute situation, du juste-milieu, posture la plus avantageuse et la plus propice à nous avantager et nous rendre heureux. Cette distinction met fin au problème majeur de la morale : l’inégalité de l’accès au logos. Il rend l’éthique démocratique, et montre que si tout le monde n’a pas un père philosophe ou les moyens d’accéder à une éducation de qualité, chacun de nous est, pour sa vie propre, capable en revanche de faire preuve de « ruse de l’intelligence », de souplesse, et d’adapter ses actes aux situations que nous sommes amenés à vivre, loin des livres, afin d’en tirer le meilleur.
Ceci est d’autant plus intéressant qu’Aristote insiste énormément sur l’importance de l’amitié et de la bienveillance envers autrui. Rappelons qu’on doit à Aristote cette célèbre phrase : « l’homme est avant tout un animal social » (Politique), qui doit insister sur le fait que nous ne sommes pas seuls (ce qu’avait tendance à oublier Platon) et qu’il est important, chez quelqu’un d’éthique, de savoir bien se comporter avec les gens qui nous entourent.
Un être doté de mètis est un être plus aimable aux autres, soit parce qu’il adopte une habitude de juste-milieu et de modération, soit parce qu’il est capable de reconnaître ses erreurs. Aristote met fin à la froideur de l’intellect, en donnant une valeur réelle aux relations entre les individus, et réhabilite les « rusés », capables de discernement et de s’adapter aux gens qu’ils ont en face d’eux, tout comme aux contingences de la vie de tous les jours.
Ainsi, face à un accident ou à une situation délicate, là où un être seulement doté de logos ne saura pas quoi faire, un être doté de mètis sera capable d’essayer de désamorcer la situation, en s’adaptant au contexte de l’accident ou de la situation. Ainsi, il parviendra à résoudre davantage de situations complexes ; et même s’il n’y arrivait pas, le fait d’avoir essayé d’y réfléchir et d’admettre que l’on n’avait pas la solution en main est déjà, en soi, une qualité éthique qu’Aristote salue.
Si le logos est un savoir, une raison, la mètis est donc un savoir-faire, une capacité d’adaptation aux problèmes concrets de la vie. On retrouve là toute la définition conceptuelle du biais, qui est la capacité qu’on a de pouvoir, avec habileté et stratégie, trouver des alternatives lorsque nos principes sont mis à mal, ou réussir à trouver des solutions à tous les obstacles et les problèmes concrets qui s’imposent à nous, et qu’aucun manuel de morale ne pourra nous aider à résoudre. C’est aussi une façon d’être plus humble et réaliste face aux principes que l’on ne respecte pas toujours, en admettant que l’on a parfois tort. On conclura en rappelant que le grand surnom d’Ulysse était, en grec, Ulysse « polymètis » : Ulysse avait en effet totalement compris le biaïs, et cette « multiple ruse de l’intelligence » en traduit bien la force et la nécessité dans une vie qui n’est jamais telle qu’on l’attend.